Aux Buissonnets (13r°-25v°)

Comme je l’ai dit plus haut, c’est à partir de cette époque de ma vie qu’il me fallut entrer dans la seconde période de mon existence, la plus douloureuse des trois, surtout depuis l’entrée au Carmel de celle que j’avais choisie pour ma seconde « Maman. » Cette période s’étend depuis l’age de quatre ans et demi jusqu’à celui de ma quatorzième année, époque où je retrouvai mon caractère d’enfant tout en entrant dans le sérieux de la vie.

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I - L’intimité de la famille

Il faut vous dire, ma Mère, qu’à partir de la mort de Maman, mon heureux caractère changea complètement ; moi si vive, si expansive, je devins timide et douce, sensible à l’excès. Un regard suffisait pour me faire fondre en larmes, il fallait que personne ne s’occupât de moi pour que je sois contente, je ne pouvais pas souffrir la compagnie de personnes étrangères et ne retrouvais ma gaieté que dans l’intimité de la famille… Cependant je continuais à être entourée de la tendresse la plus délicate. Le cœur si tendre de Papa avait joint à l’amour qu’il possédait déjà un amour vraiment maternel !… Vous, ma Mère, et Marie n’étiez-vous pas pour moi les mères les plus tendres, les plus désintéressées ? Ah ! si le Bon Dieu n’avait pas prodigué ses bienfaisants rayons à sa petite fleur, jamais elle n’aurait pu s’acclimater à la terre, elle était encore trop faible pour supporter les pluies et les orages, il lui fallait de la chaleur, une douce rosée et des brises printanières ; jamais elle ne manqua de [13v°] tous ces bienfaits, Jésus les lui fit trouver, même sous la neige de l’épreuve !

Je ne ressentis aucun chagrin en quittant Alençon. Les enfants aiment le changement et ce fut avec plaisir que je vins à Lisieux. Je me souviens du voyage, de l’arrivée le soir chez ma tante, je vois encore Jeanne et Marie nous attendant à la porte… J’étais bien heureuse d’avoir des petites cousines si gentilles, je les aimais beaucoup ainsi que ma tante et surtout mon oncle, seulement il me faisait peur et je n’étais pas mon aise chez lui comme aux Buissonnets, c’est là que ma vie était véritablement heureuse…

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II - La vie quotidienne

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1) L’école à la maison

Dès le matin vous veniez auprès de moi, me demandant si j’avais donné mon cœur au bon Dieu, ensuite vous m’habilliez en me parlant de Lui et puis, à vos côtés, je faisais ma prière. Après venait la leçon de lecture, le premier mot que je pus lire seule fut celui-ci : « Cieux. » Ma chère marraine se chargea des leçons d’écriture et vous, ma Mère, de toutes les autres ; je n’avais pas une très grande facilité pour apprendre mais j’avais beaucoup de mémoire. Le catéchisme et surtout l’histoire sainte avaient mes préférences, je les étudiais avec joie, mais la grammaire a fait souvent couler mes larmes… Rappelez-vous le masculin et le féminin !

Aussitôt que ma classe était finie, je montais au belvédère portant ma rosette et ma note à papa. Que j’étais heureuse quand je pouvais lui dire : J’ai cinq sans exception, c’est Pauline qui l’a dit la première…" Car lorsque je vous demandais si j’avais cinq sans exception et que vous me disiez oui, c’était à mes yeux un degré de moins ; vous me donniez aussi des bons points, quand j’en avais amassé un certain nombre, j’avais une récompense et un jour de congé. Je me rappelle que ces jours-là [14r°] me semblaient bien plus longs que les autres, ce qui vous faisait plaisir puisque cela montrait que je n’aimais pas à rester sans rien faire.

