Genèse et structure du livre de la vie

GENÈSE ET STRUCTURE DU LIVRE DE LA VIE

Ce livre est le fruit du cheminement spirituel de Thérèse de Jésus : un cheminement long, difficile et parfois douloureux.

Nous savons que Thérèse, sur l’ordre de ses confesseurs, a écrit plusieurs versions du Livre de la vie. Rien ne subsiste des premières versions. Nous ne disposons aujourd’hui que de la version finale. Nous allons cependant tenter de reconstituer la “fabrication” progressive de cet ouvrage.

I / Genèse du Livre de la vie

1re étape : 1554-1555

À partir de 1554, la grâce de Dieu a transformé la vie de Thérèse. Elle a 40 ans et elle est carmélite depuis 20 ans. Elle vit des expériences spirituelles déconcertantes et elle s’inquiète. Elle fait alors appel à deux personnes de renom pour examiner et authentifier ce qu’elle vit : Francisco de Salcedo (un spirituel laïc qui deviendra prêtre après son veuvage) et maître Gaspar Daza, prêtre séculier (cf. V 23, 8 et suivants). Peut-être lui demandent-ils une première relation écrite : « Je remis un exposé de ma vie et de mes péchés, que je rédigeai de mon mieux » (V 23, 14).

Thérèse ne comprend pas ce qu’elle vit et elle est incapable d’en parler : « le malheur, c’est que, précisément, je ne savais en aucune façon m’en expliquer » (V 23, 11). Faute de mieux, Thérèse souligne dans un exemplaire de la Montée du Mont Sion du franciscain Bernardino de Laredo, les passages qui lui semblent décrire ses propres expériences (V 23, 12).

Inquiets, devant les propos rapportés par Thérèse, les deux hommes consultent des jésuites, puis des dominicains qui vont lui demander de mettre par écrit son expérience.

« Je mis par écrit tout le mal et tout le bien que j’avais faits dans ma vie, et cela avec toute l’exactitude dont je fus capable, sans rien en omettre » (V 23, 15).

2e étape : 1558-1560

Son amie doña Guiomar de Ulloa lui donne de pouvoir s’entretenir avec Pierre d’Alcantara (cf. V 30, 2-3). Il la comprend d’expérience et l’encourage sur son chemin. Il lui permet de se comprendre elle-même et de pouvoir exprimer ce qu’elle vit.

Thérèse insistera beaucoup sur l’importance de recevoir une grâce de compréhension et d’expression pour le témoignage écrit d’une expérience mystique : « C’est qu’en effet recevoir de Dieu une faveur est une première grâce ; savoir en quoi elle consiste en est une seconde ; enfin, c’en est une troisième de pouvoir en rendre compte et en donner l’explication » (V 17, 5).

3e étape : 1560-1561

Peu après, Thérèse, toujours inquiète, consulte le Père Pedro Ibañez, dominicain (cf. V 33, 5). Il lui remet un avis en 33 points qui semble reposer sur une relation écrite de sa vie d’oraison, faite par Thérèse elle-même. Il pourrait s’agir de la Relation 1, écrite fin 1560.

4e étape : 1562

Pendant son séjour à Tolède (de Noël 1561 à juillet 1562), dans le palais de Luisa de la Cerda, Thérèse rencontre le père Garcia de Toledo, dominicain et ami du Père Ibañez. Il lui conseille de mettre par écrit l’histoire de sa vie et de rapporter en détail les merveilles que le Seigneur à opérées en son âme. Thérèse obéit avec promptitude et en juin 1562, elle a achevé son récit et l’a remis au père Garcia de Toledo. (Cf. Lettre d’envoi du Livre de la vie) Nous n’avons plus le texte de ce premier récit.

5e étape : 1562-1564

Ses confesseurs, dont le père Garcia de Toledo, lui demandent de reprendre son écrit en y ajoutant la fondation du monastère de San-José (24 août 1562). « Je reçus du père Garcia de Toledo, dominicain, alors mon confesseur, l’ordre d’écrire cette fondation avec bien d’autres choses qu’on trouvera dans ce livre » (F. prol. 2).

