Joies et peines dans l’oraison

Les difficultés de la prière et les grâces extraordinaires

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I. Les difficultés de la prière

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1. Distractions

Il ne s’agit pas de beaucoup penser (à l’oraison), mais de beaucoup aimer. Donc, tout ce qui vous incitera à aimer davantage, faites-le. Nous ne savons peut-être pas ce que c’est qu’aimer, je n’en serais pas très étonnée. Or il ne s’agit pas de goûter le plus grand plaisir, mais d’avoir la plus forte détermination de désirer toujours contenter Dieu, de chercher, autant que possible, à ne pas l’offenser, de le prier de faire toujours progresser l’honneur et la gloire de son Fils, et grandir l’Église Catholique. Telles sont les marques de l’amour, mais ne croyez pas qu’il s’agisse de ne pas penser à autre chose, et que si vous êtes un peu distrait, tout est perdu. Ces tumultes de la pensée m’ont parfois bien oppressée. Depuis un peu plus de quatre ans, j’ai enfin compris, par expérience, que la pensée, ou, pour mieux me faire comprendre, l’imagination, n’est pas l’entendement. Je l’ai demandé à un homme docte. Il m’a dit qu’il en était ainsi, pour ma plus grande satisfaction. Comme l’entendement est l’une des facultés de l’âme, il m’était dur de le voir parfois si papillonnant. Il est habituel que la pensée s’envole soudain, Dieu seul peut la lier. /…/ De même que nous ne pouvons pas retenir le mouvement du ciel qui va vite, à toute vélocité, nous ne pouvons pas davantage retenir notre pensée. L’associant aux autres facultés de notre âme, nous croyons que nous sommes perdues et que nous faisons mauvais usage du temps que nous passons devant Dieu. Mais l’âme, d’aventure, est tout unie à lui dans les Demeures les plus intérieures tandis que la pensée (l’imagination), encore aux alentours du château, en proie à mille bêtes féroces et venimeuses, acquiert des mérites par ses souffrances. Cela ne doit donc pas nous troubler, ni nous inciter à abandonner.

Le château intérieur, quatrièmes Demeures, chapitre I,7-9
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2. Sécheresses

Des âmes, qui voient que pour rien au monde elles ne commettraient un péché mortel, ni même souvent un véniel de propos délibéré et qui emploient bien leur vie et leur fortune, s’impatientent pourtant de voir se fermer devant elles la porte qui conduit à l’appartement de notre Roi dont elles s’estiment les vassales. /…/ Je ne sais pourquoi je suis tentée, dans ce cas, de ne pas me résoudre à croire que celles qui font un tel cas des sécheresses (dans la prière) ne manquent pas un peu d’humilité. Je répète qu’il ne s’agit pas des grandes épreuves intérieures dont j’ai parlé : elles sont beaucoup plus pénibles qu’un manque de ferveur. Mettons-nous à l’épreuve nous-mêmes, mes sœurs ou que le Seigneur nous éprouve, il s’en acquitte très bien, quoique souvent nous ne voulions pas le comprendre, et revenons à ces âmes si bien disposées. Voyons ce qu’elles font pour Dieu et nous verrons aussitôt que nous n’avons nulle raison de nous plaindre de Sa Majesté. Si lui tournant le dos, nous nous en allons tristement, comme le jeune homme de l’Évangile, quand elle nous dit ce que nous devons faire pour être parfaits (cf. Mt.19,22). Que voulez-vous que fasse Sa Majesté, qui doit mesurer sa récompense à l’amour que nous lui portons ? Et cet amour, mes filles, ne doit pas être fabriqué par notre imagination, mais prouvé par des œuvres et ne croyez pas que le Seigneur ait besoin de nos œuvres, mais de la décision de notre volonté. /…/ Considérez bien, mes filles, certaines des choses qui sont marquées ici, quoique confusément, car je ne sais m’expliquer mieux. Le Seigneur vous aidera à les comprendre pour que dans les sécheresses vous puisiez de l’humilité, et non de l’inquiétude, comme le voudrait le démon. Croyez que Dieu, même s’il ne leur accorde point ses délices, donnera à celles qui sont vraiment humbles une paix et une acceptation qui les rendront plus heureuses que certains de ceux qu’il régale. Souvent, comme vous l’avez lu, Sa Divine Majesté réserve ces douceurs aux plus faibles. Je crois toutefois qu’ils ne les échangeraient pas pour la force de ceux qui vivent dans la sécheresse. Nous sommes enclins à préférer les joies à la croix. Éprouve-nous, Seigneur, toi qui sais la vérité, afin que nous nous connaissions.