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2) Promenades avec Monsieur Martin

Toutes les après-midi, j’allais faire une petite promenade avec papa ; nous faisions ensemble notre visite au Saint-Sacrement, visitant chaque jour une nouvelle église, c’est ainsi que j’entrai pour la première fois dans la chapelle du Carmel, papa me montra la grille du chœur, me disant que derrière étaient des religieuses. J’étais bien loin de me douter que neuf ans plus tard je serais parmi elles !…

Après la promenade (pendant laquelle papa m’achetait toujours un petit cadeau d’un ou deux sous) je rentrais à la maison ; alors je faisais mes devoirs, puis tout le reste du temps, je restais à sautiller dans le jardin autour de papa, car je ne savais pas jouer à la poupée. C’était une grande joie pour moi de préparer des tisanes avec des petites graines et des écorces d’arbres que je trouvais par terre, je les portais ensuite à papa dans une jolie petite tasse, ce pauvre petit père quittait son ouvrage et puis en souriant il faisait semblant de boire. Avant de me rendre la tasse il me demandait (comme à la dérobée) s’il fallait en jeter le contenu ; quelquefois je disais oui, mais plus souvent je remportais ma précieuse tisane, voulant la faire servir plusieurs fois… j’aimais à cultiver mes petites fleurs dans le jardin que Papa m’avait donné ; je m’amusais à dresser de petits autels dans l’enfoncement qui se trouvait au milieu dans le mur ; quand j’avais fini, Je courais vers Papa et l’entraînant je lui disais de bien fermer les yeux et de ne les ouvrir qu’au moment où je lui dirais de le faire, il faisait tout ce que je voulais et se laissait conduire devant mon petit jardin, alors je criais : « Papa ouvre les yeux : » Il les ouvrait [14v°] et s’extasiait pour me faire plaisir, admirant ce que je croyais être un chef d’œuvre !… Je ne finirais pas si je voulais raconter mille petits traits de ce genre qui se pressent en foule dans ma mémoire… Ah ! comment pourrai-je redire toutes les tendresses que « Papa » prodiguait à sa petite reine ? Il est des choses que le cœur sent, mais que la parole et même la pensée ne peuvent arriver à rendre…

Ils étaient pour moi de beaux jours, ceux où mon « roi chéri » m’emmenait à la pêche avec lui, j’aimais tant la campagne, les fleurs et les oiseaux ! Quelquefois j’essayais de pêcher avec ma petite ligne, mais je préférais aller m’asseoir seule sur l’herbe fleurie, alors mes pensées étaient bien profondes et sans savoir ce que c’était (que) de méditer, mon âme se plongeait dans une réelle oraison… J’écoutais les bruits lointains… Le murmure du vent et même la musique indécise des soldats dont le son arrivait jusqu’à moi mélancolisaient doucement mon cœur… La terre me semblait un lieu d’exil et je rêvais le Ciel… L’après-midi passait vite, bientôt il fallait rentrer aux Buissonnets, mais avant de partir je prenais la collation que j’avais apportée dans mon petit panier ; la belle tartine de confitures que vous m’aviez préparée avait changé d’aspect et au lieu de sa vive couleur je ne voyais plus qu’une légère teinte rose, toute vieillie et rentrée… alors la terre me semblait encore plus triste et je comprenais qu’au Ciel seulement la joie serait sans nuages… A propos de nuages, je me souviens qu’un jour le beau Ciel bleu de la campagne s’en couvrit et que bientôt l’orage se mit à gronder, les éclairs sillonnaient les nuages sombres et je vis à quelque distance tomber le tonnerre ; loin d’en être effrayée, j’étais ravie, il me semblait que le Bon Dieu [15r°] était si près de moi !… Papa n’était pas tout à fait aussi content que sa petite reine, non que l’orage lui fît peur, mais l’herbe et les grandes pâquerettes (qui étaient plus hautes que moi) étincelaient de pierres précieuses, il nous fallait traverser plusieurs prairies avant de trouver une route et mon petit père chéri, craignant que les diamants mouillent sa petite fille, la prit malgré son bagage de lignes et l’emporta sur son dos.

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3) L’aumône à un pauvre

Pendant les promenades que je faisais avec papa, il aimait à me faire porter l’aumône aux pauvres que nous rencontrions ; un jour nous en vîmes un qui se traînait péniblement sur des béquilles, je m’approchai pour lui donner un sou, mais ne se trouvant pas assez pauvre pour recevoir l’aumône, il me regarda en souriant tristement et refusa de prendre ce que je lui offrais. Je ne puis dire ce qui se passa dans mon cœur, j’aurais voulu le consoler, le soulager ; au lieu de cela je pensais lui avoir fait de la peine, sans doute le pauvre malade devina ma pensée, car je le vis se détourner et me sourire. Papa venait de m’acheter un gâteau, j’avais bien envie de le lui donner mais je n’osai pas, cependant je voulais lui donner quelque chose qu’il ne puisse me refuser, car je sentais pour lui une sympathie très grande, alors je me rappelai avoir entendu dire que le jour de la première communion on obtenait tout ce qu’on demandait cette pensée me consola et bien que je n’eusse encore que six ans, je me dis : « Je prierai pour mon pauvre le jour de ma première communion. » Je tins ma promesse cinq ans plus tard et j’espère que le bon Dieu exauça la prière qu’Il m’avait inspirée de Lui adresser pour un de ses membres souffrants…

