Epiphanie 2007, Mt 2, 1-12

Dans l’Évangile de Matthieu les deux premiers chapitres, appelés souvent évangile de l’Enfance, tranchent un peu sur le reste. Ils constituent une sorte de prologue, écrit à la manière juive, et mêlant avec souplesse les événements et leur interprétation théologique.

Notre intelligence occidentale, éprise de rigueur et de clarté, achoppe sur ce genre de récits. D’instinct nous allons du détail à l’ensemble, et nous sommes prompts, c’est compréhensible, à récuser l’ensemble quand un détail nous arrête. Or c’est la démarche inverse qui nous est demandée ici : il nous faut partir de la signification religieuse du récit, pour apprécier les détails en fonction de la visée globale.

Le texte d’aujourd’hui, consacré à la visite des Mages, se continue dans l’Évangile de saint Matthieu par trois autres épisodes : la fuite en Égypte, le massacre des enfants innocents et l’installation à Nazareth.

Hormis Jésus, le personnage central qui revient dans les quatre tableaux, c’est Hérode, Hérode le bâtisseur, Hérode le cruel, jaloux de son pouvoir. Et le fil rouge qui relie les quatre scènes, c’est le conflit entre les deux rois, le vieux despote et Jésus-Messie, « le roi des Juifs qui vient de naître »(Mt2,2). Mais ce roi Hérode, bien connu des historiens, est pour l’évangéliste Matthieu le symbole du refus d’accueillir le Christ et son message, et ainsi, c’est tout le destin du Christ qui nous est présenté en raccourci dès le prologue de Matthieu : accueilli par les hommes de bonne volonté, Jésus sera rejeté par les responsables de son peuple.

Un autre thème théologique est fondu dans le récit de la venue des Mages, celui du salut universel. En effet ce sont des païens qui se présentent à Jérusalem, cherchant le roi des Juifs, ce sont eux qui reprennent la route alors que Jérusalem ne bouge pas, ce sont eux enfin qui entrent dans la maison et adorent l’Enfant, devançant le geste de leurs frères païens de tous les temps qui entrent dans l’Église pour y trouver leur Sauveur. À partir de cette rencontre avec Jésus, les Mages, devenus croyants, rompent avec Hérode. Et Dieu les avertit, non par un astre, mais par un ange, comme il fait avec ses élus.

Sur cette toile de fond d’une théologie du salut, les détails du texte prennent leur vraie valeur. Mais il nous faut renoncer une fois pour toutes à aligner ces vieux textes du premier siècle sur nos habitudes occidentales. Notre foi chrétienne repose, en définitive, non sur un résidu historique impossible à déduire des textes actuels, mais sur les témoignages des divers disciples, témoignages rendus au même Christ et habillés des images venues des traditions d’Israël.

Les Mages venus de l’Orient sont des savants, perses ou babyloniens, probablement astrologues, qui ont pu avoir contact avec le messianisme israélite dans les juiveries de Babylone, encore florissantes à l’époque. À travers eux, c’est le monde de la science qui se met en marche vers le Christ-Messie, c’est l’univers des païens qui se tourne vers la lumière de l’Évangile.

Rien ne dit qu’ils étaient trois, sinon peut-être le nombre des cadeaux, et il est sûr qu’ils n’étaient pas rois, ils ne le seront pas, d’ailleurs, dans la tradition chrétienne, avant le Livre arménien de l’enfance, daté du VIe siècle.

Quant au fait de la venue de Mages orientaux à l’occasion de la naissance de Jésus, il n’offrait, de soi, rien d’invraisemblable, puisque un événement similaire eut lieu en l’an 66, au dire de trois historiens romains qui rapportent, en effet, que le mage Tiridates vint de l’Orient adorer Néron. (Dion Cassius, 63,1,1-7 ; Suétone, Nero 13 ; Pline, Hist. 30,2,14). De même, d’après la tradition juive, Hillel, le « Babylonien », avait fait, à pied, le trajet de Babylone à Jérusalem, en 20 av.J.-C.

En ce qui concerne l’astre, quels que soient le point de départ matériel et l’observation de base, l’essentiel -et ce que le texte souligne - est que les savants y ont vu un signe, rejoignant ainsi la tradition juive, qui considérait l’Astre issu de la tribu de Jacob comme l’un des symboles du Messie attendu : « Je le vois, mais non pour maintenant, je le contemple, mais non de près : un astre est issu de Jacob et un sceptre a surgi d’Israël » (Nb 24,17, oracle de Balaam). Déjà les théologiens du Moyen-Âge, dans leur solide bon sens, avaient remarqué qu’il ne pouvait guère s’agir d’un corps céleste ordinaire, puisque son éclat était intermittent et son mouvement discontinu.

La portée messianique de toute la scène est d’ailleurs soulignée par le texte du prophète Michée, que les scribes citent immédiatement à Hérode : « Et toi, Bethléhem, terre de Juda, tu n’es certes pas la moindre des cités de Judée, car c’est de toi que sortira un chef qui paîtra mon peuple Israël » (Mi 5,1). Et si l’on poursuit la lecture de la prophétie de Michée, on rejoint à la fois la crèche et les confins du monde : « C’est pourquoi ils seront abandonnés jusqu’au temps où enfantera celle qui doit enfanter, alors le reste de ses frères reviendra vers les fils d’Israël (= les exilés reviendront au pays). Lui sera debout et fera paître par la puissance du Seigneur, ils seront stables, alors qu’il grandira jusqu’aux confins de la terre, et c’est lui qui sera la paix. »

Ainsi, pour saint Matthieu, l’arrivée des Mages à Bethléhem marque l’accomplissement des promesses de l’ancienne alliance, mais en même temps elle annonce le destin du Christ . Les Mages en arrivant ne virent qu’un enfant, mais l’Évangéliste, par son récit tantôt clair et tantôt allusif, rappelle à la communauté ce que la foi doit voir dans cet enfant : à savoir le Berger du Peuple de Dieu, l’unique guide vers le salut, et celui qui apporte la paix au monde.

Le récit de saint Matthieu laisse également entrevoir que la destinée de Jésus sera marquée par le drame de l’incroyance. Hérode ne pensait qu’au pouvoir, et il s’est fait persécuteur parce que seule l’intéressait la construction des cités terrestres. Les scribes connaissaient à fond les Écritures, ils savaient par cœur le catéchisme des prophéties messianiques, mais ils n’ont pas bougé. Les étrangers, eux, ont su faire le chemin, et auparavant ils ont su percevoir les signes de Dieu dans leur vie et au creux de leur science.

Dans la rencontre de l’Enfant et de la haine, saint Matthieu discerne déjà le mystère de Jésus signe de contradiction. Dans le face à face de l’Enfant et des sages, il voit préfiguré le rayonnement universel du Christ, Vérité de Dieu.

Quant à nous, si nous dégageons l’épisode des Mages du folklore de la fête des Rois et de sa lumière dorée, si nous le lisons comme Matthieu l’a écrit, comme une catéchèse biblique sur les événements de l’Enfance du Messie, nous pouvons y découvrir l’appel de Jésus à notre foi adulte.

Aujourd’hui encore il faut opter, et donc nous mettre en route ; aujourd’hui encore il faut nous ouvrir à l’universel ; aujourd’hui encore il faut accepter que l’espérance vienne au monde à travers l’humilité du fils de Dieu .

Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.

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