Tout attendre de Dieu

“ATTENDRE TOUT DE DIEU”

Dans la vie de Thérèse de Jésus, la conversion de l’homme à Dieu revêt une grande importance. Son premier ouvrage – Le Livre de la Vie – est l’histoire de sa vocation c’est-à-dire le récit de sa réponse à l’appel de Dieu au cœur même de sa vie. A l’heure choisie par le Maître, à l’occasion de tel ou tel événement, Dieu vient frapper à la porte de sa servante. Est-elle plus attentive à la présence de sa Majesté, ou Dieu a-t-il usé de plus de force et de détermination pour permettre à la religieuse d’ouvrir ?

Nous nous efforcerons de regarder de plus près les conditions qui ont rendu possible cette rencontre, car nous sommes devant un mystère : celui du rendez-vous du divin et de l’humain, du Créateur et de sa créature. Mais Dieu se fait toujours mendiant pour solliciter de son enfant une réponse. Il ouvre à celui ou celle qu’Il aime un espace de vie, de liberté. Comment ne pas laisser résonner à nos oreilles cet écho du livre de l’Apocalypse : « Voici, je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi. » (Ap 3,20) ?

Mais l’être humain reste trop souvent prisonnier de sa détermination à demeurer le centre de sa vie et traîne les pieds pour retrouver la joie du salut offert, illimité, et ouvert à tous. Ainsi Thérèse nous confie-t-elle : « Si j’ai donné tant d’étendue à mon récit, c’est, je le répète, pour bien mettre en lumière la divine miséricorde et mon ingratitude. » (V 8,4)

Thérèse portera en elle cette conscience d’être une grande pécheresse, découvrant, au terme d’un long cheminement, le pardon par la grâce de l’amour sauveur du Christ. Elle aime la lecture des saints convertis qui l’aident à suivre leur chemin de guérison. Elle jugera d’ailleurs qu’ils ont bien de la chance de se laisser saisir par l’élan de la miséricorde, de se jeter dans les bras du père de l’enfant prodigue, alors qu’elle se trouve peiner sur ce chemin de réconciliation.

Efforçons-nous d’entrer dans cette intimité, non par indiscrétion, mais avec le désir de cheminer avec elle vers cette grâce toujours actuelle et toujours offerte par Dieu : goûter, savourer même, les délices du pardon.

Que nous dit Thérèse de sa conversion ?

Au chapitre neuvième du Livre de la vie, Thérèse nous raconte sa conversion. Rien de grandiose dans les faits, un simple fait divers, un “déclic” qui va ouvrir le pont-levis de son cœur et laisser l’amour miséricordieux pénétrer l’âme de notre Mère. Écoutons-là : « Mon âme se sentait bien lasse, mais ses mauvaises habitudes ne lui permettaient pas de trouver le repos dont elle avait soif. Un jour, [Carême de 1554] comme j’entrais dans l’oratoire, j’y aperçus une statue […] qu’on avait placée là, en attendant. C’était un Christ couvert de plaies ; et si touchant qu’à le considérer, je me sentis profondément bouleversée, tant il peignait bien ce que Notre Seigneur endura pour nous. Si grande fut ma douleur devant l’ingratitude dont j’avais payé de telles blessures, que je croyais sentir mon cœur se briser. Je me jetai auprès de mon Sauveur en versant un torrent de larmes, et le suppliai de me donner en cet instant la force de ne plus l’offenser. » (V 9,1)

Il est intéressant de noter que Dieu utilise bien volontiers “un détail” de la vie pour ramener vers lui une âme qui risquerait de se perdre. Le Seigneur, en bon pédagogue, se sert des éléments de la vie quotidienne qui vont ouvrir une brèche dans des carapaces humaines bien hermétiques ! Notons aussi les premières expressions qui précédent la découverte de la statue. La Madre évoque une attitude tout intérieure : « mon âme se sentait lasse […] de trouver le repos dont elle avait soif » (V 9,1).

Dieu permit qu’une lassitude s’installât dans l’âme de cette consacrée pour lui faire goûter l’eau de la source, cette eau que le Christ offrit à la Samaritaine : « Si tu savais le don de Dieu et celui qui te dit : “Donne-moi à boire”, c’est toi qui l’aurais prié et il t’aurait donné de l’eau vive. » (Jn 4,10). De même a-t-elle fréquenté et médité le psaume 142 : « Je tends les mains vers toi, me voici devant toi comme une terre assoiffée. » (PS 142(143), 6).