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4) Relations avec Victoire

[15v°] J’aimais beaucoup le Bon Dieu et je lui donnais bien souvent mon cœur en me servant de la petite formule que maman m’avait apprise, cependant un jour ou plutôt un soir du beau mois de Mai je fis une faute qui vaut bien la peine d’être rapportée, elle me donna un grand sujet de m’humilier et je crois en avoir eu la contrition parfaite. Étant trop petite pour aller au mois de Marie je restais avec Victoire et faisais avec elle mes dévotions devant mon petit mois de Marie que j’arrangeais à ma façon ; tout était si petit : chandeliers et pots de fleurs que deux allumettes-bougies l’éclairaient parfaitement ; quelquefois Victoire me faisait la surprise de me donner deux petits bouts de rat-de-cave mais c’était rare. Un soir tout était prêt pour nous mettre en prière, je lui dis « Victoire, voulez-vous commencer le souvenez-vous je vais allumer. » Elle fit semblant de commencer, mais elle ne dit rien et me regarda en riant ; moi qui voyais mes précieuses allumettes se consumer rapidement, je la suppliai de faire la prière, elle continua de se taire ; alors me levant, je me mis à lui dire bien haut qu’elle était méchante, et sortant de ma douceur habituelle, je frappai du pied de toutes mes forces… Cette pauvre Victoire n’avait plus envie de rire, elle me regarda avec étonnement et me montra du rat-de-cave qu’elle m’avait apporté… après avoir répandu des larmes de colère, je versai des larmes d’un sincère repentir ayant le ferme propos de ne plus jamais recommencer !…

Une autre fois il m’arriva une autre aventure avec Victoire mais de celle-ci je n’eus aucun repentir, car je gardai parfaitement mon calme. Je voulais avoir un encrier qui se trouvait sur la cheminée de la cuisine ; étant trop petite pour le prendre, je demandai bien gentiment à Victoire de [16r°] me le donner, mais elle refusa me disant de monter sur une chaise. Je pris une chaise sans rien dire, mais en pensant qu’elle n’était pas aimable ; voulant le lui faire sentir, je cherchai dans ma petite tête ce qui m’offensait le plus, elle m’appelait souvent quand elle était ennuyée de moi : « petite mioche », ce qui m’amusait beaucoup. Alors avant de sauter au bas de ma chaise, je me détournai avec dignité et je lui dis : « Victoire, vous êtes une mioche » Puis je me sauvai, la laissant méditer la profonde parole que je venais de lui adresser… Le résultat ne se fit pas attendre, bientôt je l’entendis qui criait : « M’amzelle Mari… Thérasse vient d’me dire que j’suis une mioche ! » Marie vint et me fit demander pardon, mais je le fis sans contrition, trouvant que puisque Victoire n’avait pas voulu allonger son grand bras me rendre un petit service elle, méritait le titre de mioche. Cependant elle m’aimait beaucoup et je l’aimais bien aussi ; un jour elle me tira d’un grand péril où j’étais tombée par ma faute. Victoire repassait ayant à côté d’elle un seau avec de l’eau dedans, moi je la regardais en me balançant (comme à mon habitude) sur une chaise, tout à coup la chaise me manque et je tombe, non pas par terre, mais dans le fond du seau !… Mes pieds touchaient ma tête et je remplissais le seau comme un petit poulet remplit son œuf !… Cette pauvre Victoire me regardait avec une surprise extrême, n’ayant jamais vu pareille chose. J’avais bien envie de sortir au plus tôt de mon seau, mais impossible, ma prison était si juste que je ne pouvais pas faire un mouvement. Avec un peu de peine elle me sauva de mon grand péril, mais non pas ma robe et tout le reste qu’elle fut obligée de me changer, car j’étais trempée comme une soupe. Une autre fois je tombai dans la cheminée, heureusement le feu n’était [16v°] pas allumé. Victoire n’eut que le mal de me relever et de secouer la cendre dont j’étais remplie. C’était le mercredi, alors que vous étiez au chant avec Marie, que toutes ces aventures m’arrivaient.

