26e Dimanche T.O. ; Philippien 2, 1-11

Le passage de l’épître aux Philippiens que nous venons d’entendre est certainement l’un des textes fondamentaux du Nouveau Testament. Depuis près de vingt siècles, tous les chrétiens désireux de vivre selon l’Evangile l’ont patiemment médité et chanté dans leurs liturgies. Ce texte est un des témoignages les plus impressionnants sur le secret de la personne de Jésus. En quelques mots, tout y est dit sur l’évènement le plus extraordinaire de l’histoire de l’humanité : la venue de Dieu sur terre sous les traits d’un homme ordinaire, Jésus de Nazareth.

Ce qu’il y a de surprenant à la première lecture du texte, c’est que Paul lie le mystère de l’incarnation à la difficulté pour la communauté chrétienne à vivre dans l’unité. Il commence sa méditation du mystère de Jésus par une invitation : « Que chacun estime les autres plus grands que soi ». Il appuie cette demande par une exhortation plus vigoureuse que d’habitude : « je vous en conjure par tout ce qu’il peut y avoir d’appel pressant dans le Christ, de persuasion dans l’Amour, de communion dans l’Esprit Saint ». Si Paul insiste tant, c’est que ce qu’il demande a une importance primordiale : l’unité dans la communauté chrétienne. Et le seul remède que Paul propose contre les divisions, c’est l’humilité profonde par laquelle on s’efface devant le frère.

A contrario, ce qui détruit le plus la communauté, c’est notre désir de puissance par lequel on tente d’imposer ses idées, sa manière de faire et de penser. Ce qui empêche de construire la véritable fraternité, ce ne sont pas nos imperfections, nos faiblesses et nos fautes, mais notre désir d’imposer aux autres notre idéal de perfection. Car le fondement de notre communauté chrétienne, ce n’est pas la somme de nos bonnes volontés, mais la grâce de Dieu Notre Père offerte en Jésus-Christ. La chance du pécheur, oui la chance que nous avons d’être pécheur et même la chance que nous avons de nous blesser mutuellement par nos fautes, cette chance, c’est de vivre du pardon. Si nous étions parfaits, nous vivrions de notre propre justice. Cette illusion de la perfection est meurtrière pour nos relations humaines, car elle est impossible à réaliser. Et cette illusion de la perfection nous fait manquer à l’attitude fondamentale du Chrétien, du disciple de Jésus, comme nous le rappelle St Paul : « Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus ».

Notre vie en communauté humaine, familiale ou religieuse, notre expérience en relation humaine, nous fait découvrir que nous ne pouvons pas vivre ensemble sans pardon mutuel. Et c’est une vraie chance que de vivre dans cette imperfection qui nous oblige à apprendre à pardonner pour continuer notre chemin ensemble. L’unité de nos familles et de nos communautés ne se réalise pas d’abord dans la réussite humaine de nos projets, de nos idéaux, mais par le pardon donné et reçu. Ce chemin du pardon est celui qui nous fait le plus participer au mystère de la personne de Jésus « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave (…) ». Dans le pardon que j’accorde, je ne retiens pas mon droit d’être respecté dans ma dignité qui a été blessée par mon frère, mon époux ou mon ami. Si notre Père des cieux nous invite à cet abaissement du pardon, c’est que lui-même l’a vécu en son Fils. L’humilité nécessaire pour vivre et développer nos relations humaines s’enracinent dans l’humilité de Dieu qui nous accorde de vivre avec lui. Pour réussir notre vie familiale et communautaire, il n’y a pas d’autres solutions que d’avoir entre nous les mêmes dispositions qui sont dans le Christ Jésus. En prenant la condition de serviteur, le Seigneur nous a montré que celui qui se met à genoux, ce n’est pas celui qui demande pardon, mais celui qui pardonne. Pour réaliser entre nous la perfection de l’amour, il n’y a pas d’autre chemin que celui de Jésus : l’humilité qui permet de pardonner. Le pardon demande de savoir rejoindre celui qui nous a blessé pour le relever de sa faute, comme le Christ Jésus est venu nous chercher.

Ainsi l’imperfection humaine devient le chemin de la perfection de l’amour, par le don gratuit du pardon. Tandis que la perfection humaine est le lieu de la rigueur injuste. Nous devons irrémédiablement renoncer dans nos relations, à l’obscur désir qui nous fait vouloir toujours plus, toujours mieux des autres. La fraternité chrétienne et, même plus largement, tout amour, n’est pas d’abord un idéal humain à réaliser coûte que coûte, mais une réalité donnée par Dieu. C’est une grâce dans notre chemin de croissance spirituelle et psychologique que de briser nos rêves idéaux pour accéder à l’amour authentique. Nos rêveries de perfections humaines font souvent de nous des êtres dur et prétentieux. Car nous exigeons l’impossible des autres, de Dieu et de nous-même. Au nom de notre idéal irréalisable, nous posons à nos frères et à nos amis des conditions trop dures, et nous nous érigeons en juge sur nos frères.

Il en va tout autrement quand nous avons compris que Dieu a posé le seul fondement de l’amour authentique : Jésus qui révèle les conditions de notre réussite. J’aime en acceptant de suivre, comme Jésus, le chemin d’un abaissement pour rejoindre l’autre dans sa pauvreté où il a besoin de mon pardon pour continuer à vivre. Nous construisons une véritable communauté d’amour quand nous acceptons de vivre avec une sœur, un frère faillible, imparfait, pécheur comme moi. Ensemble nous partageons non pas d’abord un idéal de perfection, mais le pardon reçu et donné. Nous demeurons ensemble non pas parce que nous réussissons notre projet de vie, mais parce que nous dépendons tous les deux de la grâce du pardon. La faute qui blesse la communion entre nous doit d’abord être le lieu où nous vivons ensemble du pardon donné et reçu. Nous nous reconnaissons frères et sœurs, non parce que nous nous choisissons, mais parce que tous nous vivons par la grâce de Dieu, son amour miséricordieux, nous sommes tous pécheurs pardonnés.

Le moment où se produit une grande déception, dans notre vie de couple ou de communauté, peut être pour nous le moment vraiment salutaire. Car cette heure nous fait comprendre que nous ne pouvons absolument pas compter pour vivre ensemble sur nos propres paroles, sur nos propres actions, mais uniquement sur la Parole et sur l’Action du Christ en nos cœurs et qui nous lient les uns aux autres. L’amour authentique est au prix de cette déception, car la perfection humaine fait de nous des êtres durs et exigeants, tandis que la chance du pécheur est de connaître la gratuité de l’amour.

Fr. Antoine-Marie Leduc, o.c.d.

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