Chemins de vie avec Thérèse d’Avila

Thérèse d’Avila - Quand l’Amour transforme

« Il ne s’agit pas de craindre, mais de désirer » (V 8,5)

Nous marcherons avec la Thérèse en voie de conversion (1515-1556), de son enfance à sa pleine découverte de l’amour du Christ à l’âge de 39 ans.

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I - Ouvrir la grotte de son cœur

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A - Thérèse d’Avila : son contexte de vie

Voici une femme du XVIe siècle espagnol à la jonction de deux époques, dont le premier est le Moyen-Âge avec la vision classique de l’homme. L’être humain est au centre du monde, tandis que Dieu est représenté au ciel. Cette vision du cosmos éclate à l’époque de Thérèse. Non seulement l’homme n’est plus au centre, mais Dieu n’est plus en haut ; la terre tourne autour du soleil et elle n’est plus plate mais ronde. C’est toute une vision du monde, de l’homme et de Dieu qui est alors remise en question. Le cosmos a-t-il un centre ? La stabilité du monde et la place de Dieu sont bouleversées. C’est aussi une fracture au sein de l’Église avec la controverse protestante. C’est enfin la découverte du Nouveau Monde, de ses richesses fabuleuses. L’or et l’argent arrivent par centaines de tonnes en Espagne et au Portugal. Nous entrons dans l’époque moderne.

Thérèse n’est pas pour rien la sœur de conquistadors mais elle ne se lancera pas avec eux à la découverte de ce nouveau continent. Elle a trop soif de ce qui est éternel. « Pour toujours, toujours » sera son cri d’enfant alors qu’elle part avec son frère pour mourir martyre (Vie 1,4). Elle a alors sept ans et sait déjà communiquer son ardeur pour l’éternité puisqu’elle convainc son frère de la suivre. Ce n’est pas l’or des Indes qui l’intéresse, ni la conquête d’immenses espaces. C’est la vie de son âme et Celui qui s’y révèle. Voilà le nouveau continent que Thérèse souhaite conquérir : son intériorité habitée par Dieu.

« Il ne faut pas nous imaginer que nous sommes vides à l’intérieur de nous-mêmes… car il y a, au-dedans de nous, une autre chose plus précieuse – sans comparaison – que celle que nous voyons au-dehors. » (Chemin de perfection 28,10)

Thérèse va se faire le chantre de l’amitié avec Jésus par le chemin de l’oraison. En compagnie de cet ami, Thérèse va ouvrir la grotte de son cœur. Un immense espace d’amour s’ouvre à elle. La grande sainte qu’elle est devenue s’est d’abord appelée Thérèse de Ahumada y de Cepeda. Elle est née dans une famille espagnole où son père Alonso Sanchez de Cepeda régnait. Homme noble et généreux, certainement adulé par Thérèse, il tenait dans une main l’épée et de l’autre le chapelet. C’est l’idéal du noble chevalier. Après le décès de sa femme Catalina avec qui il a eu deux enfants, Don Alonso épouse en 1509 Béatrice de Ahumada. Il a alors trente ans et Béatrice quinze de moins. Ils auront ensemble dix enfants : après deux garçons, Thérèse naît le 28 mars 1515 à Avila en Castille.

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B - Se convertir ?

Thérèse a découvert la haute dignité de notre âme en laquelle Dieu demeure. Elle nous invite à faire de même en nous tournant vers Dieu par l’oraison, c’est-à-dire la prière silencieuse. Là est le cœur de la prière. En effet la prière n’est pas une suite de mots, mais le désir de s’ouvrir à une relation fondamentale, de communiquer avec Dieu.

Il s’agit en fait de se convertir à la réalité de notre humanité, humanité que Jésus vient assumer. Mais aussi de s’ouvrir à la venue de Dieu sur la terre des hommes, dans notre chair, et ce dès l’instant de la conception humaine. La conversion n’est pas le fruit d’un mouvement volontariste, mais l’ouverture du cœur à l’Amour de Dieu Sauveur. La grande tentation de l’être humain est de croire que pour être aimé, il faut le mériter, il faut montrer que l’on est aimable ; dans la relation à Dieu comme avec les autres. Or l’amour ne peut se posséder, il est ouverture du cœur au don de Dieu, dans un libre choix.

Laissons-nous guérir de tous nos manques d’amour, de nos blessures qui se sont ouvertes d’avoir mal été aimés et qui ne sont pas encore refermées. Apprenons aussi à demander pardon d’avoir mal aimé à notre tour. Sur ce chemin, « il ne s’agit pas de craindre, mais de désirer » (Vie 8,5) dirait Thérèse. Nous avons notre effort à faire, mais quant au salut nous ne le recevrons que de Dieu. Il n’est pas à la portée de notre humanité, mais il est don de Dieu. « C’est par grâce que nous sommes sauvés » (Ep 2,5), ce que Thérèse d’Avila découvrira peu à peu, quand la puissance de la grâce se manifestera dans son humanité fragile.

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II - Choisir de vivre

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A – Recevoir Jésus dans notre humanité

Accueillir Jésus c’est en même temps accueillir notre humanité, la vraie, pas celle idéalisée. C’est à un chemin d’incarnation que nous convie Jésus. Il a assumé notre humanité tout entière, il en a accepté la fragilité, la faiblesse, jusqu’à la dérision, jusqu’à la mort pour l’offrir à la puissance de résurrection de l’amour. Par son incarnation, Jésus prend notre vie à contre-pied. Depuis toujours, l’homme se rêve : « Vous serez comme des dieux » lit-on au ch. 2 de la Genèse. Dieu, lui, ‘rêve’ de l’homme dans la réalité de son être. Nous croyons que la toute-puissance va nous libérer et faire de nous des êtres heureux, libres de toute contrainte. Ainsi Jésus fait face à notre toute-puissance humaine, elle qui ne connaît ni ne comprend la puissance éternelle de l’Amour. Car il n’y a de vrai pouvoir que celui de l’amour. En effet aujourd’hui nous nous façonnons des corps qui se voudraient éternels, indestructibles et la fragilité nous révolte. Nous avons peur de la souffrance et la fuyons coûte que coûte. Nous avons peur de nos limites et nous nous les cachons, en pensant : « Ah ! Si les gens que je côtoie me voyaient tel que je suis, ils ne m’aimeraient pas ! » Et cependant nous ne pouvons pas toujours nous mentir, passer à côté de nous-mêmes. La réalité de notre humanité nous rattrapera un jour ou l’autre et alors que se passera-t-il ? De quelle drogue aurons-nous besoin pour assumer notre vie ? Thérèse nous propose un chemin, celui de l’oraison (prière silencieuse), pour entrer en dialogue avec le Christ et devenir son ami.