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III - La première confession

Ce fut aussi un mercredi que Monsieur Ducellier vint pour faire une visite. Victoire lui ayant dit qu’il n’y avait personne à la maison que la petite Thérèse, il entra dans la cuisine pour me voir et regarda mes devoirs ; j’étais bien fière de recevoir mon confesseur, car peu de temps avant je m’étais confessée pour la première fois. Quel doux souvenir pour moi !… O ma Mère chérie ! avec quel soin ne m’aviez-vous pas préparée me disant que ce n’était pas à un homme, mais au Bon Dieu, que j’allais dire mes péchés ; j’en étais vraiment bien convaincue aussi je fis ma confession avec un grand esprit de foi et même je vous demandai s’il ne fallait pas dire à Monsieur Ducellier que je l’aimais de tout mon cœur puisque c’était au Bon Dieu que j’allais parler en sa personne…

Bien instruite de tout ce que je devais dire et faire, j’entrai dans le confessionnal et me mis à genoux, mais en ouvrant le guichet Monsieur Ducellier ne vit personne, j’étais si petite que ma tête se trouvait sous la banquette où l’on s’appuie les mains, alors il me dit de rester debout ; obéissant aussitôt, je me levai et me tournant juste en face de lui pour bien le voir, je fis ma confession comme une grande fille et je reçus sa bénédiction avec une grande dévotion, car vous m’aviez dit qu’à ce moment les larmes du Petit Jésus allaient purifier mon âme. Je me souviens que la première exhortation qui me fut adressée m’invita surtout à la dévotion envers la Sainte Vierge et je me promis de redoubler de tendresse pour elle. En sortant du confessionnal, j’étais si contente et si légère que jamais je n’avais senti autant de joie dans mon [17r°] âme. Depuis je retournai me confesser à toutes les grandes fêtes et c’était une vraie joie pour moi à chaque fois que j’y allais.

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IV - Le Dimanche

Les fêtes !… ah ! que ce mot rappelle de souvenirs !… Les fêtes, je les aimais tant !… Vous saviez si bien m’expliquer ma Mère chérie, tous les mystères cachés sous chacune d’elles que c’étaient vraiment pour moi des jours du Ciel. J’aimais surtout les processions du Saint-Sacrement, quelle joie de semer des fleurs sous les pas du Bon Dieu… mais avant de les y laisser tomber je les lançais le plus haut que je pouvais et je n’étais jamais aussi heureuse qu’en voyant mes roses effeuillées toucher l’ostensoir sacré…

Les fêtes ! ah ! si les grandes étaient rares, chaque semaine en ramenait une bien chère à mon cœur : « Le Dimanche ! Quelle journée que celle du Dimanche !… C’était la fête du Bon Dieu, la fête du repos. D’abord je restais dans le dodo plus longtemps que les autres jours et puis maman Pauline gâtait sa petite fille, lui apportant son chocolat dans son dodo, ensuite elle l’habillait comme une petite reine… Marraine venait friser filleule qui n’était pas toujours gentille quand on lui tirait les cheveux, mais ensuite elle était bien contente d’aller prendre la main de son Roi qui, ce jour-là, l’embrassait encore plus tendrement qu’à l’ordinaire, puis toute la famille partait à la Messe. Tout le long du chemin et même dans l’église, la petite »Reine à Papa« lui donnait la main, sa place était à côté de lui et quand nous étions obligés de descendre pour le sermon il fallait trouver encore deux chaises l’une auprès de l’autre. Ce n’était pas bien difficile, tout le monde avait l’air de trouver cela si gentil de voir un si beau vieillard avec une si petite fille que les personnes se dérangeaient pour donner leurs places. Mon oncle qui se trouvait dans les bancs des marguilliers se réjouissait de nous voir arriver, il disait que j’étais son petit [17v°] rayon de Soleil… Moi je ne m’inquiétais guère d’être regardée, écoutant bien attentivement les sermons auxquels cependant je ne comprenais pas grand’chose ; le premier que je compris et qui me toucha profondément fut un sermon sur la Passion prêché par Monsieur Ducellier et depuis je compris tous les autres sermons. Quand le prédicateur parlait de Sainte Thérèse, papa se penchait et me disait tout bas : »Écoute bien, ma petite reine, on parle de ta Sainte Patronne" J’écoutais bien en effet, mais je regardais papa plus souvent que le prédicateur, sa belle figure me disait tant de choses !… Parfois ses yeux se remplissaient de larmes qu’il s’efforçait en vain de retenir, il semblait déjà ne plus tenir à la terre, tant son âme aimait à se plonger dans les vérités éternelles… Cependant sa course était bien loin d’être achevée, de longues années devaient s’écouler avant que le beau Ciel s’ouvrît à ses yeux ravis et que le Seigneur essuyât les larmes de son bon et fidèle serviteur !… Ap 21,4 ; Mt 25,21

