Homélie 1er dim. Carême : l’Ecriture nous libère

donnée au couvent de Paris

Textes liturgiques (année C) : Dt 26,4-10 ; Ps 90 ; Rm 10,8-13 ; Lc 4,1-13

Mercredi dernier, nous avons entamé une nouvelle étape de notre calendrier liturgique : il s’agit du temps de Carême. « Les temps se succèdent et l’homme ne reste jamais le même », disait un de mes confrères au cours de la semaine. Ces quarante jours que nous propose l’Église sont donc un temps qui nous est offert pour ne jamais être les mêmes, mais pour aller de progrès en progrès, d’amour en amour, guidés par l’espérance promise au genre humain. De chacune des lectures de ce dimanche, nous pouvons tirer au moins un élément clé qui pourra nous aider dans cette dynamique de progression dans le Christ.

Ainsi comme on peut le découvrir dans la première lecture, le premier moment du temps de carême réside dans l’action de grâce. Ainsi, comme nous enseigne le peuple d’Israël sous la houlette de Moïse, cette action de grâce passe par une relecture de son histoire : Relecture d’une histoire dans laquelle le peuple prend conscience, sous la motion de l’Esprit, que ce qu’il est devenu, il le doit à la grâce de Dieu et que sa grâce à son égard a été sans limites. Relecture de son histoire qui permet au peuple de prendre conscience qu’ayant été délivré de l’étranger ou il était soumis à l’oppression et à une immigration servile, il jouit d’une liberté et d’une dignité qui le rend capable d’offrir à Dieu les prémices de son labeur. Comme la suite du livre l’attestera, cette action de grâce sera pour le peuple aussi bien une reconnaissance de la main de Dieu dans son histoire, qu’un engagement à faire aux autres ce que le Seigneur avait fait pour lui.

En effet, qu’est-ce que donner les prémices de ses produits à Dieu, si ce n’est partager le fruit de son labeur avec les autres ? Peut-on donner à Dieu sans donner à l’homme ? Offrir les prémices du sol à Dieu le Père de tout homme, n’est-ce pas en même temps que souligner la beauté du travail, mettre en valeur le sens du partage compris comme don de ce qu’on a et don de ce que nous sommes ? Telles sont les interrogations que Moïse et le peuple d’Israël posent à notre être intérieur. Reconnaissons que ces questions restent un défi pour le monde de tous les temps. En ce qui est de notre époque, le temps de carême nous invite à une action de grâce et à une charité inventive, c’est à dire à aller de progrès en progrès. Mais comment aller de progrès en progrès si la Parole est loin de toi, si elle n’est pas dans ta bouche, si elle est loin de ton cœur ?

Telle est la question posée par saint Paul et qui nous introduit dans le deuxième moment fort de ce temps de carême : le Carême, temps de familiarité avec la Parole. L’homme déterminé à aller de progrès en progrès, c’est l’homme qui du fond de son cœur, nourrit sa foi de la Parole de vérité et se réapproprie le langage de l’Écriture dans ses échanges interpersonnels. Vivre au quotidien de la Parole de Dieu, tel est l’exercice qui nous est confié. Il s’agit moins d’un commandement que d’une prise de conscience que notre épanouissement personnel et communautaire passe par une redécouverte de la Parole de vérité inscrite en lettres d’or dans le cœur de chacun de nous. Voilà pourquoi l’apôtre, en reprenant le propos du Deutéronome, pourra dire que « la Parole est près de toi, elle est dans ta bouche et dans ton cœur » (Rm 10,8). Cette Parole de vie que nous rencontrons aussi bien dans la Bible que dans la liturgie et dans les dialogues constructifs, peut somnoler en nous si elle n’est pas quotidiennement méditée pour être mise en pratique. Je ne dirai pas que vivre cette Parole est un défi. Je dirai tout simplement que vouloir se familiariser avec cette parole c’est répondre à l’appel d’amour et d’action de grâce dont il était question dans la première lecture.

