Homélie de la Vigile pascale

donnée au Carmel de Lisieux

19 avril 2014 Vigile pascale – Carmel de Lisieux

Les mystères que nous célébrons nous disent comment de « Jésus le Crucifié », de cet homme que les femmes cherchent dans un tombeau, peut surgir la vie, et quelle vie ! Oui, la liturgie du feu et du cierge pascal, la méditation priante des Saintes Ecritures, le mystère du baptême et de la profession de foi, l’eucharistie nous disent comment cette vie divine investit tout notre être du premier au dernier souffle, et nous rend capables à notre tour de donner la vie aux autres, comme des « vivants pour Dieu en Jésus Christ » (Rm 6, 11). Reprenons le récit de Matthieu en nous attachant à ce qu’il a d’original par rapport aux autres évangiles. « A l’heure où commençait à poindre le premier jour de la semaine, Marie-Madeleine et l’autre Marie vinrent faire leur visite au tombeau  ». Plutôt que l’idée de visite, le texte dit tout simplement : « elles vinrent pour voir, pour regarder le tombeau  ». Elles ne peuvent projeter d’embaumer le corps de Jésus puisque selon Matthieu le tombeau est scellé et gardé par des soldats.

« Voir le tombeau ». Matthieu est un excellent connaisseur de la Bible. Comme un « scribe instruit du Royaume des cieux », il sait du trésor des Ecritures « tirer du neuf et de l’ancien » (cf. Mt 13,52). Arrêtons-nous un instant. Car si nous ne comprenons pas au moins un peu l’importance que cela pouvait avoir pour ces deux femmes de « regarder le tombeau  », non pas d’un point de vue purement affectif, mais comme un acte d’obéissance à une tradition fondamentale du peuple de Dieu, nous ne pouvons pas comprendre ce que signifie le témoignage du tombeau vide. Dans l’histoire des patriarches, le livre de la Genèse a pour pierres milliaires, le tombeau. Il suffit de rappeler le sépulcre d’Abraham (Gn 25, 9-10), celui de Jacob (Gn 50,13), le tombeau de Joseph. Le livre de la Genèse s’achève avec l’ensevelissement de Joseph : « Joseph mourut à cent dix ans. On l’embauma et on le mit dans un cercueil en Egypte » (Gn 50,26).

En parfaite symétrie, le Deutéronome, le dernier livre de la Loi, se conclut aussi par une parole concernant un tombeau ; et c’est une parole prophétique qui annonce de manière figurée le mystère du Ressuscité. Le chapitre de conclusion nous parle en effet de la mort de Moïse sur le Mont Nébo et il est dit : « Mais aujourd’hui encore personne ne sait où se trouve son tombeau  » (Dt 34,6). Pourquoi ? Parce qu’il semble bien que c’est le Seigneur lui-même qui a enterré l’humble serviteur de Dieu, au pays de Moab. Dieu sait où ! L’Ecriture dit : « Il l’enterra » et nous lisons en note : « Le sujet est sans doute le Seigneur » (TOB note m à Dt 34,6). Nous comprenons mieux l’importance de la sépulture dont la Loi de Moïse donne avec précision les normes.

Au temps de Jésus, on connaissait « les sépulcres des prophètes et les tombeaux des justes » (Mt 23,29) – à leur propos Jésus reproche aux scribes et pharisiens d’être hypocrites -, on connaît en particulier le tombeau d’Abraham à Sichem (cf. Ac 7,16), celui de l’inconsolable Rachel à Rama près de Bethléem (cf. Mt 2,18), le tombeau de David à Jérusalem, évoqué par Pierre à la Pentecôte : «  Le patriarche David est mort, il a été enseveli, son tombeau est encore aujourd’hui chez nous. Comme il était prophète, il a vu d’avance la résurrection du Christ dont il a parlé ainsi : il n’a pas été abandonné à la mort et sa chair n’a pas vu la corruption » (Ac 2, 29-31). C’est donc tout un trésor de fidélité aux Ecritures qui conduit les deux femmes vers cette tombe où se concentrent toute la prophétie et toute l’histoire du salut. Le tombeau vide sera le premier témoignage de la résurrection justement parce qu’il représente un cas unique par rapport aux tombeaux connus et inconnus de l’histoire d’Israël.