Mais je reviens à ma journée du Dimanche. Cette joyeuse journée qui passait si rapidement avait bien sa teinte de mélancolie. Je me souviens que mon bonheur était sans mélange jusqu’a complies, pendant cet office, je pensais que le jour du repos allait finir… que le lendemain il faudrait recommencer la vie, travailler, apprendre des leçons, et mon cœur sentait l’exil de la terre… je soupirais après le repos éternel du Ciel, le Dimanche sans couchant de la Patrie !… Il n’est pas jusqu’aux promenades que nous faisions avant de rentrer aux Buissonnets qui ne laissaient un sentiment de tristesse dans mon âme ; alors la famille n’était plus au complet puisque pour faire plaisir à mon Oncle, Papa lui laissait le soir de chaque Dimanche Marie ou Pauline ; [18r°] seulement j’étais bien contente quand je restais aussi. J’aimais mieux cela que d’être invitée toute seule parce qu’on faisait moins attention à moi. Mon plus grand plaisir était d’écouter tout ce que mon Oncle disait, mais je n’aimais pas qu’il m’interroge et j’avais bien peur quand il me mettait sur un seul de ses genoux en chantant Barbe-bleue d’une voix formidable… C’était avec plaisir que je voyais Papa venir nous chercher. En revenant je regardais les étoiles qui scintillaient doucement et cette vue me ravissait… Il y avait surtout un groupe de perles d’or que je remarquais avec joie trouvant qu’il avait la forme d’un T (voici à peu près sa forme : *I ) je le faisais voir à Papa en lui disant que mon nom était écrit dans le Ciel Lc 10,20 et puis ne voulant rien voir de la vilaine terre, je lui demandais de me conduire ; alors sans regarder où je posais les pieds, je mettais ma petite tête bien en l’air ne me lassant pas de contempler l’azur étoilé !…

Que pourrai-je dire des veillées d’hiver, surtout de celles du Dimanche ? Ah ! qu’il m’était doux après la partie de damier de m’asseoir avec Céline sur les genoux de Papa… De sa belle voix, il chantait des airs remplissant l’âme de pensées profondes… ou bien, nous berçant doucement, il récitait des poésies empreintes des vérités éternelles… Ensuite nous montions pour faire la prière en commun et la petite reine était toute seule auprès de son Roi, n’ayant qu’à le regarder pour savoir comment prient les Saints… A la fin, nous venions toutes par rang d’âge dire bonsoir à papa et recevoir un baiser ; la reine venait naturellement la dernière, le roi, pour l’embrasser, la [18v°] prenait par les coudes et celle-ci s’écriait bien haut : « Bonsoir Papa, bonne nuit, dors bien », c’était tous les soirs la même répétition… Ensuite ma petite maman me prenait entre ses bras et m’emportait dans le lit de Céline, alors je disais : « Pauline, est-ce que j’ai été bien mignonne aujourd’hui ?… Est-ce que les petits anges vont voler autour de moi ? » Toujours la réponse était oui, autrement j’aurais passé la nuit tout entière à pleurer… Après m’avoir embrassée ainsi que ma chère marraine, Pauline redescendait et la pauvre petite Thérèse restait toute seule dans l’obscurité ; elle avait beau se représenter les petits anges volant autour d’elle, la frayeur la gagnait bientôt, les ténèbres lui faisaient peur, car elle ne voyait pas de son lit les étoiles qui scintillaient doucement…