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B - Un Ami qui nous guérit

« L’oraison n’est rien d’autre, à mon avis, qu’un échange d’amitié où on s’entretient souvent et intimement avec Celui dont nous savons qu’il nous aime. » (V 8,5)

Rencontrer les saints dans leur fragilité humaine peut nous aider et nous donner espoir. Nous avons hélas peu de traces de la jeunesse de Thérèse, de ses combats, hors de ce qu’elle nous en a laissé. Nous pourrons cependant trouver matière à nous y reconnaître et à nous laisser entraîner comme elle par l’amour miséricordieux de Jésus. Car c’est l’amour qui nous aide à nous dépasser, à nous relever et à marcher avec nos frères et sœurs en humanité. Si Dieu vient nous rejoindre en Jésus, s’il se fait proche, c’est pour que nous apprenions à le recevoir. Il ne faut pas attendre d’être saints pour commencer, car nous n’y arriverons jamais !

« Le Dieu qu’il est, je vis qu’il est Homme, qu’il ne s’étonne point des faiblesses des hommes, qu’il comprend notre misérable nature, sujette à tomber souvent, du fait du premier péché qu’il est venu réparer. Bien qu’il soit Seigneur, je puis le traiter en ami, je comprends qu’il n’est pas comme ceux que nous prenons ici-bas pour des seigneurs. » (V37,5)

C’est cette proximité de Jésus qui a aidé Thérèse à grandir. Se laisser aimer tel que l’on est sous le regard de Dieu : c’est un chemin de guérison. Thérèse l’a d’abord vécu concrètement dans sa relation à sa mère.

La mère de Thérèse était une femme douce et pieuse, donnée à ses enfants. Thérèse a d’abord eu la chance d’avoir une famille où elle a découvert l’amour, où elle a reçu une riche éducation, ce qui était rare à l’époque pour une fille. Voici ce qu’elle écrit à propos de sa mère :

« Elle aimait les livres de chevalerie, sans faire de ce passe-temps le mauvais usage que j’en fis, car elle n’en négligeait pas son travail ; elle nous permettait de les lire, n’y cherchant peut-être que l’oubli de ses grandes souffrances, une manière d’occuper ses enfants et d’éviter qu’ils ne se dissipent. Mon père en était si fâché que nous devions éviter qu’il nous vît. Je pris l’habitude de les lire ; ce petit défaut surpris chez ma mère refroidit peu à peu mes aspirations et je me mis à négliger tout le reste ; je ne croyais pas que ce fût mal, alors que je perdais bien des heures, jour et nuit, à ce vain exercice, en cachette de mon père. Je m’y absorbais si totalement que lorsque je n’avais pas un livre nouveau, je ne prenais plaisir à rien. » (V 2,1)

En ces quelques lignes, nous percevons un peu du tempérament de Thérèse, passionnée par la lecture, peut-être comme les jeunes d’aujourd’hui par les diverses applications des smartphone… En fait elle recherche son petit espace privé, à l’abri du regard des parents, de manière un peu espiègle !

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C - Face à la mort …

Tout semblait aller pour le mieux pour Thérèse qui se rêvait à la lecture des romans de chevalerie. Mais la mort de sa maman vient briser les rêves de son adolescence. Malgré l’aide de nombreux domestiques, Béatrice mourra d’épuisement vers l’âge de 33 ans. « Elle garda dans la mort un visage si calme que ses enfants la croyaient endormie. Teresa ne comprit pas immédiatement l’étendue de sa détresse : elle ignorait encore le vide que la mort signifie pour les survivants. » [1]

Voici ce qu’elle en dit alors qu’elle a quatorze ans (et non douze) :

« Je me rappelle que lorsque ma mère est morte j’avais plus ou moins douze ans. Lorsque je compris ce que j’avais perdu, j’allai, tout affligée, devant une image de Notre-Dame, et je la suppliai d’être ma mère, avec beaucoup de larmes. Il me semble que bien que j’aie agi naïvement, ce me fut une aide, car il est visible que j’ai toujours trouvé cette Vierge souveraine chaque fois que je l’ai invoquée, et elle m’a enfin ramenée à elle » (V 1,7)

En perdant sa mère, c’est une compagnie, un modèle et un repère qui disparaît. Elle est probablement elle-même assez perdue : elle a besoin d’une mère pour la guider dans ce monde familial plutôt masculin où elle doit pourtant trouver sa place. Que faire quand le sol se dérobe ? Le danger du repli sur soi la menace. Heureusement elle a cette ressource qui pourrait sembler naïve, mais qui est d’une grande importance. Un chemin de confiance s’ouvre à elle : prendre Marie pour mère. Il lui suffit d’élever les yeux pour ne pas se retrouver seule. Ce geste simple que la foi rend possible lui permet de rester en relation avec la vie. Cela est vital pour elle comme pour nous. Thérèse aurait pu, à cet instant-là, cesser de grandir intérieurement. Elle choisit de rester en vie face à la mort. Cependant cela n’empêche pas Thérèse de sentir la brûlure de l’absence et le poids des jours pendant des mois ou des années. Thérèse frôlera d’ailleurs elle-même la mort à l’âge de 24 ans.

En ces moments graves, c’est le danger du repli sur soi qui, avec Thérèse, nous guette. D’autant que ce repli conduit au risque de nous durcir, de refuser de grandir et d’être fixés affectivement à cette période de notre vie. Ce genre d’expérience laisse des traces et a probablement fait réfléchir Thérèse sur le sens de sa vie.

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D - Le choix de la vie

Thérèse a choisi de se laisser rejoindre par Marie dans son épreuve. En prenant Marie pour mère, Thérèse décide de sortir d’elle-même et de sa souffrance. L’effort de la main tendue pour en appeler une autre est un réflexe de survie. Tendre la main par la prière, appeler, laisser l’autre, ici Marie, entrer dans le cœur et pouvoir y déverser le sien, pouvoir passer de sa souffrance à la présence de la Vierge, voilà le chemin de vie qui se présentait à Thérèse. Puis Marie la conduit peu à peu à la rencontre de son Fils. Thérèse découvre alors l’amitié de Jésus, quelqu’un avec qui parler simplement, de tout.