Selon le témoignage du père Jérôme Gracien, plusieurs de ses amis et de ses confesseurs vont insister pour qu’elle reprenne son ouvrage. Elle écrit : « Ceux-là seulement qui ont exigé de moi cet écrit, savent que je m’en occupe, et, actuellement, ils ne sont pas ici. Je n’y emploie pour ainsi dire qu’un temps dérobé, et encore à regret, car cela m’empêche de filer, et je suis dans une maison pauvre où j’ai bien des occupations » (V 10, 7). Sur le conseil du père Garcia de Toledo, elle répartit la matière en divers chapitre. Elle ne craint pas, selon l’avis reçu de compléter et de retoucher la première rédaction. Elle n’hésite pas à s’étendre sur certains sujets : « Mais comme vous m’avez de nouveau envoyé dire de m’étendre sans crainte et de ne rien omettre, j’écris en toute candeur et toute vérité ce dont je me souviens » (V 20, 21).

6e étape : 1564-1565

Thérèse profite de la venue à Avila, de don Francisco Soto y Salazar qui était inquisiteur à Tolède pour solliciter son avis sur ce qu’elle vivait. Elle écrit : « Cet inquisiteur, la voyant très tourmentée, lui dit d’adresser une relation étendue de tout ce dont il s’agissait au Maître Jean d’Avila, qui vivait encore et qui était un homme fort expert en matière d’oraison. Lorsqu’elle en aurait reçu sa réponse, elle pourrait être en repos » (R 4, 6).

Thérèse achève ce travail de réécriture fin 1565, puisqu’elle évoque le bref reçu de Rome pour vivre sans revenus dans la nouvelle fondation de San-José, qui est daté du 17 juillet 1565 (V 39,14).

L’ouvrage est achevé. Il compte deux cent cinq feuillets d’une écriture ferme et régulière. Il est divisé en quarante chapitres munis d’un titre ou d’un sommaire, précédés d’un prologue et suivis d’une lettre d’envoi.

II / Les péripéties du manuscrit

D’une relation écrite pour ses confesseurs et pour l’éclairer sur les grâces reçues de Dieu, le Livre de la vie devient un enseignement que la Mère Thérèse veut transmettre.

Sa correspondance nous permet d’ailleurs de mesurer tout l’intérêt qu’elle portait à son « grand livre ».

Cela se manifeste dans les divers courriers qu’elle écrit à doña Luisa de la Cerda afin que cet ouvrage soit remis au Maître Jean d’Avila pour qu’il le lui retourne avec son avis qui sera très encouragant (cf. LT 7 ; 8 ; 9 ; 10 ; 14).

À partir de 1570, à l’insu de Thérèse, le Livre de la vie se diffuse : « Si tout cela s’est tant divulgué, c’est qu’étant toujours dans la crainte, elle a consulté un grand nombre de personnes. Lesquelles en ont parlé à d’autres » (R 4 copie d’Avila). Cela ennuie profondément Thérèse. La mère Anne de Jésus rapporte ses propos : « “Que Dieu pardonne à mes confesseurs ! Voilà qu’ils communiquent ce qu’ils me font écrire. Et pour le conserver ils le transcrivent. Mais ils changent certaines choses : ceci, et ceci encore, n’est pas de moi.” Sur le champ, elle effaçait et, entre les lignes, rétablissait le texte véritable" [1] .

En septembre 1574, elle écrit à la prieure de Valladolid pour qu’elle remettre son écrit à l’évêque d’Avila, don Alvaro de Mendoza (cf. LT 73, 4). Ce dernier en fera d’ailleurs une copie qu’il remettra à sa sœur doña María de Mendoza.

Le père Domingo Báñez rapporte que devant la multiplication des copies, il se fâcha contre la mère Thérèse : « Je lui dis que je voulais brûler l’original, tant je trouvais inconvenant que les écrits d’une femme circulent dans le public. Elle me répondit de bien y réfléchir, puis de le brûler, si je le trouvais à propos. Je reconnus par là son absolue soumission et sa profonde humilité. Je considérais la chose avec attention, et n’osai point brûler le manuscrit » [2] .

Vers 1574, la princesse d’Eboli, pour se venger de Thérèse, dénonce son Livre de la vie à l’Inquisition, le présentant comme un écrit « plein de visions, de révélations, de doctrines dangereuses ». L’Inquisition saisit l’original et recherche les copies.

Le père Domingo Báñez est chargé de l’examiner et en approuve le contenu par une lettre du 7 juillet 1575.

