1er Dimanche de Carême, Marc 1, 12-15

Jésus tenté

Comme à son habitude, Marc va droit à l’essentiel : en quelques lignes il nous résume le baptême de Jésus, sa tentation au désert et sa première prédication, trois petits éléments qui composent une sorte de Prologue au ministère de Jésus en Galilée.

C’est évidemment l’épisode de la tentation de Jésus qui provoque le plus notre réflexion. Essayons donc ensemble, ce matin, de le comprendre en profondeur.

Le récit nous est tellement familier que les mots nous semblent presque banals. En réalité, ils sont riches d’allusions, que les premiers chrétiens repéraient facilement, nourris qu’ils étaient des anciennes écritures.

Jésus, sous l’impulsion intérieure de l’Esprit Saint, part au désert. Le désert, pour les hommes de la Bible, est par excellence un lieu ambivalent : c’est l’habitat des forces du mal, mais aussi le lieu où l’on se retire pour prier ; c’est le lieu des grandes rencontres et des grandes solitudes, et, pour Israël, c’était le lieu de la fidélité, et le lieu de la trahison, donc le cadre rêvé pour des tentations !

Jésus y demeure quarante jours. Là encore, le chiffre a une portée symbolique. Il renvoie aux quarante années de la marche au désert, quarante ans d’épreuves pour le peuple de Dieu avant l’arrivée face à la Terre promise.

Quant à la mention des bêtes sauvages, ou peut la comprendre à plusieurs niveaux : leur présence évoque d’abord la désolation du désert, et l’ Ancien Testament les associe volontiers aux puissances du mal (Ps 22,11-21 ; Ez 34,5.8.25). Mais la Bible parle parfois de la bonne entente de l’homme avec les bêtes sauvages pour annoncer le retour d’une paix paradisiaque, une totale harmonie de l’homme avec la création, liée à la venue du Messie. Si Jésus dans le désert vit en paix avec les bêtes sauvages, c’est le signe qu’avec lui nous entrons dans la réconciliation universelle annoncée pour les derniers temps.

Ainsi la paix arrive dans le désert en même temps que Jésus , mais c’est parce que Jésus lui-même vit intensément dans la paix de son Père, d’où les Anges qui viennent le servir. On croirait presque que saint Marc reprend le Ps 91, un psaume qui chante la confiance du Juste : « Tu as Dieu pour abri, le mal ne t’atteindra pas, car à ses Anges il commandera de te garder dans toutes tes démarches. Tu fouleras aux pieds le léopard … tu écraseras le lionceau ».

Saint Marc nous donne donc de la tentation de Jésus une image très sereine : rien n’a troublé le calme du Christ, il a affronté le Satan avec l’assurance du Fils de Dieu, avec la maîtrise du Messie que le mal n’effleure pas ; il est sorti victorieux de l’épreuve, et déjà, autour de lui, le monde réconcilié s’apaise.

Mais en quoi a consisté la tentation pour Jésus ?

La réponse à cette question, nous ne la trouvons pas chez Marc, qui probablement ne connaissait qu’un récit fort court. Il faut aller la chercher dans l’Évangile de saint Matthieu ou dans celui de saint Luc.

Pour saint Matthieu, trois tentations se succèdent, et à chaque fois le Satan attaque sur le même point précis : la manière dont Jésus veut conduire sa mission. La volonté du Père, clairement manifestée lors du baptême de Jésus, c’est que Jésus reprenne à son compte le destin et la mission du mystérieux Serviteur, annoncé par Isaïe, et qui sauve son peuple par ses souffrances et sa mort. Le Satan va essayer par trois fois de l’en détourner, en lui suggérant trois chemins vers le pouvoir, vers un messianisme temporel.

« Si tu es Fils de Dieu , ordonne que ces pierres deviennent des pains ! » C’est le messianisme de l’abondance, le succès assuré par des distributions. Jésus comblerait des désirs immédiats, mais le pain cesserait d’être le fruit du travail des hommes, et les hommes, par là, perdraient leur dignité.

« Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas de la Tour du Temple ! » Ce serait le messianisme du prestige ; chacun toucherait du doigt que Dieu est avec Jésus ; le doute ne serait plus permis. Chacun serait forcé de se rendre à l’évidence : Jésus aurait forcé la main du Père !

« Tous les royaumes, je te les donne, si tu te prosternes et m’adores ! » Ce serait le messianisme politique, celui du pouvoir et de la domination ; Le Règne de Dieu s’instaurerait à coup de conquêtes et de planifications.