Au lieu de raconter comment les femmes découvrent le tombeau vide, Matthieu narre directement son ouverture. Il ne nous décrit pas la résurrection de Jésus, mais il nous offre de manière originale des clefs de compréhension de l’événement. Personne ne pouvait ouvrir la tombe scellée et gardée. Il fallait donc un événement d’un tout autre genre pour que la pierre soit roulée. « Voilà qu’il y eut un grand tremblement de terre  ». Dans la Bible le tremblement de terre signale toujours une intervention de Dieu. Il fait partie du style qu’on nomme « apocalyptique » c’est-à-dire révélateur de Dieu. Selon Matthieu, la terre avait déjà tremblé au moment de la mort de Jésus et, après la résurrection de Jésus, les morts étaient ressuscités et entrés dans la Ville sainte (cf. Mt 27, 52-53).

« L’ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre et s’assit dessus. Il avait l’aspect de l’éclair, et son vêtement était blanc comme neige  ». L’ange du Seigneur est-il celui qui se manifeste à Joseph au commencement de l’évangile ? En fait, il n’apparaît qu’au commencement et à la fin ; et il prononce les mêmes mots : à Joseph « fils de David » : « Ne crains pas » (1,20), aux deux femmes : «  Ne craignez pas. » Si nous lisons les événements de manière chronologique, il y a au début une femme nommée Marie qui est « enceinte par l’action de l’Esprit-Saint » (1,18). L’évangile nous raconte la vie de son premier-né : né d’une vierge, il a grandi et a parlé aux hommes, il est mort sur une croix, puis ressuscité. Si nous voyons les choses ainsi, nous risquons de perdre le lien qui unit tous les anneaux et de discuter tel ou tel point, notamment la maternité virginale. Il nous faut prendre les choses en sens inverse, fixer notre attention sur la Résurrection : alors tous les anneaux précédents trouvent leur justification. Dans la liturgie orientale, un refrain de la Résurrection dit : « Laissant intactes les scellés, tu es ressuscité du tombeau, ô Christ, toi qui, à ta naissance, as conservé inviolé le sein de la Vierge. » Voilà le retournement ! Le Christ ressuscité du tombeau scellé c’est lui qui rend possible et certaine la naissance virginale.

Si en suivant l’ordre chronologique nous mettons en question la maternité virginale, il ne faudra pas longtemps pour rendre incroyable et incompréhensible la résurrection. Et de même la perplexité au sujet de la résurrection – seulement 10% des personnes interrogées se disant catholiques disaient y croire (la Croix du 22-24 mars 2008) – conduit à ne rien comprendre au mystère personnel de la Vierge Marie. L’affirmation solennelle : « voilà ce que j’avais à vous dire » fait du message de l’ange la chose la plus importante du récit. « Vous cherchez Jésus le Crucifié, il n’est pas ici car il est ressuscité comme il l’avait dit » : tout ce qui arrive, c’est Jésus lui-même qui l’a dit. Sa parole déchiffre le mystère. Mais inséparable de sa parole, la Résurrection l’est aussi de sa présence. Son nom désormais est bel et bien Emmanuel, Dieu avec nous. Matthieu nous l’enseigne discrètement : « Et voici que Jésus vint à leur rencontre et leur dit : Je vous salue  ». « Réjouissez-vous  ». La rencontre de Jésus ressuscité avec les deux femmes, ce premier Exultet est un récit original de Matthieu.