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V - La pédagogie de Pauline

Je regarde comme une vraie grâce d’avoir été habituée par vous, ma Mère chérie, à surmonter mes frayeurs ; parfois vous m’envoyiez seule, le soir, chercher un objet dans une chambre éloignée ; si je n’avais pas été si bien dirigée je serais devenue très peureuse, au lieu que maintenant je suis vraiment difficile à effrayer… Je me demande parfois comment vous avez pu m’élever avec tant d’amour et de délicatesse sans me gâter, car il est vrai que vous ne me passiez pas une seule imperfection, jamais vous ne me faisiez de reproche sans sujet, mais jamais vous ne reveniez sur une chose que vous aviez décidée ; je le savais si bien que je n’aurais pas pu ni voulu faire un pas si vous me l’aviez défendu. Papa lui-même était obligé de se conformer à votre volonté, sans le consentement de Pauline je n’allais pas me promener et quand Papa me disait de venir je répondais : « Pauline ne veut pas ; » [19r°] alors il venait demander ma grâce, quelquefois pour lui faire plaisir Pauline disait oui, mais la petite Thérèse voyait bien à son air que ce n’était pas de bon cœur, elle se mettait à pleurer sans accepter de consolations jusqu’à ce que Pauline dise oui et l’embrasse de bon cœur !

Lorsque la petite Thérèse était malade, ce qui lui arrivait tous les hivers, il n’est pas possible de dire avec quelle tendresse maternelle elle était soignée. Pauline la faisait coucher dans son lit (faveur incomparable) et puis elle lui donnait tout ce dont elle avait envie. Un jour Pauline tira de dessous le traversin un joli petit couteau à elle et le donnant à sa petite fille la laissa plongée dans un ravissement qui ne peut se décrire : « Ah ! Pauline, s’écria-t-elle, tu m’aimes donc bien que tu te prives pour moi de ton joli petit couteau qui a une étoile en nacre ? Mais puisque tu m’aimes tant, ferais-tu bien le sacrifice de ta montre pour m’empêcher de mourir ?… » « Non seulement pour t’empêcher de mourir, je donnerais ma montre, mais seulement pour te voir bientôt guérie j’en ferais tout de suite le sacrifice. » En écoutant ces paroles de Pauline, mon étonnement et ma reconnaissance étaient si grands que je ne puis les exprimer… En été j’avais quelquefois mal au cœur. Pauline me soignait encore avec tendresse ; pour m’amuser, ce qui était le meilleur des remèdes, elle me promenait en brouette tout autour du jardin et puis, me faisant descendre, elle mettait ma place un joli petit pied de pâquerettes qu’elle promenait avec bien de la précaution jusqu’à mon jardin où il prenait place en grande pompe…

C’était Pauline qui recevait toutes mes confidences intimes, qui éclaircissait tous mes doutes… Une fois je m’étonnais de ce que le Bon Dieu ne [19v°] donne pas une gloire égale dans le Ciel à tous les élus, et j’avais peur que tous ne soient pas heureux ; alors Pauline me dit d’aller chercher le grand « verre à Papa » et de le mettre à côté de mon tout petit dé, puis de les remplir d’eau, ensuite elle me demanda lequel était le plus plein. Je lui dis qu’ils étaient aussi pleins l’un que l’autre et qu’il était impossible de mettre plus d’eau qu’ils n’en pouvaient contenir. Ma Mère chérie me fit alors comprendre qu’au Ciel le Bon Dieu donnerait à ses élus autant de gloire qu’ils en pourraient porter et qu’ainsi le dernier n’aurait rien à envier au premier. C’était ainsi que mettant à ma portée les plus sublimes secrets, Vous saviez, ma Mère, donner à mon âme la nourriture qui lui était nécessaire…

Avec quelle joie je voyais chaque année arriver la distribution des prix !… Là comme toujours, la justice était gardée et je n’avais que les récompenses méritées ; toute seule, debout au milieu de la noble assemblée, j’écoutais ma sentence lue par « le Roi de France et de Navarre » le cœur me battait bien fort en recevant les prix et la couronne… c’était pour moi comme une image du jugement… Aussitôt après la distribution, la petite Reine quittait sa robe blanche, puis on se dépêchait de la déguiser afin qu’elle prenne part à la grande représentation !…

Ah ! comme elles étaient joyeuses ces fêtes de famille… Comme j’étais loin alors en voyant mon Roi chéri si radieux, de prévoir les épreuves qui devaient le visiter !…

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VI - Une vision prémonitoire

Un jour cependant, le Bon Dieu me montra dans une vision vraiment extraordinaire, l’image vivante de l’épreuve qu’Il se plaisait à nous préparer d’avance, son calice se remplissant déjà.