Vouloir se familiariser avec cette parole c’est aussi relire les moments d’épreuve et de joie avec reconnaissance et gratitude ; c’est également se procurer des armes pour les temps de douleur, de tentation et de combat. Ces derniers mots (tentation et combat) nous introduisent dans cette troisième dimension à laquelle nous sommes invités : le temps de carême est aussi un temps de l’exercice au combat. Il ne s’agit certainement pas de nous imposer des combats comme si tout dépendait de nous, mais de méditer davantage la manière dont le Christ s’offre à nous comme grâce et comme exemple dans le combat spirituel. Un Père faisait déjà remarquer il y a quelques années, que les expressions « combat spirituel » et « tentation » sont de plus en plus démodées et pourtant ce sont des réalités que nous vivons, chacun à son niveau.

L’évangéliste Luc, en nous signifiant que Jésus fut soumis à la tentation juste après son baptême, veut certainement nous fait comprendre d’une part qu’être baptisé ne nous prive pas des tentations de notre monde, et d’autre part que la maturité humaine et spirituelle passe également par ces luttes intérieures au cours desquelles notre assomption de la Parole de Dieu nous fait triompher de la peur et des illusions. Remarquons avec la tradition de l’Église que les trois tentations présentées à Jésus par le diable, concernent la convoitise charnelle, le pouvoir et le désir de se faire l’égal de Dieu. Trois niveaux de tentations qui touchent l’être humain dans toute ses dimensions et dont le summum est de mettre Dieu à l’épreuve ou du moins de l’égaler ou encore, pour employer un autre langage, de vivre comme s’il n’existait pas.

Il est admirable de voir que le diable fonde toutes ses tentations dans les Écritures. Mais comme le fait remarquer Grégoire de Nazianze, le diable ne cite les Écritures qu’à moitié. La différence entre lui et le Christ se joue à ce niveau. Dans ses réponses, le Christ n’évacue pas les citations du diable mais il les complète en reprenant l’Écriture dans sa totalité. Pour illustrer l’attitude du Christ, on peut dire que s’il est vrai que la Parole de Dieu est présentée comme du miel suave, il n’est pas moins vrai qu’elle est aussi une épée à deux tranchants. C’est en tenant ensemble ces deux affirmations apparemment opposées que la vérité sur Dieu et sur l’homme jaillit.

Fort de cette vérité, Jésus refuse de se soumettre à la tentation et aux illusions pour faire triompher la vérité. Ainsi de son combat spirituel, il nous fait éclater la vérité en nous aidant à saisir d’abord que si avoir faim est naturel, il n’est pas moins vrai que la nourriture biologique sans la nourriture spirituelle fragilise l’humain. Ensuite que si gouverner fait partie de la vie, il n’est pas moins vrai qu’un pouvoir sans référence à l’amour miséricordieux, devient despotisme, anarchie et barbarie. Enfin que si la finalité de l’homme c’est de devenir fils au même titre que le Fils, il n’est pas moins que si l’arbre du fruit de la connaissance ne rencontre pas l’arbre du fruit de la croix, cette divinisation devient vanité et orgueil et donc par ricochet tristesse pour l’homme.

Chères sœurs, chers frères, au moment où je m’apprête à terminer mon partage, je voudrais nous inviter dans notre action de grâce continuelle à Dieu, à continuer à croître dans notre effort de méditation et d’appropriation de la Parole de Dieu, afin qu’elle se révèle à nous dans les moments de joie, comme le lieu de l’expression de notre gratitude, dans les moments d’angoisse comme le lieu de notre réconfort, et dans les moments de tentation et de combat spirituel, comme la lampe de nos pas. Prise dans son ensemble, l’Écriture ne deviendra plus pour nous un joug, mais une libération intérieure.

fr. Elisé Alloko, ocd (Couvent de Paris)
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