Le château intérieur, troisièmes Demeures, chapitre I,6.7.9
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3. Angoisses

Il n’est sauvegarde au milieu de cette tempête, sauf d’attendre la miséricorde de Dieu qui au moment le plus inattendu, par un seul mot ou au hasard d’un événement, dissipe tout si promptement qu’il semble n’y avoir jamais eu de nuages en cette âme qui se retrouve ensoleillée et plus consolée que jamais. Et comme ceux que la victoire a soustraits aux dangers d’une bataille, elle rend grâces à Notre Seigneur qui a combattu et vaincu. Elle voit clairement qu’elle n’a pas combattu elle-même. Elle croit voir aux mains de ses ennemis les armes avec lesquelles elle aurait pu se défendre. Elle perçoit donc clairement sa misère et le peu que nous pouvons faire nous-même si le Seigneur nous abandonne. On pourrait croire qu’elle n’a plus besoin de ces considérations pour le comprendre. Elle est passée par là, l’expérience lui a montré sa totale impuissance. Elle a compris notre néant et la misérable chose que nous sommes, mais la grâce dont elle n’est probablement pas privée, puisqu’elle n’offense pas Dieu dans ces orages et qu’elle ne l’offenserait pour rien au monde, est si cachée, qu’elle ne perçoit pas la plus petite étincelle d’amour de Dieu en elle, et qu’elle n’imagine pas l’avoir jamais aimé. Le bien qu’elle a pu faire, une faveur que Sa Majesté a pu lui accorder, tout lui semble songe, ou imagination, mais elle est certaine des péchés qu’elle a commis. Ô Jésus ! Quelle vision que celle d’une âme ainsi délaissée, pour qui, comme je l’ai dit, toute consolation terrestre est si peu de chose ! Ne pensez donc point, mes sœurs, s’il vous arrive de vous trouver dans cet état, que les riches, et ceux qui sont libres doivent y remédier mieux que vous. Non, non, je crois, quant à moi, qu’il en est d’eux comme de condamnés à mort à qui on offrirait tout ce qu’il y a de délicieux au monde, cela ne les soulage point, et tendrait plutôt à accroître leur tourment. Il vient d’en haut, et les choses de la terre sont impuissantes. Ce grand Dieu veut que nous voyions en lui le Roi, et en nous notre misère. C’est très important pour ce qui va suivre. Que fera donc cette pauvre âme, quand elle passera de longs jours dans cet état ? Si elle prie, c’est comme si elle ne priait point. Quant à la consolation, je le précise : toute consolation extérieure est exclue. Elle ne comprend pas le sens de sa prière, rien qu’une prière vocale, puisque ce n’est absolument pas le moment de la prière mentale. Elle en est incapable. La solitude accroît plutôt son mal, d’où un autre tourment, celui de vivre en compagnie, et qu’on lui parle. Ainsi, malgré ses efforts, elle extériorise son dégoût, sa mauvaise humeur, très ostensiblement. Saura-t-elle vraiment dire ce qu’elle a ? C’est indicible ! Il s’agit d’oppressions et de peines spirituelles auxquelles on ne saurait donner un nom. Le meilleur remède, je ne dis pas pour guérir, car je n’en trouve pas, mais pour supporter ce mal, c’est de s’occuper à des œuvres de charité extérieures et d’espérer en la miséricorde de Dieu, qui ne fait jamais défaut à ceux qui espèrent en lui. Qu’il soit béni à jamais. Amen.

Le château intérieur, sixièmes Demeures, chapitre I,10-13
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II. Grâces extraordinaires

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1. Blessures intérieures

Tandis que j’étais en cet état, il plut au Seigneur de me favoriser à différentes reprises de la vision suivante. Je voyais près de moi, du côté gauche, un ange sous une forme corporelle. … Il n’était pas grand, mais petit et extrêmement beau. A son visage enflammé, il paraissait être des plus élevés parmi ceux qui semblent tout embrasés d’amour. Ce sont apparemment ceux qu’on appelle Chérubins, car ils ne me disent pas leurs noms. Mais il y a dans le ciel, je le vois clairement, une si grande différence de certains anges à d’autres, et de ceux-ci à ceux-là, que je ne saurais l’exprimer. Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long dard en or, dont l’extrémité en fer portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu’il le plongeait parfois au travers de mon cœur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d’un immense amour de Dieu. La douleur était si vive qu’elle me faisait pousser ces gémissements dont j’ai parlé. Mais la suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l’âme ne peut en désirer la fin, ni se contenter de rien en dehors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle. Elle est spirituelle. Le corps cependant ne laisse pas d’y participer quelque peu, et même beaucoup. C’est un échange d’amour si suave entre Dieu et l’âme, que je supplie le Seigneur de daigner dans sa bonté en favoriser ceux qui n’ajouteraient pas foi à ma parole. Les jours que durait cette faveur, j’étais comme hors de moi. J’aurais voulu ne rien voir et ne point parler, mais savourer mon tourment, car il était pour moi une gloire au-dessus de toutes les gloires d’ici-bas.