Jésus semble, à première vue, ne rien leur dire de nouveau. Et pourtant une oreille attentive entend une nouveauté radicale. L’ange avait dit : « Vite, allez dire à ses disciples : Il est ressuscité d’entre les morts. » Maintenant Jésus leur dit : « Allez annoncer à mes frères qu’ils doivent se rendre en Galilée. C’est là qu’ils me verront ». Maintenant s’accomplit la parole du psaume que le Serviteur souffrant priait sur la croix : «  Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? A toi je fus confié dès ma naissance, dès le ventre de ma mère, tu es mon Dieu… Tu me mènes à la poussière de la mort. Toi, Seigneur, ne sois pas loin, sauve-moi !  » Et soudain, le psaume change de ton : « Tu m’as répondu et je proclame ton nom à mes frères, les pauvres mangeront, ils seront rassasiés, ils loueront le Seigneur ceux qui le cherchent. A vous toujours, la vie et la joie ! »

Le mot change tout : Jésus appelle les disciples « ses frères ». Le Ressuscité révèle que le pardon leur est donné, que le salut et la guérison annoncés dans le chant du Serviteur et dans le psaume leur sont accordés. Le projet de Dieu communiqué à Joseph est accompli : c’est maintenant que Jésus sauve son peuple de ses péchés (cf. Mt 1, 21). « Elles s’approchèrent, lui saisirent les pieds et se prosternèrent devant lui. » Le geste de « saisir les pieds » n’est pas expliqué. Ce trait original de l’évangéliste veut-il nous remettre en marche en découvrant Jésus comme « l’homme qui marche » ? « Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, c’étaient des pêcheurs, il leur dit : Venez à ma suite et je vous ferai pêcheurs d’hommes » (4, 18-19). Jésus effectivement nous met en marche, et même comme les femmes, il nous fait littéralement courir. « Allez annoncer à mes frères qu’ils doivent se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront ! »

« Se rendre en Galilée », qu’est-ce à dire ? Les paroles du Ressuscité nous invitent à lire et remémorer l’évangile de Matthieu, comme nous le faisons chaque dimanche, mémorial de la Résurrection. Rappelez-vous : « Joseph se retira dans la région de Galilée et vint habiter dans une ville appelée Nazareth pour que soit accomplie la parole dite par le prophète : Il sera appelé Nazaréen  » (2, 22-23). Puis nous lisons : « Quand Jésus apprit l’arrestation de Jean Baptiste, il se retira en Galilée… C’était pour que soit accomplie la parole prononcée par le prophète Isaïe : Route de la mer et pays au-delà du Jourdain, Galilée des nations ! Le peuple qui habitait dans les ténèbres a vu une grande lumière. Sur ceux qui habitaient dans le pays et l’ombre de la mort, une lumière s’est levée » (cf. Mt 4, 12-16).

Il n’y a plus de tombeau à voir, à regarder. Désormais nous avons « vu une grande lumière ». Voir la lumière implique plus qu’en porter témoignage, c’est rencontrer Dieu qui nous sauve au milieu de l’obscurité. Dans l’ordinaire de notre vie et de notre mission – dans notre « Galilée », nous reconnaissons sa présence salvatrice : « Je suis avec vous tous les jours.  » Ici même dans cette chapelle, une jeune femme, Thérèse, nous a transmis la nouvelle : « Puisque Jésus est remonté au ciel je ne puis le suivre qu’aux traces qu’il a laissées, mais que ces traces sont lumineuses, qu’elles sont embaumées. Je n’ai qu’à jeter les yeux dans le saint Evangile aussitôt je respire les parfums de la vie de Jésus et je sais de quel côté courir. »

Vite, frères et sœurs, chers amis, quittons le tombeau. Remplis à la fois de crainte et d’une grande joie, courons porter la nouvelle : « Christ est ressuscité, il est vraiment ressuscité. Alléluia ! »

fr. Philippe Hugelé, ocd (Couvent de Lisieux)
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