Thérèse, peu à peu, fut vaincue par l’action miséricordieuse du Seigneur. Longtemps elle avait cru pouvoir servir le Seigneur avec ses propres forces, mettant sa confiance en ses capacités personnelles. Elle constate maintenant son échec et se tourne vers Dieu en mettant sa confiance en lui : « Je suppliais le Seigneur de me venir en aide. Mais une chose me manquait sans doute, je crois m’en rendre compte à présent : c’est que je ne me confiais pas entièrement en sa majesté et ne me défiais pas absolument de moi-même. Je cherchais un remède, je prenais des moyens, mais évidemment je ne comprenais pas encore que tout cela sert de peu quand on ne bannit pas toute confiance en soi-même, pour placer totalement sa confiance en Dieu. » (V 8,12).

Le Christ tout couvert de plaies sera l’image même de la miséricorde qui va provoquer en Thérèse cette conversion. Elle sera exaucée et pourra alors chanter les miséricordes de son Seigneur pour sa servante, son enfant. « Mon âme, j’en suis persuadée, reçut alors de Notre Seigneur des forces surprenantes. Sans doute il avait entendu mes cris, il avait eu pitié de tant de larmes. Je sentis croître en moi le désir de passer plus de temps en sa compagnie et d’éloigner de mes regards les causes de ma dissipation. A peine les avais-je perdues de vue, que je sentais son amour renaître en moi. » (V 9,9). Désormais elle est toute donnée à Dieu, lequel l’introduit rapidement dans la vie mystique où l’âme s’unit à lui. « A peine m’étais-je éloignée des occasions dangereuses et consacrée davantage à l’oraison, que le Seigneur, de son côté, se mit à me favoriser de ses grâces. On aurait dit qu’il attendait que je veuille bien les recevoir. » (V 23, 2)

Dès lors, Thérèse aborde le second versant de sa vie qu’elle évoque d’une manière significative dans le Livre de la vie : « C’est, en effet, un nouveau livre qui va s’ouvrir, je veux dire une nouvelle vie. » (V 23,1). Thérèse s’abandonne à Dieu et ne lui résiste plus parce que son esprit est devenu conforme à l’Esprit de Dieu. La grâce de 1554 correspond à une conversion initiale à la vie mystique. Elle opte alors pour une vie pleinement évangélique. Nous saisissons ici en quoi précisément elle consiste : Thérèse part d’un constat d’échec des moyens humains et aboutit à la découverte de la loi nouvelle : se laisser habiter et conduire par l’Esprit Saint. La miséricorde de Dieu va apparaître sous un jour plus éclatant : elle va relever Thérèse de sa misère en faisant d’elle une créature nouvelle, selon la belle expression de saint Paul dans sa lettre aux Corinthiens (1 Co 5,17)

Ce qui est particulièrement remarquable en sainte Thérèse, c’est que la réalité de sa misère personnelle n’empêche pas l’œuvre divine d’être conduite à son achèvement. La rédemption a trouvé en Thérèse un sujet en qui elle pouvait se réaliser pleinement, et notre Mère est heureuse de nous partager son cadeau, nous pressant de l’accueillir à notre tour pour notre plus grande joie de vivre notre vie baptismale en profondeur.

Il est à noter que les longues années d’infidélité de la Madre mettent en lumière la fidélité de Dieu, sa patience et sa miséricorde sans borne, qui va progressivement la transformer. Ainsi peut-elle être cette argile dans les mains du potier, argile qui se laisse façonner selon l’image prise par le prophète Jérémie (Jr 18). Cette expérience est d’une telle richesse qu’elle va être la source fondamentale des œuvres doctrinales de la sainte.

Cette nouvelle vie qui s’ouvre a été aussi préparée par la lecture des œuvres de St Augustin. C’est un des saints préférés de Thérèse : « J’aime tout particulièrement saint Augustin, d’abord parce que le couvent où j’ai été pensionnaire était de son Ordre, ensuite parce qu’il a été pécheur. De fait j’ai toujours goûté une consolation particulière auprès des saints que le Seigneur a tirés du péché ; il me semblait trouver en eux du secours : si Dieu leur avait pardonné, il pouvait me pardonner à moi-même » (V 9,7).