« Je ne savais pas comment faire oraison ni comment me recueillir… Comme le Seigneur m’avait déjà accordé le don des larmes, et que j’aimais la lecture, je me mis à rechercher les moments de solitude, à me confesser fréquemment, et à m’engager dans cette voie, avec ce livre Francisco de Osuna, Le recueillement mystique. Troisième abécédaire spirituel. pour maître… Je tâchais autant que possible de vivre en gardant en moi la présence de Jésus-Christ, notre Bien et Seigneur, et c’était là mon mode d’oraison » (V 6,7)

Ce chemin de conversion permet à Thérèse de ne pas se crisper sur ses forces de survie et de ne pas s’enfermer en elle-même derrière des carapaces. Ce serait se couper du monde en se réfugiant dans un autre monde, imaginaire. Aussi Dieu vient-il en nos vies pour nous aider à nous relever afin que notre être reste de plain-pied avec la vie. Encore faut-il l’accueillir ! Thérèse a fait ce choix : elle vient à Dieu comme elle est, sans attendre d’être parfaite, sans formules toutes faites. Ce qu’elle découvre, c’est un échange spontané et simple entre Dieu et elle, cet «  entretien d’amitié  » entre eux deux. Voilà le premier élément de ce qui va constituer sa vie d’oraison : elle nous invite à faire de même.

« Dans les affaires, les persécutions, les épreuves, lorsqu’on n’est pas dans la paix coutumière, aux heures de sécheresse, c’est un très bon ami que le Christ, car nous voyons l’Homme en lui, nous voyons ses faiblesses, ses épreuves et il nous tient compagnie ; si on en prend l’habitude, il nous est très facile de le trouver près de nous. » (V 22, 10)

Exerçons-nous à vivre avec le Christ dans les petits choix du quotidien. Quand la fermeture de cœur nous guette, décidons de sortir de nous-même vers le large !

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III - Aller à la source de l’amour

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A - Quand l’amour enchaîne…

Dieu est Amour et puisqu’il est amour, il se trouve au cœur de toute relation et il s’y cache. Mais parfois nos relations sont trop centrées sur nous-mêmes de telle sorte que nous y sommes enchaînés et que nous y enchaînons les autres. L’amour n’est plus alors relation, il est possession de l’autre pour soi. Dans ce cas, ce n’est pas l’autre que l’on aime, c’est plutôt soi à travers l’autre. Mais qu’en est-il de la liberté ? Qu’en est-il du droit d’autrui à vivre sa vie, à être à l’écoute de ses désirs ? Une telle relation ne peut plus grandir et risque au contraire de devenir destructrice : de la liberté, on est passé à la captation. On peut percevoir cette problématique dans la relation de Thérèse avec son père. Si Thérèse a perdu sa mère, il lui reste un père admiré, voire idéalisé. Pour sa part, le père n’a plus d’épouse à aimer, mais il lui reste ses enfants et surtout Thérèse avec sa jeunesse et son charme. Celle-ci a une vive conscience de l’attachement de son père à son égard.

« J’étais la préférée de mon père. » (V1,3) « Mon père avait pour moi un amour si excessif… » (V2,7) « Je lisais les Épîtres de saint Jérôme, elles me fortifièrent à tel point que je décidai de tout dire à mon père (de mon désir de vie religieuse), ce qui était pour moi comme prendre l’habit ; j’étais si attachée à l’honneur que j’estimais ne pouvoir revenir sur ce que j’avais dit. Mon père m’aimait tant que je ne pus rien obtenir de lui, pas plus que l’insistance des personnes à qui je demandai de lui parler. J’obtins seulement qu’il m’accordât de faire ce que je voudrais après sa mort… » (V3,7)

Thérèse, aussi, aimait énormément son père et leur relation avait peut-être quelque chose de fusionnel. La quête de l’amour fusionnel n’est-elle pas l’expression du désir inconscient de s’accaparer l’autre pour se rassurer, par peur de l’abandon ? Cette intensité de la relation entre eux deux fut exacerbée par la distance lorsque Thérèse aura le courage de se vaincre et d’entrer au monastère de l’Incarnation à l’âge de 20 ans.

« Je me rappelle, et c’est me semble-t-il la vérité, que lorsque je sortis de la maison de mon père [pour entrer au monastère] je souffris tant que je ne crois pas que ce puisse être pire quand je mourrai ; on eût dit que chacun de mes os se séparait des autres ; comme je n’éprouvais pas cet amour de Dieu qui détache de l’amour pour le père et les proches, je me fis en toutes choses si grande violence que, si le Seigneur ne m’eût aidé, mes considérations n’eussent pas suffi à me faire aller de l’avant. Il me donna le courage de me vaincre, et me permit d’agir. » (V4,1)

Quelle intensité du combat pour aller là où la Vie appelle ! Ici c’est la vie religieuse, pour d’autres ce sera l’engagement dans le mariage qui marque une rupture avec les parents. Il faut à Thérèse une grande force de volonté pour se dominer et rompre ses chaînes en décidant de quitter la maison de son père. C’est un acte qui lui a coûté car, comme elle l’écrit, elle ne sentait pas en son cœur l’amour sensible de Dieu. Dieu agit en nos vies, mais cela ne se fait pas sans nous !

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B - Mettre de l’air dans nos relations

On perçoit ici que l’amour comporte deux dimensions. Une dimension « passive », l’amour reçu, l’amour qui meut le cœur et puis cette autre dimension « active » de l’amour, l’engagement de la volonté. C’est ce que Thérèse vient de vivre. Elle remarque qu’il faut l’aide du Seigneur pour se dépasser, pour se dégager des liens non ajustés et être capable d’un choix libre. Mais c’est au prix d’une mort, d’un sacrifice personnel qui touche le plus profond de l’être. En effet c’est à ce niveau que nous vivons en vérité, que nos choix se font, que nos engagements se tiennent, que notre élan de vie prend racine. En ce lieu-là il y a un désir d’être infiniment aimé. Nos amitiés, nos amours viennent nourrir ce lieu, sans jamais le combler. C’est un ‘lieu’ qui appelle et vise à l’infini. Si nous sommes créés à l’image de Dieu, c’est parce qu’il y a un espace au-dedans de nous qui est de l’ordre du divin. C’est notre cœur profond. La grandeur de notre être se manifeste là par un appel à l’infini de l’amour, de la beauté.

Il ne s’agit pas de s’arracher à nos amours, au sens de les renier, de s’en couper et ne plus aimer. Thérèse n’abandonne pas son père, elle ne lui tourne pas le dos. Mais, paradoxalement, en prenant de la distance avec lui, elle va pouvoir le faire grandir à la mesure de son cœur fait pour aimer et être aimé. Ainsi nous avons à mettre de l’air dans nos relations pour les laisser vivre, grandir, pour laisser à l’autre sa liberté. Ce qui piège souvent nos relations, c’est notre peur de la solitude, de nous sentir abandonné : cette peur engendre bien des crispations inutiles.

