Homélie 16° dim. TO : la cigale et la fourmi

Textes liturgiques (année C) : Gn 18,1-10 ; Ps 14 ; Col 1, 24-28 ; Lc 10, 38-42

Si l’on accepte l’image de la lectio divina comme le fait de rogner un os , qu’il y a là un labeur mais que la joie de la lectio est déjà dans ce labeur, qu’il s’agit de goûter toutes les richesses et les aspérités d ’un texte pour apprécier sa substantifiqu e moelle et que l’un ne va pas sans l’autre, force est de dire que l’os de notre évangile semble déjà bien rogné par toutes les lectures que nous avons pu faire et entendre au sujet de Marthe et Marie . La prophétie d’ Ezéchiel qui décrit des os desséchés se recouvrir de chair et revenir à la vie peut pourtant nous encourager : si nous invoquons l’Esprit ! Peut-être lisons-nous trop cet évangile comme une fable car telle peut-elle nous apparaître. Ne l’accueillons-nous pas en effet comme une version – à la mo rale retournée certes mais comme une fable qui aurait sa morale – de La cigale et la fourmi ? Marie dans le rôle de la cigale, Marthe dans celui de la fourmi et un éloge final de la cigale donc un blâme de la fourmi compris comme l’affirmation de la supériorité de la vie contemplative sur la vie active ou de «  l’être  » sur le «  faire  » etc.

Mais l’Evangile n’est pas tant une fable qui n’aurait qu’à délivrer une morale ou un message qu’une expérience à vivre. Contrairement à une fable, une péricope d’évangile se lit d’ailleurs dans un contexte. N’oublions pas celui des deux commandements entendus dimanche dernier : l’attitude de Marie ne peut contredire celle du Bon Samaritain… Et en changeant d’image, préférant celle de la jarre à celle de l’os, croyons avec le prophète Elie que «  jarre jamais ne s’épuisera  ». Pour cela, osons, comme Marie, nous asseoir, écouter le Seigneur en laissant retentir trois versets que l’on pourra mettre en lien avec trois textes de la première Alliance : « Dis-lui donc de m’aider » ou la parabole de la fraternité mise en lien avec Caïn et Abel ; « Marthe le reçut dans sa maison » ou la parabole de l’hospitalité que le lectionnaire associe à celle d’Abraham vis-à-vis de ses trois hôtes ; « une seule chose e st nécessaire » ou la recherche de la meilleure part que j’associe au précepte mosaïque du Dieu unique.

Premièrement, dans son récit, Luc joue sur les oppositions entre les deux sœurs. L’une est assise, immobile, tournée vers Jésus et l’autre debout en incessant mouvement, tournant autour de Jésus. L’une écoute et l’autre parle, femme de l’oreille et du cœur dans un cas, femme de la main et de la langue dans l’autre, «  le moulin et la fontaine » pourrions-nous illustrer. L’une est dans le multiple et l’autre dans l’un. Marthe se plaint d’ailleurs d’être seule mais Jésus loue chez Marie son choix de l’unique. Il y a là une expression significative de l’enjeu de toute fraternité évangélique. Sur la base d’un même désir d’aimer et de servir le même Seigneur, l’expérience de la différence passe par l’épreuve de la rivalité et de la jalousie : question de place, question de reconnaissance. Ste Thérèse l’avait bien compris : « peut-être se croyait-elle moins aimée que sa sœur  » commente-t-elle dans une Exclamation. C’est par une histoire de jalousie familiale (Caïn et Abel) que commence d’ailleurs la Bible. Mais n’y voyons pas un simple défaut d’enfant ou de commençant vite résolu ou vite résolvable. La jalousie est notre combat et « de la jalousie à la louange » notre chemin de vie spirituelle. Notons comment Jésus se garde de rentrer dans le jeu de Marthe en disant à Marie ce qu’elle n’arrive pas elle-même à lui dire mais en lui faisant opérer un déplacement. Ainsi Jésus dans nos fraternités. Passer de la différence ennemie à la différence source d’émerveillement et occasion de complémentarité, tel est l’enjeu de la fraternité sans illusion cependant quant à cette complémentarité et dans l’altération jamais achevée par la différence irréductible, sorte de sacrement du Dieu Tout-Autre.

