25e Dimanche T.O. -C-

Les deux maîtres

Par son Évangile, Jésus aujourd’hui veut mettre à nu deux racines de notre tristesse. Les saisons se suivent, les fêtes s’estompent, les années passent, et ce qui reste de tout cela en notre cœur, c’est souvent la tristesse d’avoir changé de maître.

Nous avons commencé une existence de serviteurs ou de servantes, « les yeux fixés sur la main de notre Maître » (Ps 123,2) , prêts à devancer le moindre de ses appels, le moindre de ses gestes, et nous découvrons avec peine, au bout de quelques années, que nous sommes en train de redevenir propriétaires de notre vie, de notre temps, de notre action, que notre cœur est habité par un projet trop humain, à peine coloré d’intentions apostoliques.

De nouveau nous sommes les maîtres à bord, comme si nous avions barre sur le temps, sur la mort, sur le destin de l’Église et sur le nôtre. La part du vrai Maître s’amenuise. On le délaisse, puis on le craint, puis on le fuit. Il est là, pourtant, mais comme un compagnon oublié ; et c’est cela qui nous rend tristes : de vivre en étrangers avec Celui qui nous aime.

L’autre cause de tristesse, c’est que nous laissons s’encombrer l’espace de notre amour.

Il nous faut de plus en plus les nourritures terrestres. Tous les ans nous reculons les limites de l’indispensable, et la fleur des champs se rend de plus en plus chez la couturière.

Même quand nous avons gardé une vraie liberté par rapport aux choses, nous nous tourmentons encore pour demain : demain, comment vivrons-nous ? quels seront notre style, notre audience, notre réussite com-munautaire ? Nous oublions le rythme de la création : « Il y eut un soir, il eut un matin », qui est aussi le rythme de la rédemption : « Il y a un matin, puis un soir, et à chaque jour suffit sa peine ». Nous perdons de vue que la fidélité se vit au quotidien. C’est chaque jour, en effet, que grandit le Royaume, et c’est Dieu qui sait comment assurer sa croissance. C’est chaque jour que nous est offerte la « justice », au sens des Psaumes, c’est-à-dire la possibilité de nous a-juster au dessein d’amour du Père et une chance toute neuve d’aimer Dieu et d’être aimé de lui.

Dieu notre Père permet parfois que pour un temps nous connaissions « des faiblesses, des contraintes, des situations angoissantes », mais il nous demande de « les accepter de grand cœur pour le Christ » (2 Co 12,5-10).

Nous voudrions écarter de notre route l’incertitude de l’avenir, l’insécurité du présent ; nous voudrions nous sentir libres comme des êtres sans passé. Mais chaque fois que nous supplions Dieu de nous ôter ces échardes, il nous répond, avec infiniment de tendresse et d’assurance : « Ma grâce te suffit : je suis là ; que veux-tu de plus ? Si tu achoppes à ta faiblesse, ouvre-toi à ma puissance : elle donnera en toi toute sa mesure ».

Et la merveille de son amour paternel, c’est qu’instantanément, même après des mois ou des années d’oubli ou d’à peu près, le dialogue peut reprendre au niveau de notre pauvreté, à cette profondeur où seul le pardon de Jésus peut venir nous chercher.

C’est alors que de nouveau l’Esprit Saint en nous crie vraiment : « Abba, Père » et intercède pour nous par une plainte sans mots. C’est alors aussi que nous réentendons les paroles secrètes, non pas sans doute les paroles du « troisième ciel » que seul Paul a perçues, mais les premières paroles de notre premier désert, quand Dieu nous parlait au cœur pour nous convertir et nous attacher à lui pour toujours.

À ces moments nous commençons à comprendre filialement, pauvrement, « les grandes choses » que Dieu a pu réaliser dans le cœur de Marie de Nazareth, la toute livrée, la toute vouée ; et nous pressentons avec admiration ce qu’a pu être l’extraordinaire limpidité du cœur de notre Mère, attentive, sans aucune crispation, aimante, sans aucune adhérence captative, ardente dans l’espérance, mais doucement soumise à l’aujourd’hui de Dieu.

Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.

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