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C - Un pas vers la source de la vie

« J’aimais tant mon père que je désirais pour lui tout le bien que je croyais obtenir en faisant oraison. Rien en cette vie ne me semblait supérieur à l’oraison ; ainsi, avec bien des détours, comme je le pus, j’entrepris de l’y amener. » (V 7,11)

Le cœur, en s’ouvrant à la vie divine qui coule au fond de lui, devient encore plus capable d’aimer, car il s’abreuve alors à la Source de tout amour. Il suffit que les deux cœurs soient tournés dans la même direction. Thérèse va désormais s’y employer. Elle y réussit si bien que son père découvre à son tour l’espace de sa propre liberté. Le père et la fille s’aimaient déjà tous les deux : cela était bon mais avait besoin d’être purifié. Ils devaient découvrir en fait que cet amour partagé ne venait pas d’eux, mais de Dieu et qu’il conduisait vers un amour encore plus grand. Il en est de même pour nous : nous sommes appelés à faire cette même découverte pour aimer en vérité.

« Mon père, avec l’opinion qu’il avait de moi et l’amour qu’il me portait, crut tout ce que je lui disais, il me plaignait même [d’avoir abandonné l’oraison]. Mais il avait atteint un état si élevé qu’à partir de ce moment il s’attarda moins auprès de moi, à peine m’avait-il vue qu’il s’en allait pour ne pas perdre son temps, disait-il. » (V 7,13)

Cette attitude n’est pas insensibilité ou indélicatesse : le cœur continue à aimer même si l’autre est à distance. Par la pratique de l’oraison, le père de Thérèse a découvert la liberté de son cœur. Il a expérimenté la proximité de Dieu, la puissance de sa résurrection. Il a pu élargir son besoin d’aimer et d’être aimé. Son amour avait besoin d’être transformé avant de goûter l’immense paix et la liberté de l’amour véritable.

« A cette époque, mon père fut atteint de la maladie dont il mourut en quelques jours. J’allai le soigner, plus malade dans mon âme qu’il ne l’était dans son corps, au milieu des vanités (…). Sa maladie fut pour moi une grande épreuve ; ce que les miennes m’avaient fait subir m’aida à le soutenir. Malade comme je l’étais, je me surmontais, et sachant que s’il me manquait, tout mon bien et tout mon bonheur me manqueraient, car pour moi il était tout cela, je m’armai de courage pour ne pas lui montrer ma peine et paraître insensible jusqu’à sa mort, alors qu’il me semblait, en le voyant s’éteindre, qu’on m’arrachait l’âme, tant je l’aimais. » (V 7,14)
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D - La pacification du besoin d’aimer

On ne peut s’empêcher d’aimer, et c’est dire aussi qu’on ne peut s’empêcher de souffrir. Parfois pour nous c’est trop dur, trop difficile, peut-être parce que l’amour de Dieu n’est pas suffisamment établi en notre cœur, comme le dit souvent Thérèse. Il nous est alors plus facile de nous fermer à l’amour et aux autres en nous durcissant. Pourquoi ne pas plutôt nous mettre en route comme l’a fait le père de Thérèse, ouvrir notre solitude et nos peurs à l’infinie miséricorde de Dieu, à sa douce et si proche présence ?

L’oraison se présente pour Thérèse comme un chemin de pacification de son amour expansif. Même si elle reste toujours sensible à son entourage, elle n’est plus dépendante de l’amour des autres. L’ouverture du cœur de Thérèse à l’action de Dieu a peut-être aussi pu la guérir de sa peur d’être abandonnée. Cette expérience de l’abandon lors de la mort de sa maman a dû laisser des traces très profondes en son cœur. Au-delà de cette hypothèse, cette réflexion veut souligner un des enjeux de l’oraison. « En Jésus Dieu nous a tout donné. Qui nous séparera de son amour ? » Cette affirmation de saint Paul doit, non seulement nous faire réfléchir, mais surtout nous encourager. Cependant, ne nous leurrons pas : si notre cœur profond se situe au niveau des racines de notre être, les blessures liées à des évènements majeurs de notre vie ne cicatriseront pas en un instant. Puisque ces zones sont souvent profondément enfouies dans notre mémoire, il faudra du temps pour guérir, donc de la patience et de l’espérance. Et aussi, parfois, alors qu’on s’y attend le moins, il faudra l’intervention du Seigneur.

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IV - Libérer sa capacité d’aimer

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A - « On m’aimait beaucoup »

Thérèse a une volonté de fer, mêlée à beaucoup de fierté ; elle a pu s’y appuyer pour traverser des moments difficiles, se lancer dans la vie. Mais elle a aussi une grande sensibilité, et une non moins grande affectivité. Avec ses talents naturels de charme physique et intellectuel, elle sait s’attirer l’amitié, se mettre au centre. Elle l’exprime en évoquant son passage dans un couvent d’Augustines où elle est éduquée avec d’autres jeunes filles :

« Mon inquiétude était telle qu’au bout de huit jours, et peut-être moins, j’étais beaucoup plus contente que dans la maison de mon père. Toutes mes compagnes l’étaient de moi, car le Seigneur me faisait cette grâce ; partout où j’étais, je satisfaisais tout le monde, on m’aimait donc beaucoup. » (V 2,8)

La coquetterie aidant, le besoin de s’attirer de l’affection va ainsi la poursuivre pendant de longues années sans qu’elle puisse arriver à prendre de la distance :

« Je considérais le bon plaisir de ma sensualité et ma vanité plutôt que ce qui convenait à mon âme ». (V 3,2)

Thérèse est comme nous : elle cherche le bonheur, elle cherche à plaire, à aimer.

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B - Apprendre à aimer

Dieu vient faire sa demeure parmi nous pour que nous fassions notre demeure en Lui. Ce faisant, il ne vient pas restreindre nos relations, mais leur donner sens et profondeur. En venant dans notre cœur, le Seigneur vient en fait libérer notre capacité d’aimer. Ce chemin de libération se fait progressivement. Comme pour Thérèse, nous avons à prendre de la distance avec nos passions captatrices pour découvrir l’amour véritable.

Il s’agit en compagnie de Jésus d’aller plus avant, sans renier nos besoins d’être aimé. L’enjeu est d’apprendre à aimer l’autre pour lui-même. Voilà la condition pour croître dans l’amour et laisser son cœur respirer aux dimensions de l’infini pour lequel il est fait. Cela comporte un long chemin de maturation affective ! En effet le monde nous attire et notre désir d’être aimés nous met parfois dans des situations délicates : il nous enchaîne plus qu’il ne nous libère. Thérèse a certes dû se faire violence pour corriger la relation d’amour avec son père. Mais il lui a fallu encore plus de temps pour connaître la libération de son cœur à un niveau plus profond, dans sa relation avec Dieu comme avec les hommes.