Papa était en voyage depuis plusieurs jours, il devait encore s’en écouler deux [20r°] avant son retour. Il pouvait être deux ou trois heures de l’après-midi, le soleil brillait d’un vif éclat et toute la nature semblait en fête. Je me trouvais seule à la fenêtre d’une mansarde donnant sur le grand jardin ; je regardais devant moi, l’esprit occupé de pensées riantes, quand je vis, devant la buanderie qui se trouvait juste en face, un homme vêtu absolument comme Papa, ayant la même taille et la même démarche, seulement il était beaucoup plus courbé… Sa tête était couverte d’une espèce de tablier de couleur indécise en sorte que je ne pus voir son visage. Il portait un chapeau semblable à ceux de Papa. Je le vis s’avancer d’un pas régulier, longeant mon petit jardin… Aussitôt un sentiment de frayeur surnaturelle envahit mon âme, mais en un instant je réfléchis que sans doute Papa était de retour et qu’il se cachait afin de me surprendre ; alors j’appelai bien haut d’une voix tremblante d’émotion : « Papa, Papa !… » Mais le mystérieux personnage ne paraissant pas m’entendre, continua sa marche régulière sans même se détourner ; le suivant des yeux, je le vis se diriger vers le bosquet qui coupait la grande allée en deux, je m’attendais à le voir reparaître de l’autre côté des grands arbres, mais la vision prophétique s’était évanouie !.. . Tout ceci ne dura qu’un instant, mais se grava si profondément en mon cœur qu’aujourd’hui, après onze ans… le souvenir m’en est aussi présent que si la vision était encore devant mes yeux…

Marie était avec vous, ma Mère, dans une chambre communiquant avec celle où je me trouvais ; m’entendant appeler Papa, elle ressentit une impression de frayeur,… sentant, m’a-t-elle dit depuis, qu’il devait se passer quelque chose d’extraordinaire ; sans me laisser voir son émotion elle accourut auprès de moi, me demandant ce qui me prenait d’appeler Papa qui était à Alençon ; je [20v°] racontai alors ce que je venais de voir. Pour me rassurer, Marie me dit que c’était sans doute Victoire qui pour me faire peur s’était caché la tête avec son tablier, mais interrogée, Victoire assura n’avoir pas quitté sa cuisine ; d’ailleurs, j’étais bien sûre d’avoir vu un homme et que cet homme avait la tournure de Papa, alors nous allâmes toutes les trois derrière le massif d’arbres, mais n’ayant trouvé aucune marque indiquant le passage de quelqu’un, vous m’avez dit de ne plus penser à cela…

Ne plus y penser n’était pas en mon pouvoir, bien souvent mon imagination me représenta la scène mystérieuse que j’avais vue… bien souvent j’ai cherché à lever le voile qui m’en dérobait le sens, car j’en gardai au fond du cœur la conviction intime, cette vision avait un sens qui devait m’être révélé un jour… Ce jour s’est fait longtemps attendre mais après quatorze ans le Bon Dieu a lui-même déchiré le voile mystérieux.

Étant en licence avec Sœur Marie du Sacré-Cœur nous parlions comme toujours des choses de l’autre vie et de nos souvenirs d’enfance, quand je lui rappelai la vision que j’avais eue à l’age de six à sept ans ; tout à coup, en rapportant les détails de cette scène étrange, nous comprîmes en même temps ce qu’elle signifiait… C’était bien Papa que j’avais vu, s’avançant courbé par l’âge… C’était bien lui, portant sur son visage vénérable, sur sa tête blanchie, le signe de sa glorieuse épreuve… Comme la Face Adorable de Jésus qui fut voilée pendant sa passion, Lc 22,64 ; Mt 25,21 ainsi la face de son fidèle serviteur devait être voilée aux jours de ses douleurs, afin de pouvoir rayonner dans la Céleste Patrie auprès de son Seigneur, le Verbe Eternel… Jn 1,1 C’est du sein de cette gloire ineffable, alors qu’il régnait dans le Ciel, que notre Père chéri nous a obtenu la grâce de comprendre la vision [21r°] que sa petite reine avait eue à un âge où l’illusion n’est pas à craindre. C’est du sein de la gloire qu’il nous a obtenu cette douce consolation de comprendre que dix avant notre grande épreuve le Bon Dieu nous la montrait déjà, comme un Père fait entrevoir à ses enfants l’avenir glorieux qu’il leur prépare et se complaît à considérer d’avance les richesses sans prix qui doivent être leur partage…