Autobiographie, chapitre XXIX,13

Fréquemment, lorsque la personne est distraite, sans même qu’elle songe à Dieu, il arrive que Sa Majesté l’éveille, brusquement, comme passe une étoile filante, ou comme éclate un coup de tonnerre, mais elle n’entend aucun bruit : l’âme comprend toutefois fort bien que Dieu l’a appelée. Elle le comprend même si bien que parfois, surtout au début, elle frémit et gémit, quoique rien ne lui fasse mal. Elle ressent les effets d’une blessure infiniment savoureuse, sans déceler toutefois comment elle fut blessée, ni par qui. Elle reconnaît bien que c’est une chose précieuse et voudrait ne jamais guérir de cette blessure. Elle se plaint à son Époux, parfois même à voix haute, avec des mots d’amour qu’elle ne peut retenir. Elle comprend qu’il est présent, mais qu’il ne veut pas se manifester ni lui permettre de jouir de sa compagnie. C’est une peine bien grande, mais savoureuse et douce. L’âme ne peut se refuser à la ressentir, jamais même elle n’y consentirait. Elle y puise de bien plus grandes satisfactions que dans le savoureux anéantissement, libre de toute peine, qu’est l’oraison de quiétude.

Le château intérieur, sixièmes Demeures, chapitre II,2

Son action sur l’âme est si forte qu’elle s’anéantit de désir et ne sait que demander, car elle croit percevoir clairement que son Dieu est avec elle. Vous allez me dire : comprenant cela que peut-elle désirer, qu’est-ce qui peut la peiner ? Quel plus grand bien veut-elle ? Je ne le sais. Je sais que cette peine semble l’atteindre aux entrailles et que lorsque celui qui la blesse arrache la flèche, il semble vraiment les lui arracher aussi, si vif est l’amoureux regret qu’elle éprouve. Je me demande si on ne pourrait pas dire que de ce brasier ardent, qui est mon Dieu, une étincelle jaillit, touche l’âme, et lui transmet sa flamme ardente. C’est insuffisant pour la brûler, mais si délectable qu’elle reste tout en peine, et il a suffi d’un contact pour susciter cet effet. Telle est, me semble-t-il, la meilleure comparaison que j’aie trouvée, car cette douleur savoureuse, qui n’est pas une douleur, ne dure pas. S’il lui arrive de persister un long moment, elle peut aussi disparaître au plus vite, selon ce que le Seigneur veut lui communiquer, car nul moyen humain ne peut l’obtenir. Aussi, bien qu’elle dure parfois un moment, elle disparaît et revient. Enfin, elle n’est jamais permanente, c’est pourquoi elle n’embrase pas l’âme tout entière. A peine l’étincelle va-t-elle l’enflammer qu’elle s’éteint, mais l’âme garde le désir de souffrir à nouveau l’amoureuse douleur qu’elle lui a causée.

Le château intérieur, sixièmes Demeures, chapitre II,4
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2. La jubilation

Il arrive que Notre Seigneur accorde à l’âme une jubilation, une oraison étrange, que l’âme ne comprend pas. … S’il vous fait cette faveur, rendez-lui d’abondantes grâces. C’est, ce me semble, une union profonde des puissances, mais Notre Seigneur les laisse, avec les sens, libres de jouir de cette joie. Ils ne comprennent toutefois ni ce dont ils jouissent ni comment ils en jouissent. J’ai l’air de parler arabe, mais cela se passe vraiment ainsi. Le bonheur de l’âme est si excessif qu’elle ne voudrait pas être seule à en jouir, mais le dire à tout le monde pour qu’elle l’aide à louer Notre Seigneur ; elle ne tend qu’à cela. Oh ! que de fêtes elle célébrerait, que de démonstrations, si elle le pouvait, pour que le monde entier conçoive sa joie ! Il lui semble s’être enfin trouvée, et comme le père de l’enfant prodigue (cf. Lc.15,22ss), elle voudrait convier tout le monde à de grandes fêtes, … car tant de joie intérieure, au plus profond de l’âme, tant de paix, et de contentement ne tendent qu’à provoquer la louange de Dieu.