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C - Le besoin de plaire

Thérèse entre au monastère parce que Dieu l’y attire en profondeur, mais aussi avec des motivations qui peuvent laisser songeur. Comme elle l’écrit à propos de cette décision, elle est marquée par la peur de l’enfer (V 3,6). Il faut bien sûr replacer cette peur dans son contexte : la question du salut était souvent présentée de manière terrorisante avec un Dieu décrit comme un Juge intraitable. Ainsi Thérèse n’est pas tant tournée vers Dieu, que vers elle, vers sa propre peur. De plus, Thérèse ne se voit pas mère de famille comme la sienne.

Pourtant si Thérèse a quitté le monde, le monde la rejoint avec ses soucis, ses joies et ses peines. Beaucoup de personnes viennent au monastère de l’Incarnation pour converser auprès d’elle. Dans toutes ces confidences son cœur maternel y trouve son compte. Avec les confidences elle retrouve toutes les joies et les peines du cœur humain, toute l’humanité. Elle peut ainsi consoler et être indirectement consolée. Cette consolation peut avoir sa part positive et cependant demande à être transformée. Une question nous est adressée, comme à Thérèse : pour quoi ou pour qui agissons-nous quand nous cherchons à faire le bien ?

Thérèse avait une soif intense d’amitié et peut être même de se trouver au centre de ces amitiés. La petite fille et la jeune femme aimée de son père a gardé en effet ce besoin d’être aimée, et aussi de plaire.

« Sur notre chemin habitait un frère de mon père. Il voulut me garder chez lui quelques jours. La lecture de bons livres en castillan l’occupait uniquement, et son sujet de conversation était presque toujours Dieu et la vanité du monde. Il me demanda de lui faire la lecture, et bien que cela ne me plût point, je montrai le contraire ; car j’ai toujours extrêmement aimé à faire plaisir aux gens, même lorsque cela m’ennuyait ; à tel point que ce qui eût été vertu en quelqu’un d’autre fut chez moi une grande faute, car cela m’incita souvent à manquer de prudence. » (V 3,4)

Ce besoin de plaire va l’accompagner longtemps et l’orienter vers d’autres relations.

« J’avais un très grand défaut qui me nuisit gravement ; dès que je sentais que quelqu’un avait de l’inclination pour moi, s’il me plaisait, j’avais tant d’affection pour lui que ma mémoire lui demeurait fortement attachée ; sans intention d’offenser Dieu, j’étais pourtant heureuse de le voir, de penser à lui et aux bonnes choses que je voyais en lui. C’était si néfaste que mon âme en était tout égarée. Après avoir vu la grande beauté du Seigneur, personne, en comparaison, ne me sembla bien, ni digne de m’occuper.… Il me suffit de me rappeler un petit peu ce Seigneur pour retrouver ma liberté. » (V 37,4-5)

Apparemment il n’y a rien de malhonnête en ces attachements. Et cependant cette tendance révèle une trace de dépendance affective. Il est nécessaire que la guérison descende plus profondément dans le cœur de Thérèse pour qu’elle découvre un espace encore inconnu de liberté et de fécondité. Ce sera la grâce du chemin qui va s’ouvrir en elle au moyen de l’oraison : là va vivre et se déployer une profonde amitié avec le Christ.

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D - L’oraison élargit le cœur

D’abord c’est la découverte de l’oraison :

« Je ne savais pas comment faire oraison ni comment me recueillir. Je me mis à rechercher les moments de solitude, à me confesser fréquemment, et à m’engager dans cette voie, avec (un) livre pour maître. Je tâchais autant que possible de vivre en gardant en moi la présence de Jésus-Christ, notre Bien et Seigneur, et c’était là mon mode d’oraison. » (V 4,7)

Le Seigneur l’accompagne sur ce chemin pour l’encourager, car elle est un peu perdue dans son affectivité. Elle traverse vingt années déchirantes jusqu’à un moment décisif :

« Mon âme donc, était déjà lasse, mais, malgré mon désir, mes misérables habitudes ne la laissaient pas en repos. Il arriva qu’un jour, en entrant dans l’oratoire, je vis une statue rangée là ; on l’avait apportée pour certaine fête qu’on célèbre dans la maison. Elle représentait un Christ tout couvert de plaies, et elle inspirait tant de dévotion que sa vue me troubla toute, car elle représentait bien ce qu’Il a souffert pour nous. J’éprouvais un tel regret d’avoir montré si peu de reconnaissance pour ses plaies que je crus que mon cœur se brisait et je me jetai devant lui en versant des torrents de larmes, le suppliant de me fortifier une fois pour toutes afin de ne plus l’offenser… » (V 9,1)

Thérèse lit à la même époque la conversion de saint Augustin dans ses Confessions [Saint Augustin, Confessions, livre VIII, ch. 12]. Après un long combat intérieur, Dieu rejoint Augustin au plus profond de son désarroi et ouvre son cœur. Thérèse se sent comprise et d’une façon indirecte, nous livre là son propre combat et son incapacité à le mener seule. Ce combat va pourtant durer encore. Face l’avis de personnes qui ne comprenaient pas son chemin, Thérèse va persévérer dans l’oraison (V 23,16-17). Comme pour St Augustin, il lui faudra l’intervention du Christ qui lui dit : « Je ne veux plus que tu converses avec les hommes… » (V 24,5). Et c’est ce qui advient en effet : elle arrive enfin à prendre de la distance avec des relations encombrantes !

L’incapacité de Thérèse à s’arracher aux affections a été le creuset nécessaire de sa conversion radicale au seul amour de Dieu. La parole définitive du Christ lui communique une énergie nouvelle, indomptable.

« A partir de ce jour-là, j’eus le courage de tout quitter pour Dieu. ». (V 24,7-8)

La Parole de Dieu réalise ce qu’elle dit : elle procure force et paix.