En juillet 1576, c’est une novice que Thérèse n’a pas voulu garder au carmel de Séville qui dénonce le Livre de la vie comme « une doctrine neuve, superstitieuse, mensongère, semblable à celle des illuminés d’Andalousie ». L’ouvrage resta aux mains de l’Inquisition de Tolède. La suite de la correspondance de Thérèse montre clairement qu’elle suit attentivement l’évolution de son ouvrage. Le 28 février 1577, elle écrit à son frère Lorenzo : « J’ai de bonnes nouvelles de mes papiers [le Livre de la vie]. Le Grand Inquisiteur les lit lui-même, ce qui est nouveau. […] Il a dit à doña Luisa [de la Cerda] qu’il ne s’y trouvait rien en quoi les inquisiteurs puissent exercer leur office, et même qu’il y avait plus à louer qu’à blâmer. […] Ne le dites à personne d’autre. Voilà d’excellentes nouvelles » (LT 185,8).

Thérèse pensait qu’il n’existait plus de copies de son écrit. Elle apprend soudain que le duc d’Albe lit un de ses livres copié par le père Barthélémy de Médina. Le 11 janvier 1580, elle écrit au père Jérôme Gratien : « Ce livre que le père Medina a fait copier, dites-vous, il me semble que c’est mon grand livre. Voudriez-vous me dire tout ce que vous en savez. Ne l’oubliez pas, surtout, j’en aurais tant de joie s’il existe maintenant un exemplaire autre que celui que les Anges [les inquisiteurs] ont en leur possession, on ne risque plus de le perdre » (LT 324,9).

En mars 1580, Jérôme Gratien rapporte que le cardinal de Quiroga lors d’un entretien avec la Mère Thérèse lui dit à propos de son livre : « La doctrine en est sûre, exacte et très profitable. Vous pourrez l’envoyer prendre quand vous voudrez. »

Thérèse veut de suite réclamer son écrit à l’Inquisition. Le père Jérôme Gratien s’y oppose. Il préfère ne pas attirer l’attention. Il emprunte la transcription du duc d’Albe et en fait exécuter d’autres. La mère Thérèse en profite pour l’avoir en main et demander à sa nièce Teresita d’en faire une copie en sa présence. Le 28 novembre 1581, elle écrit à la duchesse d’Albe : « La faveur que vous m’avez faite relativement au livre est si grande que je ne peux assez le dire. […] Mais si vous voulez me faire plaisir (car je ne sais s’il sera en sécurité pendant ce long voyage), je le garderai jusqu’à votre retour à Alba » (LT 419,1).

La dernière mention que nous trouvons dans sa correspondance se trouve dans une lettre au père Jérôme Gratien datée de décembre 1581 ; elle y évoque l’effet de la lecture du Livre de la vie sur le docteur Pedro de Castro y Nero : « Je lui ai remis la partie que j’avais du livre que vous savez [Demeures ou Fondations ?]. Quant à l’autre [le Livre de la vie], il ne se lasse pas de redire le bien qu’il lui a fait » (LT 426,8).

C’est la mère Anne de Jésus qui, avec l’appui de la cour, récupère le précieux manuscrit et le confie à l’éminent théologien fray Luis de León pour qu’il le publie. La première publication aura lieu à Salamanque en 1588. Le roi Philippe II réclamera le manuscrit pour la bibliothèque royale de l’Escorial où il se trouve encore aujourd’hui.

C’est la traduction de cet ouvrage en 1601 par Jean de Brétigny qui prépara la venue du carmel féminin en France en 1604.

III / Un ouvrage anonyme et sans titre

Dans le Livre de la vie, Thérèse parle en “Je”, mais sans jamais se nommer.

Elle souhaitait rester anonyme. Ce livre a un côté “secret” d’une certaine manière. Peu de lieux sont nommés, Avila est constamment appelé “la ville”. À l’exception de Pierre d’Alcantara (V 27, 3 ; 30, 2 ; etc.), de François Borgia (V 24, 3) et du Maître Jean d’Avila, dont elle parle dans la lettre d’envoi, Thérèse ne révèle aucun des noms de ses interlocuteurs. Elle précise dans son récit : « Dans ce but, j’éviterai de me nommer et de nommer ceux dont j’aurai à parler ; enfin, je m’y prendrai de mon mieux pour rester inconnue » (V 10, 7).