Deuxième lecture, notre évangile est une parabole de l’hospitalité, qui est au cœur de l’expérience chrétienne. On aime souligner la belle ambivalence du mot «  hôte » celui qui reçoit et celui qui est reçu car donner et recevoir font tous deux partie de l’expéri ence évangélique. L’hospitalité exprime à merveille l’Alliance de Dieu avec les hommes : hospitalité de l’homme dans l’accueil de Dieu qui le visite – c’est comme visiteur, comme triple visiteur qu’il se révèle à Abraham, − mais plus encore − retournement évangélique par excellence qu’exprime au fond l’attitude de Marie − c’est Dieu qui offre l’hospitalité à l’homme esseulé et assoiffé. Pensons à l’épitre aux Hébreux, aux invitations de Jésus à accueillir tout enfant ou toute personne envoyée lui : «  c’est moi alors qu’il accueille  » dit-il. Le lectionnaire établit une comparaison entre Abraham et Marthe : même ardeur, même hâte, même générosité. Mais Abraham délègue et permet à toute sa communauté d’accueillir alors que Marthe avait l’illusion de pouvoir fa ire cela seule. Accueillir l’autre est aussi souvent une expérience du Seigneur et de sa promesse. « Christ au milieu de nous, espérance de la gloire  » dit saint Paul. Notre expérience de vie chrétienne est là : l’ accueillir dans le présent et croire en sa promesse. C’est ce que fait pleinement Marie dans l’évangile. « Elle ne lui sera pas enlevée » résonne en effet comme une belle promesse, à entendre par chacun d’entre nous. Dans le jeu de la prière, de la relation fraternelle ou du service apostolique, il y a un inamissible plus fort que toutes les déceptions, échecs ou fatigues qui peuvent être rencontrés.

Enfin, si Marthe se plaint d’être seule, Jésus loue chez Marie son choix de l’unique. « Une seule chose est nécessaire » : Jésus ramène tout à l’unique. C’est ainsi souvent que l’on repère son action dans nos vies, car il est celui qui unifie. « Unifie mon cœur pour qu’il craigne ton nom » demande un psaume. Demandons nous aussi au Seigneur ce sens de l’unique au milieu de nos dispersions. Quelle est cette part que dit Jésus, meilleure et inamissible ? Etre assis et l’écouter, être accroché à ses pieds et à sa bouche, car s’il y a la béatitude mariale d’avoir trouvé grâce auprès de lui, il y a aussi celle d’avoir « trouvé place au pied de lui » ! Voilà la part du disciple, la part de l’amour, voilà la bonne part entre toutes ! Il n’est pas question d’état de vie meilleur que d’autres, d’une incompatibilité entre l’être et le faire mais, dans cette grâce d’unité de celui qui choisit le Seigneur, de tout f aire par amour et de réaliser qu’à un certain niveau de profondeur, que la prière et la relecture de vie peuvent nous donner, la saveur, la valeur et le sens de notre vie résident dans la part de l’amour qu’elle comporte. A chacun bien sûr de voir ce que cela signifie pour lui.

Mais l’amour est menacé et sa gratuité toujours à défendre car fragile et contestable par toutes nos bonnes raisons, sages et utiles. L’éloge de la fourmi sera toujours notre tendance. Il n’y a pas à choisir Marie contre Marthe car, tout comme Jésus aime les deux sœurs, nous sommes Marthe et Marie, de même que le corps a besoin de l’oreille et de la main ! L’eucharistie, que nous célébrons maintenant est comme une reprise de nos trois lectures de l’évangile : l’eucharistie est le symbole dans nos vies de cette meilleure part, l’eucharistie est le lieu de l’hospitalité et l’eucharistie est le lieu de la fraternité. Qu’elle nous renforce dans la joie d’aimer et à poursuivre notre marche. Amen

fr. Guillaume Dehorter, ocd (Provincial de Paris)
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