« Cela s’est bien réalisé, car jamais plus je n’ai pu fonder une amitié, ni recevoir des consolations, ni éprouver un amour particulièrement vif, qu’il ne s’agisse de personnes dont j’entends bien qu’elles aiment Dieu de cette façon et cherchent à le servir ; ce me fut impossible, et peu m’importe qu’il s’agisse de parents ou d’amis. » (V 24,6)

Très clairement, Thérèse attribue cette transformation affective à l’action de Dieu dans l’oraison :

« Le Seigneur m’a enseigné une manière d’oraison qui me fait avancer davantage, qui me détache beaucoup plus des choses de cette vie, me donne plus de courage et de liberté. » (Relation 2,2)

Thérèse est devenue enfin libre pour aimer. Il a fallu du temps pour qu’elle en arrive là et ce peut être une source de consolation pour nous et d’espérance en nos vies. En donnant notre cœur à Dieu, nous ne le perdons pas, mais nous le retrouvons transfiguré. C’est ce qu’illustre cette citation attribuée à St Augustin :«  Dieu en faisant attendre, étend le désir ; en faisant désirer, il étend l’âme ; en étendant l’âme, il la rend capable de recevoir. Désirons donc, mes frères parce que nous devons être comblés ».*Saint Augustin, 63e traité sur St Jean, ch.13, 31

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V - Devenir humble

Dieu n’a pas envoyé son Fils pour juger le monde, mais le sauver (Jn 3,14-21). C’est par grâce que nous sommes sauvés : cela ne vient pas de nous mais du don de Dieu (Ep 2,4-10). Accueillir le salut en Jésus suppose d’avoir compris que nous ne pouvons pas nous sauver par nous-mêmes. En effet nous ne sommes pas les auteurs de notre vie mais nous la recevons de Dieu ; il en est de même pour le salut. Il n’est pas à prendre mais à recevoir gratuitement. Le chemin du salut est donc une voie d’humilité où nous apprenons à marcher à la suite du Christ doux et humble de cœur.

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A - Dieu veut nous sauver

Notre amour doit être libéré de toute prétention. « Dieu n’a pas envoyé son fils pour juger le monde, mais pour le sauver. » Il nous faut apprendre à entrer dans la logique de l’amour, dans la logique du Dieu de Vie qui se révèle être Amour. Or si Dieu est Vie, il ne peut donner la mort : « Dieu n’a pas fait la mort » (Sg 1,13). Le Seigneur ne peut donner ce qui peut nous détruire : sur ce dernier point, nous nous suffisons à nous-mêmes. En ce qui concerne la jalousie, l’orgueil, la haine, la rancune, nous n’avons pas besoin de Dieu. Nous sommes hélas suffisamment habiles à nous punir les uns les autres. De même, si nous ne sommes pas à l’origine de notre vie, nous pouvons très bien l’être en ce qui concerne notre mort. Il suffit d’ouvrir les pages de nos journaux pour voir ce qu’il se passe lorsque nous sommes livrés à nous-mêmes. Dieu est Vie, il ne peut rien donner d’autre que la Vie. Mais il ne peut, ni ne veut, au nom de l’amour et du respect qu’il nous doit, enfreindre notre liberté. Si nous le refusons, si nous nous refusons à toute relation, il ne pourra entrer dans notre cœur. « C’est moi, le Seigneur, ton Dieu, qui t’ai fait monter de la terre d’Egypte ; ouvre large ta bouche, et je l’emplirai. Mon peuple n’a pas écouté ma voix, Israël ne s’est pas rendu à moi ; je les laissai à leur cœur endurci, ils marchaient ne suivant que leur conseil. Ah ! si mon peuple m’écoutait, si dans mes voies marchait Israël, en un instant j’abattrais ses adversaires.  » (Ps 81,11-15) Dieu donne la vie, il donne son amour. A nous donc de ne pas craindre, mais de désirer cet amour. L’accueil de son amitié nous sauvera de nous-mêmes, de nos désarrois, et de nos peurs.

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B - Le piège de la fausse humilité

C’est bien souvent la peur, la honte qui nous éloigne de l’amour de nos semblables comme du reste, de l’amour de Dieu. Thérèse en a fait l’expérience, jusqu’au piège d’arrêter de faire oraison en raison de ce qu’elle pensait être de l’humilité :

« Je commençai, de passe-temps en passe-temps, de vanité en vanité, d’occasion en occasion, à m’exposer à de si grands dangers, mon âme se laissa ravager par de telles vanités, que j’eus désormais honte de me rapprocher de Dieu dans l’étroite intimité de l’oraison ; d’autant plus qu’à mesure que croissaient mes péchés, le goût des choses vertueuses vint à me manquer. Je voyais très clairement, mon Seigneur, que cela me faisait défaut parce que je vous faisais défaut, à Vous. Le démon me tendit là ses plus dangereuses embûches, sous apparence d’humilité : voyant mon égarement, je me mis à craindre de faire oraison. » (V 7,1)

Thérèse éprouve un sentiment de culpabilité et de honte en expérimentant son indignité en même temps que son impuissance à faire le bien. Elle s’enferme dans ce cercle dangereux qui consiste à se punir soi-même de son indignité. L’un des ressorts de ce mouvement intérieur est de croire qu’en se punissant on va pouvoir faire son salut, en quelque sorte balayer sa propre faute et retrouver son innocence. En se détournant de Dieu on se retourne en réalité sur soi, comme si par-là on pouvait avoir accès de nouveau à sa vie. C’est croire que l’on est à l’origine de sa propre existence. Il faut bien du temps pour s’arracher à soi-même et se tourner à nouveau vers Dieu. Peut-être parfois, a-t-on besoin de « toucher le fond » pour comprendre que le salut ne se trouve point en soi, mais en Dieu ?

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C - Se laisser vaincre par l’amour

Il y a besoin que des fissures apparaissent dans notre carapace d’orgueil pour que la lumière de Dieu puisse s’y infiltrer. On passe alors progressivement de ce cri prétentieux « moi tout seul » à cet autre cri, « Seigneur, j’ai besoin de ton amour pour vivre. » Thérèse le dit à sa façon en évoquant comment les sermons l’éclairèrent sur elle-même :

« D’une part les sermons m’apportaient un grand réconfort, d’autre part ils me tourmentaient ; je comprenais alors que je n’étais pas celle que j’aurais dû être, sous beaucoup d’aspects. Je suppliais le Seigneur de m’aider ; mais à ce qu’il me semble maintenant, je devais avoir le tort de ne pas mettre toute ma confiance en Sa Majesté et de ne pas perdre toute celle que j’avais en moi. Je cherchais un remède, je faisais des efforts ; mais je ne comprenais pas que tout cela ne sert pas à grand-chose si, repoussant entièrement la confiance en nous-mêmes, nous ne la reportons pas sur Dieu. Je désirais vivre, comprenant bien que je ne vivais point, mais que je luttais avec une ombre de mort ; il n’y avait toutefois personne pour me donner la vie, et je ne pouvais la prendre moi-même. » (V 8,12)

C’est un combat entre la mort et la vie pour Thérèse ! Peut-être cette crispation, ce repli sur soi, sont-ils le fruit d’une fausse compréhension de l’humilité ? Face à ce cercle vicieux, il n’y a qu’un seul remède : se laisser vaincre par l’amour. Les apôtres se sont affrontés au même combat. Pierre ne refuse-t-il pas que Jésus, lui, le maître et Seigneur s’agenouille devant lui pour laver ses pieds ? (Jn 13) C’est par humilité qu’il semble refuser… De la même façon que nous nous protégeons parfois de l’amour. Quelle erreur faisons-nous ainsi ! Il s’agit au contraire de faire confiance à l’Amour, de déposer les armes devant Lui, de quitter nos habitudes de mort pour recevoir la Vie ! Ne nous appuyons plus sur nos suffisances, fions-nous en Dieu !

