Homélie 3e dim. Carême : un Nom libérateur … et dérangeant

donnée au couvent de Paris

Textes liturgiques (année C) : Gn 15, 5-12.17-18 ; Ph 3, 17. 4, 1 ; Lc 9, 28b-36

En ce carême, nous allons de montagne en montagne : après la transfiguration de Jésus sur le Mont Thabor, nous voici avec Moïse sur le Mont Horeb, la montagne sainte du Sinaï. Nous sommes à un sommet de la révélation de Dieu dans l’Ancien Testament : Dieu se dit à Moïse à travers son nom. « Je suis qui je suis » Ne commençons pas à entrer dans les débats sur la traduction la moins mauvaise du nom divin : « je suis celui qui suis ou, qui est ou, qui serai… » Le propre du nom de Dieu est justement d’échapper à une traduction satisfaisante. La nouvelle traduction liturgique le souligne en choisissant « Je suis qui je suis. » Traduction qui insiste sur deux aspects : d’une part il y a la liberté de Dieu qui transcende toute saisie humaine. Dieu n’est pas une idole que l’on pourrait figer en la désignant par des mots trop à nous pour nous rassurer. Dieu échappe radicalement. Le 2e aspect est le choix du présent pour exprimer son être : « je-suis ». Ce n’est pas un présent qui appartient au temps mais c’est le présent de l’éternité. Dieu est de toujours à toujours, au-delà du passé et de l’avenir. « Je suis qui je suis », libre et éternel.

Pourtant la révélation du nom divin ne nous invite pas à nous perdre dans des spéculations métaphysiques. Réécoutons la fin de la 1re lecture : « Dieu dit encore à Moïse : « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : ‘Celui qui m’a envoyé vers vous, c’est Le Seigneur, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob’. C’est là mon nom pour toujours, c’est par lui que vous ferez mémoire de moi, d’âge en d’âge. » » Dieu semble donc avoir un autre nom bien lié à l’histoire et même à la géographie, Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. C’est d’ailleurs ainsi que Blaise Pascal l’invoquera dans sa nuit de feu. Dieu insaisissable, au-delà du temps et de l’espace et pourtant qui décide librement de se révéler dans l’histoire particulière d’un peuple élu. Là est bien le paradoxe et la révélation centrale de l’Écriture : le Dieu universel se révèle dans le particulier, le Dieu éternel se révèle dans l’histoire.

La Bible raconte ainsi l’histoire de la relation entre Dieu et l’humanité à travers le peuple élu, Israël. Dieu n’est donc pas lointain ou indifférent à notre humanité : il écoute les cris des siens. « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu ses cris sous les coups des surveillants. Oui, je connais ses souffrances. » Le Seigneur connaît nos vies, mes problèmes. Ma vie l’intéresse, là est la 1re étape de la révélation biblique : j’ai du prix aux yeux de Dieu. Mais ce n’est pas tout ; Dieu ne fait pas que regarder ou écouter. Il intervient en envoyant des messagers comme Moïse pour libérer son peuple. Le Dieu de la Bible écoute, parle et agit : il est engagé dans l’histoire des hommes. « Je-suis » est aussi le Seigneur de l’histoire qui conduit les vicissitudes humaines vers un horizon de paix et de lumière.

Cette révélation d’un Dieu lié à notre histoire est à la fois libératrice et dérangeante. Libératrice car elle nous porte un message d’espérance : le scandale du mal et de la souffrance n’auront pas le dernier mot. Dieu seul en est le maître. Et tout ce que nous vivons peut trouver un sens dans la lumière divine. Mais cette proximité de Dieu dérange aussi. L’indice en est déjà la propension humaine à croire en un Dieu anonyme qui ne vient pas trop nous remettre en cause : grand horloger ou architecte de l’univers, force, énergie, esprit mystérieux, … Tenir Dieu à distance est au fond très confortable car moins il intervient dans l’histoire, moins on a de comptes à lui rendre et on vit sa vie comme on veut. D’où la tendance contemporaine à se réclamer d’une spiritualité hors religion. ’La religion, c’est la violence et l’intolérance’ disent tant de gens. On préfère donc un dieu dans les nuages qui ne vient pas mettre le nez dans nos affaires. Et on pense que l’on vivra ainsi en paix et heureux ; jusqu’à ce que nous découvrions que la violence et l’intolérance n’ont pas besoin de la religion pour s’exprimer… Heureusement, le Seigneur ne nous laisse pas livrés à nos minables stratagèmes : il les démasque et vient jusqu’à nous pour nous sauver !

Cette venue, il l’a réalisé en son Fils : dans le Christ, Dieu assume le maximum du particulier dans le temps et l’espace. Il assume une humanité mortelle pour la racheter de l’intérieur. Il devient « Dieu avec nous ». Mais Jésus est bien le Fils de Dieu. A de multiples reprises dans l’évangile de saint Jean, le Christ reprend le nom divin : « Moi je suis. » Et il avertit ses interlocuteurs : «  Si vous ne croyez pas que moi JE SUIS, vous mourrez dans vos péchés. » (Jn 8,24) La phrase est raide ; elle est là comme un avertissement grave face au danger qui nous menace. Refuser de reconnaître le Dieu sauveur, c’est ne pas accueillir son salut et donc nous condamner nous-mêmes à rester piégés et empêtrés dans nos impasses.

Aussi les textes de la liturgie de ce dimanche résonnent-ils comme un avertissement salutaire et un appel à la conversion : « si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même » nous dit le Seigneur à propos des événements de l’actualité. Saint Paul arrive à la même conclusion à propos de l’Ecriture et des récits de la vie d’Israël : « Ce qui leur est arrivé devait servir d’exemple, et l’Écriture l’a raconté pour nous avertir, nous qui nous trouvons à la fin des temps. Ainsi donc, celui qui se croit solide, qu’il fasse attention à ne pas tomber. » Sachons donc écouter personnellement à travers les signes de notre temps et la Parole de Dieu un appel personnel à la conversion : quittons nos idoles pour nous tourner vers le vrai Dieu, le seul qui est fiable et qui nous permet de rester debout face aux difficultés de la vie.

Nous croyons frères et sœurs en « Je suis qui je suis  », le Dieu fidèle qui manifeste sa patience dans la parabole de l’Evangile, qui est «  tendresse et pitié, lent à la colère et plein d’amour », nous dit encore le Psaume. Et si cela n’était pas suffisant, saint Jean nous affirme le sommet de la Révélation : « Dieu est amour. » (1Jn 4, 8.16) Nous n’avons donc pas à craindre ce Dieu-là. S’il vient nous déranger et nous appelle à la conversion, c’est pour nous, notre salut et notre bien. N’ayons pas peur de Lui. Ayons plutôt peur de nous-mêmes, de nos présomptions, de nos résistances et de nos incapacités à accueillir sa grâce. Que ce carême nous aide donc à rechoisir le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de Jésus-Christ comme notre Dieu, le Dieu de notre salut et de notre joie. Oui laissons le Dieu saint entrer dans nos vies et y déployer sa grâce et son salut : tout est là.

fr. Jean-Alexandre de l’Agneau, ocd (Couvent de Paris)
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