25e Dimanche T.O. ; Mt 20,1-13

Les ouvriers de la onzième heure

Si nous nous étions trouvés dans la file des journaliers qui ce soir-là, attendaient leur salaire, nous aurions sûrement grogné – et moi tout le premier :« Regardez-moi ces resquilleurs ! Ils sont arrivés les derniers à la vigne, et ils sont payés les premiers ! »

Nous aurions probablement été blessés dans nos convictions égalitaires :« Ces derniers venus n’ont travaillé qu’une heure, et tu les traites comme nous, qui avons porté le poids du jour et la chaleur ! »

Remarquons cependant que le maître de la vigne n’entend pas le moins du monde donner une prime à la paresse. Relisons la parabole :« Vers la onzième heure (cinq heures de l’après midi) il sortit encore, en trouva d’autres qui se tenaient là, et leur dit :’Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour sans travailler’ ? » Le ton est sévère, mais le maître de la vigne se radoucit aussitôt quand il entend la réponse de ces hommes :« C’est que personne ne nous a embauchés » …« Nous sommes des chômeurs »…Tout est là ; et dès lors on comprend le réflexe du maître de la vigne. Il s’est dit :« Dans une heure, ces hommes-là vont retourner chez eux. Comment feront-ils pour nourrir femme et enfants ? Ils sont chômeurs, et ce n’est pas de leur faute. Puisque je peux compenser leur malheur, je vais le faire ! »

Voilà pourquoi les ouvriers de la onzième heure reçoivent un denier comme tous les autres. Là où l’on serait tenté de voir une injustice, il n’y a donc qu’une charité courageuse, qui brave les critiques et l’incompréhension.

À vrai dire, la parabole souligne exprès l’apparente injustice. Il est évident que beaucoup d’employeurs, dans les mêmes circonstances, auraient agi avec le maximum de discrétion, et qu’ils auraient payé les ouvriers de la onzième heure après avoir réglé tous les autres.

Si Jésus, volontairement, glisse dans sa parabole une pointe d’exagération, c’est parce qu’il veut ébranler nos habitudes de tout peser, de tout compter, de tout ramener à une question de quantité. C’est comme si Jésus, une fois de plus, venait nous dire :« Dieu n’est pas comme cela ! Dieu ne réagit pas comme vous l’imaginez ! » Dieu est celui qui donne sans calcul, simplement parce qu’il est l’Amour.

Comme ce réflexe du cœur de Dieu pourrait assainir notre vie de foyer, notre vie familiale ou notre attitude en communauté ! Même dans les meilleures fraternités, il reste entre les sœurs du non-dit, du non-exprimé. On pardonne beaucoup de choses aux autres sœurs, beaucoup de jugements hâtifs ou de paroles trop vives ; mais on leur pardonne plus difficilement de ne pas porter « toute leur part » du poids du jour et de la chaleur, de ne pas être sur la brèche autant que les autres sœurs. C’est le réflexe de Marthe, accaparée par les soins du service, et qui en ajoute sans se rendre compte :« Seigneur, cela ne te fait vraiment rien que ma sœur me laisse travailler toute seule ? »

Jésus nous répond, dans sa parabole :« Ne compare pas, sinon tu seras paralysée dans ton effort. Ne regarde pas ce que fait ta sœur, mais l’amour que tu veux me donner. Dis-toi que c’est une chance et une grâce, et une joie déjà totale, que de pouvoir servir jusqu’au bout de tes forces et au-delà. Si tu es triste en songeant au peu que fait ta sœur, c’est que tu ne me sers pas encore en pure gratuité. »

Dieu, le Maître, notre Père, qui parle dans la parabole, nous ramène devant nos propres limites :"Sais-tu vraiment ce que ta sœur doit porter ? Connais-tu son histoire ? ses richesses ? son désarroi ? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ? parce que je veux lui assurer, à elle aussi, le denier de la vie éternelle ?

Tu travailles pour moi, que veux-tu de plus ? Tant que tu en seras encore à compter, tu resteras frustrée, et souvent malheureuse. Du jour où tu ne compteras plus, tes mains seront toujours pleines, pleines de richesses à partager.

Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.

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