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D - Devenir humble pour accueillir la vie

« Gardez-vous, mes filles, d’une certaine humilité faite d’une grande inquiétude de la gravité de nos péchés que suggère le démon ; il trouve ici bien des façons d’oppresser les âmes, jusqu’à les éloigner de la communion et de la pratique personnelle de l’oraison ; elles ne le méritent point, leur suggère le démon. Elles en arrivent à se croire si abandonnées de Dieu, étant donné ce qu’elles sont, qu’elles doutent presque de sa miséricorde. (…). Je connais cela pour y être passée. L’humilité n’inquiète pas, elle ne trouble pas, elle n’agite pas l’âme, si grande soit-elle, mais elle s’accompagne de paix, et d’une savoureuse tranquillité. Au contraire, elle la dilate et la rend apte à servir Dieu davantage. » (C 39,1-2)

A travers le propos de Thérèse on comprend l’origine et le ressort de la véritable humilité. Elle n’est pas une vertu que l’on se donne, que l’on se construit, mais, comme l’amour, elle est le fruit d’une relation. De la même façon que devant l’immensité de la nature, à la mer, à la montagne on est progressivement saisi, pris de vertige. Puis peu à peu on commence à se quitter soi-même, à laisser les soucis s’en aller, tellement le paysage prend toute la place. On perçoit alors très bien notre néant, sans en être pour autant écrasés, car en un même mouvement, l’âme s’ouvre à l’espace qui se profile et peu à peu l’accueille. Là est le paradoxe : on s’ouvre à son néant, lorsque nous sommes mis devant l’immensité. C’est alors la grâce qui passe : nous nous dilatons à la mesure de ce que nous contemplons. C’est bien une grâce, le don de la Création à notre âme. Il en est ainsi de notre relation à Dieu lorsque nous quittons tous les bruits de notre amour propre.

« Quand l’Esprit de Dieu agit en nous, nul besoin n’est de chercher le fond des choses pour en tirer humilité et confusion ; l’humilité que le Seigneur lui-même nous inspire est bien différente de celle que pourraient nous valoir nos pauvres petites considérations ; cela n’est rien comparé à la véritable et clairvoyante humilité que le Seigneur nous révèle ici. (…) Nous rejetons bientôt de notre âme la crainte servile. Une crainte d’ami fidèle, beaucoup plus élevée, la remplace. On voit naître un amour de Dieu entièrement désintéressé ; on désire des moments de solitude pour mieux jouir de ce bien. » (V 15,14)

Ce bien, c’est la présence du Christ, l’intimité avec le Christ. Par sa venue parmi nous, il est venu chercher notre amitié. Or l’ami ne punit pas, il cherche le bien. Dieu est le Créateur de tout cet univers qui se découvre à chaque génération plus gigantesque encore. Il pourrait être craint s’il n’était venu nous manifester sa présence, nous faire le don de sa personne :

« Trêve aux timidités que certaines personnes confondent avec l’humilité. Non, l’humilité ne consiste pas à refuser une faveur que vous fait le roi, mais à l’accepter en comprenant combien vous en êtes indigne, et à vous réjouir de cette grâce. Jolie humilité, lorsque l’Empereur du ciel et de la terre est venu tout exprès dans ma maison, me donner une marque de sa faveur et se réjouir en ma compagnie, que de refuser par humilité de lui répondre, de rester près de lui de prendre ce qu’il me donne, mais, au contraire, de le laisser seul ; et lorsqu’il m’invite à lui demander ce dont j’ai besoin, qu’il m’en prie même, de rester pauvre par humilité, et même le laisser repartir déçu de voir que je tarde à me décider. N’ayez cure, mes filles, de ces humilités-là, mais traitez-le en père, en frère, en maître, en époux, tantôt d’une manière et tantôt de l’autre ; il vous enseignera lui-même ce que vous devez faire pour le contenter. » (C 28,3)
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VI - Prendre le large

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A - De la peur à l’audace

Jésus vient nous révéler l’attente de Dieu vis-à-vis de nous : cette attente est exprimée dès le livre de la Genèse. Adam et Eve « entendirent le pas du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour. L’homme et sa femme se cachèrent devant le Seigneur Dieu parmi les arbres du jardin. Le Seigneur Dieu appela l’homme : "Où es-tu ?" dit-il. » (Genèse 3,8-9) Dieu cherche l’homme, recherche sa présence. Il l’appelle avec amour : « où es-tu, où te caches-tu ? Je suis proche de toi et toi loin de moi. Pourquoi te caches-tu loin de moi ?’ En même temps il l’interpelle en lui disant ‘où en es-tu de ta vie ?’, comme pour l’inviter à faire le point. « Où en es-tu de ta vie ? » Cette question résonne jusqu’à nous aujourd’hui. Comment y répondons-nous ?

Dieu est en quête de l’humanité ! L’homme et la femme se cachent par peur. Quel paradoxe ! Mais de qui faut-il avoir peur ? De Dieu ou de nous-mêmes ? Car nous avons vu que le Dieu qui se présente à nous est un Dieu de vie, non pas de mort. Il veut nous faire passer de la peur à la confiance et même à l’audace. Thérèse a osé aller plus loin en écoutant la voix de son cœur et en se tournant vers l’infini. Cette poésie en témoigne :

« O Beauté qui surpassez toutes les beautés ! Sans blesser vous causez douleur et sans douleur vous défaites l’amour des créatures. O nœud qui unissez ainsi deux choses si inégales vous unissez celui qui n’a pas d’être avec l’Etre qui est sans fin. Sans rien avoir à aimer, vous aimez, vous grandissez notre néant. » (Poésie 6).

N’est-ce pas ces moments de plénitude que nous cherchons ? Avec Thérèse, voulons-nous oser prendre le large ? Allons-nous oser faire ne serait-ce qu’un petit pas, notre petit pas ? Nous n’allons pas « planer », mais au contraire mieux assumer l’être que nous sommes.