Elle tient fort à cet anonymat : « Je vous supplie de faire transcrire cette relation dans le cas où elle serait remise au Maître d’Avila, car on pourrait reconnaître mon écriture » (Lettre d’envoi, 2).

Thérèse n’a pas donné de titre à son écrit. Ce n’est que postérieurement, et après la mort de sa rédactrice qu’il a été intitulé : Le Livre de la vie.

Dans ses lettres, Thérèse en parle comme du “grand livre” par rapport au “petit livre” qu’est le Chemin de Perfection (Cf. LT 88 ; 11, du 28 août 1575).

Dans une autre lettre, elle en parle comme d’un “joyau” : « Ce que l’on sait très positivement, c’est que ce joyau est toujours entre les mains du même personnage. Il en fait un très grand cas, aussi est-il déterminé à ne s’en dessaisir que lorsqu’il en sera fatigué car il veut l’examiner de près » (LT 219,8 ; du 7 décembre 1577).

Nous percevons déjà le lien du Livre de la vie avec le reste des écrits de Thérèse. Cet ouvrage est la pierre angulaire sur laquelle s’édifie ensuite toute l’œuvre littéraire de la Madre.

En parcourant encore la correspondance de Thérèse, nous trouvons deux autres appellations pour désigner ce livre. Elle écrit plusieurs lettres à son amie doña Luisa de la Cerda pour lui demander de remettre le manuscrit du Livre de la vie au Maître Jean d’Avila, afin qu’il puisse donner son avis. Dans la lettre du 23 juin 1568, elle précise : « songez que c’est mon âme [le Livre de la vie] que je vous ai confiée. Ainsi, veuillez me la renvoyer en toute sûreté et le plus rapidement possible » (LT 10,2).

C’est toutefois, au couchant de sa vie, dans la lettre du 19 novembre 1581, à don Pedro de Castro y Nero, qu’elle use de la plus forte expression : « Que la miséricorde de Dieu est admirable ! Ainsi le récit de mes fautes vous a fait du bien ! C’est avec raison du reste, puisque vous me voyez échappée de l’enfer, que j’ai mérité depuis longtemps. C’est pour cela que j’ai intitulé ce livre Les Miséricordes de Dieu » (LT 415,1).

Une éminente lectrice de cet ouvrage, Edith Stein, fait écho à cela quand elle écrit : « Avec les Confessions de saint Augustin, aucun livre de la littérature universelle n’est marqué comme le Livre de la vie de Thérèse du sceau de la vérité, aucun livre n’éclaire d’une lumière aussi pénétrante les plis secrets de notre âme, ni ne livre un témoignage aussi émouvant des “miséricordes de Dieu” » [3] .

En résonnance avec les paroles de Thérèse d’Avila et d’Edith Stein, nous pouvons entendre la présentation que le Préposé Général des Carmes Déchaux, le père Saverio Cannistrà, fait dans sa lettre de présentation du document capitulaire Pour vous je suis née : « A peine avons-nous ouvert le volume des œuvres de sainte Thérèse que nous tombons sur l’extraordinaire prologue du Livre de la vie, dans lequel elle avertit le lecteur de ne pas oublier la partie obscure de sa personne dont il ne lui est pas permis de parler, car il lui est seulement permis d’écrire sur sa façon de prier et sur les grâces reçues. C’est une déclaration qui nous met immédiatement en dehors du style hagiographique conventionnel et qui nous ramène à l’authenticité d’une vie chrétienne en état continuel de conversion. Si Thérèse écrit cela, c’est précisément pour que personne ne se sente exclu de la possibilité de parcourir son chemin et de recevoir des grâces semblables à celles qu’elle a expérimentées » [4] .

Faisons nôtres ces paroles en suivant ce chemin de carême autour du Livre de la vie.

Fr. Didier-Marie Golay, o.c.d.

[1Dépositon de la mère Anne de Jésus, citée dans l’introduction au Livre de la vie, in Œuvres Complètes de sainte Thérèse de Jésus, tome 1 Paris, 1907, p. 20.

[2Déposition du père Domingo Báñez, ib., p. 21.

[3Edith Stein, L’art d’éduquer, regard sur Thérèse d’Avila, Ad Solem, 1999, p. 107.

[4Père Saverio Cannistrà, lettre de présentation du document capitulaire, « Pour vous je suis née », avril 2009.

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