Mais Jésus, Serviteur du Père, a une tout autre idée de l’efficacité :

  • même s’il nourrit parfois la foule, il sait que le pain ne suffit pas au bonheur de l’homme s’il ne garde pas faim de la parole de Dieu ;
  • même s’il opère des miracles, il ne veut pas mettre la puissance du Père à son profit ;
  • même s’il est le Maître, il est venu avant tout pour servir.

Nous voilà donc fixés, par saint Matthieu, sur le contenu des tentations. Mais immédiatement une autre interrogation, plus fondamentale encore, se présente à notre esprit : pour Jésus, s’agissait-il de vraies tentations ?

Vrai homme, il avait une sensibilité, tout comme nous ; mais, Fils de Dieu, pouvait-il être visité par le mal ? Ici notre foi nous invite à n’avancer qu’avec prudence, sous peine de réduire indûment et naïvement le mystère de Jésus . Comprendre à fond la psychologie de Jésus, la vie intérieure de Jésus, ce serait avoir l’intelligence de Dieu lui-même. Il faut donc nous résoudre à balbutier, sans pour autant cesser de nous émerveiller.

Une chose est claire, c’est qu’il n’y a jamais eu en Jésus, ni dans son intelligence ni dans son affectivité, la moindre connivence avec le mal. Rien, en Jésus, de cet égoïsme subtil, de cette soif de jouissance ou de cette agressivité que nous repérons en nous-mêmes dès que nous laissons entrer la lumière de l’Évangile. « Qui de vous me convaincra de péché ? », disait Jésus, et personne, là-dessus, ne l’a contesté.

Mais hormis le péché et le trouble du péché, Jésus a tout pris de notre humanité, et sur un point, en particulier, il réagissait comme tout homme normal : Jésus ne pouvait aimer la souffrance, ni pour les autres ni pour lui-même ; Jésus ne pouvait aimer l’échec. Il a souffert d’être contesté, d’être calomnié, lui, le Messie, lui, l’Envoyé de Dieu ; il a souffert de trouver si peu de foi et de confiance chez les hommes et les femmes qui l’approchaient. Quand il vu que sa mission débouchait finalement sur le rejet et sur la mort, il est passé par un long moment d’angoisse humaine, et la prière qui lui est venue aux lèvres, c’est le cri du psalmiste :"Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?" Bien sûr, la réponse filiale fut immédiate – car Jésus restait, jusque dans l’angoisse, le Fils de Dieu ; mais la question s’est posée, et c’est en ce sens qu’on peut parler, pour Jésus, de l’épreuve et de la tentation.

C’est en ce sens, aussi, que les trois réponses de Jésus au Satan sont pour nous exemplaires, car la grande tentation qui traverse aujourd’hui l’Église, c’est de fausser le messianisme de Jésus. Parfois nous voudrions être plus lucides que Dieu sur ce qui convient pour le salut du monde. C’est alors que nous tentons de récupérer le Christ ou l’Évangile, pour les annexer à notre projet humain d’abondance, de prestige ou de puissance. Volontiers nous gommerions de l’Évangile tout ce qui est service et rédemption par la Croix. Volontiers nous ferions nous-mêmes l’économie d’une destinée de serviteur. Volontiers nous ouvririons une grande parenthèse pour y mettre le plan de Dieu. Mais Jésus, qui nous aime tous, est réaliste ; il sait que notre histoire, collective et personnelle, est faite de misères et d’espérances, de chutes et de conversions ; il sait que le chemin de la vie passe par l’effort. Et c’est pourquoi, aujourd’hui, il nous ramène au désert.

Nous ne sommes pas le Messie, mais nous sommes le peuple du Messie, sa communauté vivante, et c’est pourquoi les épreuves de Jésus Messie et sa victoire ont pour nous valeur exemplaire. Jésus a connu l’épreuve dans le désert aussitôt après son baptême, et aussitôt l’Esprit l’a entraîné au désert. De même ceux qui ont été baptisés au nom de Jésus Christ (Messie) doivent être prêts à affronter l’épreuve, pour faire la preuve de leur foi et de leur espérance.

Chaque année le Carême nous fait revivre notre baptême , nous fait ratifier en adultes notre baptême ; chaque année aussi le Carême nous rappelle l’exigence du combat chrétien, et nous ramène au désert avec le Christ.

Tout cela ne fait qu’un, et l’impact de notre témoignage dans le monde dépend de cette authenticité de notre réponse à Dieu, car seuls des hommes libres peuvent libérer les autres. Si le Fils nous libère, nous serons vraiment libres. Nous qui voulons accomplir l’œuvre du Seigneur, le Carême nous est donné pour rencontrer le Seigneur de toute œuvre.

fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.

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