Homélie 5e dim. Carême : et l’homme adultère ?

donnée au Carmel de Lisieux

Textes liturgiques (année C) : Is 43,16-21 ; Ps 125 ; Ph 3,8-14 ; Jn 8,1-11

Où est-il passé, l’homme adultère ? Si la femme a été prise en flagrant délit, on peut penser qu’elle n’était pas seule. Or, on ne présente à Jésus qu’une femme. Où est-il passé, l’homme adultère ? C’est comme si Jésus lui-même en tenait lieu. Notre évangile, en effet, met en scène au milieu d’accusateurs, prêts à les lapider en quelque sorte tous deux pour adultère, la femme et Jésus : la femme bien sûr, femme éponyme dont on ne connait que le péché auquel elle est identifiée, « la femme adultère », mais également Jésus qui, soupçonné de vouloir trahir la Loi, et se trouve en position d’accusé. Il prend sur lui le péché du monde, tous les péchés, le mystère même du péché. C’est bien cela qu’à partir de maintenant – le temps de la Passion – la liturgie nous donne à méditer : la marche vers la mort de celui « qui a donné sa vie par amour pour le monde » pour reprendre l’oraison de ce jour.

Allons plus loin dans notre regard sur le Christ pour mieux le « connaitre » selon le désir de saint Paul. Ce n’est pas la première fois que l’évangile nous montre Jésus en dialogue avec des femmes suspectes, la samaritaine ou la femme pécheresse par exemple. Jésus s’y révèle vrai homme, pleinement humain, divinement humain. Aujourd’hui encore, il établit la relation d’une manière parfaitement ajustée. La femme, commente saint Augustin, aurait pu avoir peur : elle se retrouve seule devant celui qu’elle pressent sans péché et qui aurait donc pu, selon ses propres mots, lui jeter la première pierre. Non, il la renvoie à sa responsabilité en lui posant une question et lui ouvre un avenir en lui faisant une injonction.

Cette femme fait ainsi, pour la première fois peut-être, l’expérience d’une relation vraie, au contraire de celle, que l’on peut supposer difficile, avec son mari, avec son adultère ou avec ses accusateurs. Eux parlent, pleins de mépris, de « ces femmes-là » ; Jésus, lui, lui adresse cette parole éminemment respectueuse : « femme  ». Jésus établit la bonne relation avec elle. Il fait de même d’ailleurs avec les accusateurs qu’il renvoie à leur conscience, leur faisant vivre une conversion : conversion topographique (« ils se retirent ») mais surtout conversion spirituelle et morale. Jésus au fond « verticalise » la relation qui était enfermée dans un cercle. Il s’abaisse et se relève, faisant gagner chacun en profondeur et en hauteur, faisant entrer au profond de soi qu’il ouvre ainsi à Dieu. Belle leçon d’humanité ! Bref, que ce soit dans sa relation avec la femme ou avec ses accusateurs, Jésus se présente à nous vrai Dieu et vrai homme. Mon premier propos fut donc christologique : contempler Jésus dans la profondeur de son humanité et de son geste sauveur.

Je voudrais en tenir encore deux autres. Le prophète Isaïe (« Ne songez plus aux choses d’autrefois ») et saint Paul nous invitent aujourd’hui à oublier le passé, à oublier « ce qui est en arrière » pour, lancés vers l’avant », courir « vers le but ». Cela correspond au fond à l’injonction que Jésus adresse à la femme : « va ! désormais ne pèche plus ». Nous pouvons en effet nous enfermer dans le passé : le passé qui accable (nos errances, nos fautes voire nos crimes) mais aussi le passé qui grise ou qui rend nostalgique (nos succès, nos réussites, nos mérites). Le Seigneur vient nous en libérer car lui seul « fait toute chose nouvelle ». Tout laisser, notre fardeau, nos blessures ou nos titres, ne plus nous empêtrer dans le passé – ce passé qui ne passe pas – voilà la liberté, le fruit du salut que le Seigneur nous offre aujourd’hui, si nous consentons à nous laisser attirer par lui, à nous laisser regarder par lui, à nous laisser interroger par lui.

Enfin, troisième propos, notre évangile nous interroge sur ce qu’il est convenu d’appeler la « correction fraternelle ». Pas de communauté chrétienne sans correction fraternelle et pourtant que de méprises voire de ravages commis à ce sujet ! La tradition spirituelle, à commencer par l’Ecriture, nous met pourtant en garde. Pensons à l’évangile de la paille et de la poutre. La Madre, sainte Thérèse d’Avila, elle aussi, nous prévient de vouloir imposer aux autres nos points de vue sous prétexte de leur enseigner le bon chemin qui se résume souvent à nos manières très humaines de voir ou de faire. Cependant, Jésus invite à la correction fraternelle. Car il peut y avoir manquement à la charité en laissant errer son frère : par « non assistance à personne en danger » en quelque sorte ! On interprète parfois partiellement, partialement, le « Moi non plus je ne te condamne pas. Va et désormais ne pèche plus », les uns insistant sur l’exigence (« ne pèche plus ») au risque de la confondre avec une orgueilleuse dureté et les autres s’arrêtant sur la patience au risque d’une lâche indulgence (« je ne te condamne pas »).

La pratique de la correction fraternelle présente ainsi deux écueils : juger par aveuglement ou fermer les yeux par complicité. Dans Le Dialogue des Carmélites, Bernanos, en fustigeant une fausse bienveillance, indique la grâce d’une authentique correction fraternelle. « Qui s’aveugle volontairement sur le prochain, sous prétexte de charité, ne fait souvent rien autre chose que de briser le miroir afin de ne pas se voir dedans. L’infirmité de notre nature veut que ce soit d’abord en autrui que nous découvrions nos propres misères. Prenez garde de vous laisser gagner par je ne sais quelle bienveillance niaise qui amollit le cœur et fausse l’esprit ». Pas de correction fraternelle sans la conscience de notre misère et de la miséricorde de Dieu. Pour cela, comme les accusateurs de l’évangile, il nous faut vivre cette entrée en nous-mêmes, cette fissure du cœur par la miséricorde de Dieu. Faut-il être âgé c’est-à-dire peut-être plus lucide pour la vivre ? Il s’agit en tout cas de faire cette expérience de nous jeter dans les bras de Jésus et de croire que ce bonheur est offert à tous, à tout âge.

Avec ces trois postures – regard sur le Christ et relation avec Celui qui nous rejoint avec douceur et exigence à l’intime de notre conscience, réconciliation avec nous-même dans l’affranchissement des liens du passé et liberté vis-à-vis du prochain par laquelle, habillés de la conscience de notre faiblesse, nous pouvons, dans la correction fraternelle, poser une parole de bienveillance et de discernement – notre liturgie de la parole nous apprend trois saveurs de la miséricorde, trois saveurs de l’humilité aussi. Puisse ce temps de la Passion qui commence nous en donner la grâce et le goût ! AMEN

fr. Guillaume Dehorter, Provincial de Paris ocd
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