Le château intérieur, sixièmes Demeures, chapitre VI,10
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3. Vision intellectuelle

Alors que l’âme ne songe pas qu’on puisse lui accorder cette faveur que jamais elle n’a pensé mériter, il lui arrive de sentir près d’elle Jésus-Christ Notre Seigneur, sans toutefois le voir ni des yeux du corps ni de ceux de l’âme. On appelle cela une vision intellectuelle, je ne sais pourquoi. La personne à qui Dieu fit cette faveur, ainsi que d’autres dont je parlerai plus avant, je l’ai vue fort ennuyée au début : elle ne comprenait pas ce qu’il en était parce qu’elle ne voyait rien, mais elle était si certaine que Jésus-Christ Notre Seigneur se montrait affectueusement à elle de cette façon qu’elle ne pouvait douter de cette vision. … Je sais qu’effrayée par cette vision qui se prolonge plusieurs jours, et même parfois pendant plus d’un an, contrairement à la vision imaginaire qui s’évanouit vite, elle alla trouver son confesseur, fort inquiète. Il l’interrogea : puisqu’elle ne voyait rien, comment pouvait-elle savoir que c’était Notre Seigneur ? Et il lui demanda quel visage il avait. Elle lui dit qu’elle n’en savait rien, qu’elle ne voyait pas de visage, qu’elle ne pouvait rien ajouter, qu’elle savait seulement qu’il lui parlait, et que ce n’était pas une idée qu’elle se faisait. … Elle voyait clairement combien cela l’aidait à vivre dans l’habituelle pensée de Dieu et la grande préoccupation de ne rien faire qui lui déplaise, car il lui semblait qu’il la regardait sans cesse. Et toujours, quand elle voulait s’adresser à Sa Majesté dans l’oraison, et même sans cela, Dieu lui semblait si proche qu’elle ne pouvait manquer de l’entendre. Toutefois elle n’entendait pas de paroles quand elle le voulait, mais inopinément, quand c’était nécessaire. Elle sentait la présence du Seigneur à sa droite, mais non pas à l’aide des sens qui nous font percevoir quelqu’un à côté de nous. C’était par une voie plus subtile, qu’on ne doit pas pouvoir définir, mais tout aussi certaine, et qui apporte même une bien plus grande certitude.

Le château intérieur, sixièmes Demeures, chapitre VIII,2-3
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4. Vision imaginaire

Quand Notre Seigneur consent à mieux choyer cette âme, il lui montre clairement son Humanité Sacrée sous un aspect de son choix, soit tel qu’il fut dans le monde ou après sa résurrection. Et bien que cela se produise à une vitesse que nous pourrions comparer à celle de l’éclair, cette image suprêmement glorieuse se grave si profondément dans l’imagination que j’estime impossible qu’elle s’efface, jusqu’à ce que cette âme la voie dans le séjour où elle pourra en jouir à jamais. Je dis image, mais il s’entend que la personne qui la voit n’a pas le sentiment qu’elle est peinte, mais vraiment vivante. Parfois, elle parle à l’âme et lui révèle même de grands secrets. Vous devez comprendre que, bien que cela dure seulement quelques instants, on ne peut pas plus regarder cette vision qu’on ne peut regarder le soleil. Elle passe donc très rapidement. … Cet éclat est comme une lumière infuse, celle d’un soleil couvert de quelque chose d’extrêmement subtil, comme un diamant, si on pouvait le tailler. Son vêtement semble de toile de Hollande, et presque toujours, lorsque Dieu fait cette faveur à l’âme, elle tombe en extase, car sa bassesse ne peut souffrir une vision aussi effrayante. Je dis effrayante, car bien qu’elle soit la plus belle et la plus délectable qu’on puisse imaginer, même si on s’employait à y penser pendant mille années d’existence, … cette présence est d’une majesté si grandiose que l’effroi s’empare de l’âme. Il n’est nullement besoin de demander ici comment elle sait qui se montre à elle sans qu’on le lui ait dit. Elle reconnaît bien Celui qui est le Seigneur du Ciel et de la terre.