Ah ! pourquoi est-ce à moi que le Bon Dieu a donné cette lumière ? Pourquoi a-t-il montré à une enfant si petite une chose qu’elle ne pouvait comprendre, une chose qui, si elle l’avait comprise, l’aurait fait mourir de douleur, pourquoi ?… C’est là un de ces mystères que sans doute nous comprendrons dans le Ciel et qui fera notre éternelle admiration !…

Que le Bon Dieu est bon !… comme il proportionne les épreuves aux forces qu’Il nous donne. Jamais, comme je viens de le dire, je n’aurais pu supporter même la pensée des peines amères que l’avenir me réservait… Je ne pouvais pas même penser sans frémir que Papa pouvait mourir… Une fois il était monté sur le haut d’une échelle et comme je restais juste dessous il me cria : « Eloigne-toi paup’tit, si je tombe je vais t’écraser. » En entendant cela, je ressentis une révolte intérieure, au lieu de m’éloigner je me collai contre l’échelle en pensant : « Au moins si Papa tombe, je ne vais pas avoir la douleur de le voir mourir, puisque je vais mourir avec lui ! » Je ne puis dire ce que j’aimais Papa, tout en lui me causait de l’admiration ; quand il m’expliquait ses pensées (comme si j’avais été une grande fille) je lui disais naïvement que, bien sûr, s’il disait [21v°] tout cela aux grands hommes du gouvernement, ils le prendraient pour le faire Roi et qu’alors la France serait heureuse comme elle ne l’avait jamais été… Mais dans le fond j’étais contente (et me le reprochais comme pensée d’égoïsme) qu’il n’y ait que moi à bien connaître Papa, car s’il était devenu Roi de France et de Navarre je savais qu’il aurait été malheureux puisque c’est le sort de tous les monarques et surtout il n’aurait plus été mon Roi à moi toute seule !…

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VII - Premier séjour à Trouville

J’avais six ou sept ans lorsque Papa nous conduisit à Trouville. Jamais je n’oublierai l’impression que me fit la mer, je ne pouvais m’empêcher de la regarder sans cesse ; sa majesté, le mugissement de ses flots, tout parlait à mon âme de la Grandeur et de la Puissance du Bon Dieu. Je me rappelle que pendant la promenade que nous faisions sur la plage, un Monsieur et une Dame me regardèrent courant joyeusement autour de Papa et s’approchant, ils lui demandèrent si j’étais à lui, et dirent que j’étais une bien gentille petite fille. Papa Peur répondit que oui, mais je m’aperçus qu’il leur fit signe de ne pas me faire de compliments… C’était la première fois que j’entendais dire que j’étais gentille, cela me fit bien plaisir, car je ne le croyais pas ; vous faisiez une si grande attention, ma Mère chérie, à ne laisser auprès de moi aucune chose qui pût ternir mon innocence, à ne me laisser surtout entendre aucune parole capable de faire glisser la vanité dans mon cœur. Comme je ne faisais attention qu’à vos paroles et à celles de Marie (et jamais vous ne m’aviez adressé un seul compliment), je n’attachai pas beaucoup d’importance aux paroles et aux regards admiratifs de la dame. [22r°] Le soir, à l’heure où le soleil semble se baigner dans l’immensité des flots laissant devant lui un rayon lumineux, j’allai m’asseoir toute seule sur un rocher avec Pauline… Alors je me rappelai la touchante histoire « Du sillon d’or !… » Je contemplai longtemps ce sillon lumineux, image de la grâce illuminant le chemin que doit parcourir le petit vaisseau à la gracieuse voile blanche… Près de Pauline, je pris la résolution de ne jamais éloigner mon âme du regard de Jésus, afin qu’elle vogue en paix vers la Patrie des Cieux !…

Ma vie s’écoulait tranquille et heureuse, l’affection dont j’étais entourée aux Buissonnets me faisait pour ainsi dire grandir, mais j’étais sans doute assez grande pour commencer à lutter, pour commencer à connaître le monde et les misères dont il est rempli…

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