La rencontre décisive de Thérèse avec Augustin eut lieu pendant qu’elle lisait les Confessions : « A peine avais-je commencé la lecture des Confessions de saint Augustin, qu’il me sembla me retrouver moi-même. Je me mis à prier instamment ce glorieux saint » (V 9,8). Dans ses Confessions, l’évêque d’Hippone note : « Donne-moi, Seigneur, ce que tu commandes et commande ce que tu veux. ». Serait-ce là l’origine de sa « determinada determinación » “détermination déterminée” (cf. C 21, 1) de suivre désormais son Seigneur et Maître quel qu’en soit le prix ?

La poésie « Je suis tienne, pour toi je suis née » nous en offre une belle illustration : « (…) Que veux-tu donc, Seigneur, très bon, / que fasse un si vil serviteur ?/Quelle mission as-tu donnée/ à cet esclave pécheur ?/ Me voici, mon doux amour, / Doux amour, me voici/ Que veux-tu faire de moi ? » (PO 2, strophe 3).

Mais notre sainte a accueilli avec délice la quête d’Augustin pour chercher son Seigneur et Ami, et le trouver au-dedans de lui-même. Elle en fera mention dans le Chemin de Perfection : « Saint Augustin rapporte, vous le savez, qu’il chercha le Seigneur en divers lieux, et qu’il le trouva enfin au-dedans de lui-même . Pensez-vous que ce soit un petit avantage, pour une âme répandue au-dehors, de connaître cette vérité, de savoir qu’elle n’a pas besoin de monter au ciel pour s’entretenir avec son Père éternel et prendre auprès de lui ses délices, qu’elle n’a pas besoin non plus d’élever la voix pour lui parler ? Si bas qu’elle le fasse, il l’entendra, tant il est près d’elle. Pour aller à sa recherche, elle n’a pas besoin de prendre des ailes, elle n’a qu’à entrer en solitude, regarder au-dedans d’elle-même, et ne pas s’éloigner d’un hôte si excellent. Qu’en toute humilité, elle lui parle comme on parle à un père. » (C 28,2).

Nous en trouvons des traces aussi dans le Château Intérieur qui est un écho à la thèse augustinienne de l’intériorité. Son attachement à saint Augustin est palpable aussi dans la décision de Thérèse de donner à un ermitage de son premier carmel Saint-Joseph le nom de notre illustre évêque. Elle aime aussi mentionner son affection toute particulière pour d’autres saints qui se sont convertis. Ainsi le roi David et Marie-Madeleine seront maintes fois cités.

Rassemblons quelques lignes de force de cette miséricorde à laquelle Thérèse si souvent fait allusion.

La miséricorde de Dieu : l’autre nom de l’amour de Dieu.

La miséricorde selon sainte Thérèse exprime l’acte de Dieu qui efface la distance infinie entre la misère du pécheur et l’amour de Dieu. Il n’a de cesse de vouloir élever l’homme jusqu’à Lui, jusqu’à son intimité. À diverses reprises, elle utilise l’expression « la grande miséricorde de Dieu » (V 37,7 ; F 3,7 et LT 427,4). Elle est grande, en effet, cette miséricorde par ses manifestations, ses bienfaits. Grande, parce qu’elle est à la mesure de Dieu.

En considérant la grandeur de Dieu, Thérèse fait l’expérience du pardon gratuit des offenses, qui lui avaient mérité l’enfer. Dieu témoigne à son égard d’une grande pitié et de patience inlassable : « Nous sommes tombés pour avoir voulu te frapper d’un coup mortel, et toi, oubliant tout, tu nous tends de nouveau la main, (…) Bénie, une si immense miséricorde ! Louange sans fin à une si tendre compassion ! » (E 3,1).

Le récit que Thérèse fait de sa vie se présente comme un résumé de l’histoire du salut où Dieu se penche sur la misère de l’homme pour le recréer dans le Christ. On comprend alors pourquoi l’analyse de la miséricorde chez sainte Thérèse recouvre un champ aussi vaste : Dieu et l’homme. Toute son expérience inhale la bonne odeur du pardon offert par le Sauveur et dont les pages des évangiles font écho. La miséricorde divine est à la source de tout le développement moral de l’homme et l’invite à une vie nouvelle dans le Christ. La Madre donne à ce mot “MISERICORDE” ses plus beaux atours. Elle nous demande de les accueillir aujourd’hui. Ils nous ouvrent un chemin de liberté et de vie.