Le château intérieur, sixièmes Demeures, chapitre IX,3-5
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5. Vision de l’enfer

Un jour, étant en oraison, il me sembla que je me trouvais subitement, sans savoir comment, transportée tout entière en enfer. Le Seigneur, je le compris, voulait me montrer la place que les démons m’y avaient préparée et que j’avais méritée par mes péchés. Cette vision dura très peu, mais alors même que je vivrais de longues années, il me serait, je crois, impossible d’en perdre jamais le souvenir. L’entrée me parut semblable à une ruelle très longue et très étroite ou encore à un four extrêmement bas, obscur et resserré. Le fond était comme une eau fangeuse, très sale, infecte et remplie de reptiles venimeux. A l’extrémité se trouvait une cavité creusée dans une muraille en forme d’alcôve où je me vis placée très à l’étroit. Tout cela était délicieux à la vue, en comparaison de ce que je sentis alors, car je suis loin d’en avoir fait une description suffisante. Quant à la souffrance que j’endurai dans ce réduit, il me semble impossible d’en donner la moindre idée, car on ne saurait jamais la comprendre. Je sentis dans mon âme un feu dont je suis impuissante à décrire la nature, tandis que mon corps passait par des tourments intolérables. J’avais cependant enduré dans ma vie des souffrances bien cruelles et, de l’aveu des médecins, ce sont les plus grandes dont on puisse être affligé ici-bas, car tous mes nerfs s’étaient contractés quand je fus percluse de mes membres. J’avais eu aussi à supporter toutes sortes d’autres maux dont quelques-uns, je l’ai dit, venaient du démon. Mais tout cela n’est rien, en comparaison de ce que je souffris dans ce cachot. De plus, je voyais que ce tourment devait être sans fin et sans relâche. Et cependant toutes ces souffrances ne sont rien encore auprès de l’agonie de l’âme. Elle éprouve une oppression, une angoisse, une affliction si sensible, une peine si désespérée et si profonde, que je ne saurais l’exprimer. Si je dis que l’on vous arrache continuellement l’âme, c’est peu, car, dans ce cas, c’est un autre qui semble vous ôter la vie. Mais ici, c’est l’âme elle-même qui se met en pièces. Je ne saurais, je l’avoue, donner une idée de ce feu intérieur et de ce désespoir qui s’ajoutent à des tourments et à des douleurs si terribles. Je ne voyais pas qui me les faisait endurer, mais je me sentais, ce semble, brûler et hacher en morceaux. Je le répète, ce qu’il y a de plus affreux, c’est ce feu intérieur et ce désespoir de l’âme. Dans ce lieu si infect d’où le moindre espoir de consolation est à jamais banni, il est impossible de s’asseoir ou de se coucher. L’espace manque. J’y étais enfermée comme dans un trou pratiqué dans la muraille. Les parois elles-mêmes, objet d’horreur pour la vue, vous accablent de tout leur poids. Là, tout vous étouffe. Il n’y a point de lumière, mais les ténèbres les plus épaisses. Et cependant, chose que je ne saurais comprendre, malgré ce manque de lumière, on aperçoit tout ce qui peut être un tourment pour la vue. Le Seigneur ne voulut pour lors me montrer rien plus de l’enfer. … Le Seigneur m’avait fait éprouver véritablement en esprit ces tourments et ces angoisses, comme si mon corps les avait endurés. Je ne sais comment cela se fit, mais je compris bien que c’était une grande grâce et que le Seigneur voulait me faire voir de mes propres yeux l’abîme d’où sa miséricorde m’avait délivrée. … Malgré les six ans environ écoulés depuis lors, ma terreur est telle en écrivant ces lignes, qu’il me semble que mon sang se glace dans mes veines ici même où je me trouve. Aussi, chaque fois que je me rappelle ce souvenir au milieu de mes travaux et de mes peines, toutes les souffrances d’ici-bas ne sont plus rien à mes yeux. Il me semble même que, sous un certain rapport, nous nous plaignons sans motif. Je ne crains pas de le redire, c’est là une des grâces les plus insignes que le Seigneur m’ait accordées. Elle a produit en moi le plus grand profit. Elle m’a ôté la crainte des tribulations et des contradictions de la vie. Elle m’a donné le courage de les supporter et elle m’a stimulée à remercier le Seigneur de m’avoir délivrée, comme j’ai tout lieu de le croire maintenant, de ces tourments si longs et si terribles. Depuis lors, je le répète, tout me paraît facile en comparaison d’un seul instant de ces tortures que j’endurai alors. … 0 mon Dieu, soyez à jamais béni ! Comme on voit bien que vous m’aimez beaucoup plus que je ne m’aime moi-même ! Que de fois, ô Seigneur, ne m’avez-vous pas délivrée d’une si horrible prison ! Que de fois j’y retournais moi-même contre votre volonté !

Autobiographie, chapitre XXXII,1-6

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