La rencontre avec l’Humanité du Christ dans l’oraison va faire percevoir à l’âme toute la tendresse et la proximité du Rédempteur, pleinement engagé au côté de l’homme pour le sauver. La miséricorde divine va révéler à Thérèse le vrai visage de Dieu, sa sagesse et son amour. Elle aimera le nommer le vrai consolateur : « Je crois pouvoir l’assurer, depuis que j’ai pris la résolution de servir de toutes mes forces ce bon Maître, ce doux consolateur, jamais je n’ai été dans la peine… » (V 40,20)

La miséricorde divine est sans cesse à l’œuvre et présente partout, jaillissement de la présence du Bien Aimé. Jésus Christ est l’incarnation de cette miséricorde divine. Le Fils de Dieu devient frère de Thérèse et celle-ci devient épouse du Christ. Elle comprend alors que la justice de Dieu à l’égard de l’homme, c’est sa miséricorde. A l’homme d’accueillir celle-ci pour vivre de la vraie vie

Ce qu’est l’homme.

La miséricorde révèle à l’homme sa dignité : « Tu as dit, ô mon Maître que tu venais chercher les pécheurs les voilà, Seigneur, les vrais pécheurs ! Et toi, mon Dieu, oublie notre aveuglement, considère uniquement les flots de sang que ton Fils a répandus pour nous. Que ta miséricorde resplendisse au sein d’une malice si extrême ! Souviens-toi, Seigneur, que nous sommes ton œuvre, et sauve-nous par ta bonté, par ta miséricorde ! » (E 8,3)

Ce que Dieu fait de l’homme.

La miséricorde divine est cause de l’Incarnation, de la Résurrection du Christ qui veut libérer l’homme de sa misère et se l’unir dans le partage de sa propre vie. Elle fait de tout être un être appelé à la sainteté, c’est-à-dire à l’identification avec le Christ qui l’entraîne à assumer pleinement l’expérience concrète de sa propre misère dans l’union à sa Passion. Le disciple du Christ se glorifie alors de sa faiblesse pour que se manifeste la miséricorde de Dieu. La miséricorde divine va porter l’âme à louer Dieu. L’homme accepte alors de ne plus compter sur ses propres forces mais sur la miséricorde divine. Il atteint alors une maturité chrétienne dans l’exercice de la charité. Ayant reçu l’amour de Dieu, il devient à son tour témoin et porteur de cette espérance à tous les blessés du péché.

L’Évangile de la miséricorde.

Le Dieu de Thérèse est un Dieu riche en miséricorde (Ep 2,4). Elle le montre dans le Livre de la Vie, et dans d’autres textes qui illustrent ses propos. Et Thérèse nous apparaît comme un témoin privilégié de cette proximité de Dieu. Cette proximité est le signe distinctif de la miséricorde divine dans la Bible. Le cantique de Zacharie nous en offre une illustration (Lc 1,67-79).

Thérèse fait l’expérience des prévenances et des tendresses de Dieu, exprimées en son Fils Jésus. Le Père est celui de la parabole de l’enfant prodigue, et n’est que miséricorde divine. Par l’Esprit Saint, Thérèse peut alors se détourner de sa misère morale pour se donner sans réserve. L’oraison sera le centre de sa vie, elle est ouverture à l’Esprit.

Thérèse nous montre Dieu, à la fois splendide de majesté et infiniment proche. Sa grandeur se révèle dans sa miséricorde, comme sa puissance. Cette bonne nouvelle du pardon offert à tous ceux qui osent croire qu’ils sont aimés de Dieu, malgré le poids de leurs péchés, Thérèse la proclame à qui veut l’entendre. En découvrant toujours plus clairement le visage et le cœur de Dieu, la Madre fonde sa foi et son espérance sur la miséricorde divine. Sa vie montre et condense cette histoire sainte qui n’est que l’histoire de la miséricorde de Dieu révélée aux hommes.

Aussi aime-t-elle chanter les bontés de son Seigneur, et nous invite à notre tour à entrer dans son action de grâce : « Misericordias Domini in aeternum cantabo (Les miséricordes de Dieu, éternellement je chanterai) » (Ps 88(89), 2)

Fr. Didier Joseph Caullery, o.c.d.

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