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B - Cultiver les grands désirs

Dieu vient pour nous donner accès à de larges espaces ! N’est-ce pas un appel à la confiance ? Sur ce chemin, il ne s’agit pas tant d’avoir confiance en soi, en ses capacités ou ses valeurs. Ce n’est pas d’une construction seulement humaine qu’il s’agit, mais d’un édifice spirituel. Il s’agit d’accueillir pas moins que Dieu. En fait ce serait même un danger que de compter sur ses propres forces. Trop s’appuyer sur soi montrerait que l’on se connaît bien mal, manifester une certaine présomption. Tôt ou tard nous serons confrontés à nos limites, aussi puissants soyons-nous. Ici, tout en s’engageant totalement, il s’agit d’apprendre à vivre dans la foi et à se laisser saisir par un amour plus grand :

« Ayons une grande confiance, car il convient beaucoup de ne pas minimiser nos désirs, mais, comme Dieu nous l’a dit, croire que si nous prenons courage, nous obtiendrons peu à peu, même si cela n’est pas immédiat, ce que de nombreux saints atteignent avec Sa faveur ; car si jamais ils ne s’étaient déterminés à le désirer et, peu à peu, à se mettre à l’œuvre, ils n’auraient pas atteint un état si élevé. Sa Majesté veut des âmes courageuses. Elle est leur amie, à condition qu’elles vivent dans l’humilité, sans nulle confiance en elles-mêmes. » (V 13, 2)

C’est justement lorsque l’âme fatigue qu’elle est invitée à se tourner encore plus vers le Seigneur. Il n’est pas un maître exigeant qui attend que nous soyons parfaits. Il vient à nos devants pour nous aider à continuer le chemin. Dieu ne nous demande pas d’être invincibles, mais d’apprendre à compter sur lui, à compter avec lui, à avoir confiance en lui. Thérèse nous encourage à ne pas limiter nos désirs dans leurs élans et à les laisser s’accomplir en Dieu. Il s’agit de désirer l’infini au sein de nos limites et d’affronter les peurs qui s’y opposent. La résolution de cette tension se fera dans l’ouverture progressive de notre cœur à l’action de Dieu en nous, à Son œuvre.

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C - Dieu à l’œuvre

D’une part Thérèse nous exhorte à nous engager en vue de libérer en nous le désir d’aimer avec les œuvres qui l’accompagnent. D’autre part elle a nettement conscience que cette dynamique de la fidélité ne peut qu’être l’œuvre de Dieu en nos cœurs.

« J’ai eu souvent présent à l’esprit ce que dit Saint Paul, que nous pouvons tout en Dieu (Ph 4,13) ; je comprenais bien que par moi-même je ne pouvais rien. Cela me fut très utile, avec ce que dit saint Augustin : ‘Donne-moi, Seigneur ce que tu m’ordonnes, et ordonne-moi ce que tu veux.’(Saint Augustin, Confessions X, ch. 29) Je me rappelais souvent que saint Pierre n’a rien perdu à se jeter à la mer, malgré la peur qu’il eut ensuite. Ces premières résolutions sont une grande chose, bien qu’à ce premier degré d’oraison il soit nécessaire de cheminer plus lentement et de suivre les avis de prudence d’un maître ; mais il faut veiller à ce que ce maître soit tel qu’il n’enseigne pas à imiter les crapauds et ne se contente point de ne former l’âme qu’à la chasse aux lézards. L’humilité doit toujours aller la première pour nous apprendre que les forces dont nous avons besoin ne viendront pas de nous-mêmes. » (Vie 13,3)

Pour Thérèse, l’audace ne s’oppose pas à l’humilité mais au contraire : en se risquant avec audace, Thérèse va de l’avant et grandit dans l’humilité, comprenant peu à peu que c’est Dieu qui œuvre en elle. Son appui est l’amitié du Christ qui la libère des appuis affectifs aliénants :

« J’ai reconnu que le vrai moyen de ne pas tomber, c’est de s’attacher à la croix et de mettre sa confiance en Celui qui a daigné s’y étendre. Je le regarde comme l’Ami véritable, et depuis, je me sens si puissante, que si l’aide de Dieu ne me manquait pas, je résisterais, me semble-t-il, au monde entier soulevé contre moi. Avant de comprendre clairement cette vérité je désirais beaucoup qu’on me porte de l’affection ; à présent je ne m’en soucie plus. » (Relation 3, 1-2)

Il en est de même pour nous. C’est la présence de l’amour sauveur de Dieu en nous qui nous permettra d’avancer sur ce chemin et de nous affranchir de notre ego. Le Seigneur pourrait nous dire : « La sainteté, ce n’est pas une vertu, ce n’est pas toutes tes vertus. La sainteté, ce n’est pas tes qualités les plus éminentes, ce n’est pas tes sacrifices les plus héroïques, ce n’est pas ta perfection. La sainteté, c’est Moi, Dieu, en toi, l’homme. » Marie Noël, Notes intimes, Stock, 1988, p. 61. Il nous faut changer de repères pour accéder au large !

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D - Changer de repères

Ce chemin vers le large nous invite à compter sur Dieu plus que sur nous-même. L’oraison, en nous ouvrant à la présence intérieure du Dieu d’amour, crée en nous un autre espace et d’autres repères. Thérèse parle de cette expérience d’une vie nouvelle après sa conversion déjà évoquée :

« A partir d’ici, c’est un nouveau livre, ou plutôt une nouvelle vie : celle dont j’ai fait le récit était ma vie ; celle que j’ai vécue depuis que j’ai commencé à parler de ces choses de l’oraison est celle de Dieu vivant en moi, à ce qui me semblait ; car je comprends qu’il m’eût été impossible autrement de perdre en si peu de temps de si mauvaises habitudes et de renoncer à de si mauvaises actions. Loué soit le Seigneur qui m’a délivrée de moi-même. Lorsque j’eus commencé à fuir les occasions et à m’adonner davantage à l’oraison, le Seigneur commença à m’accorder ses faveurs comme s’il eût désiré, semblait-il, que je veuille bien les recevoir. » (Vie 23,1)

Une telle nouveauté peut décontenancer au début. Nous avions telle façon d’être avec les autres et même avec soi-même, telle façon de réagir aux conflits par la peur, le mépris ou l’anxiété. Et pourtant peu à peu certains plis, certains défauts, disparaissent. Les autres peuvent le percevoir et nous le faire remarquer, à notre surprise ! Ils peuvent eux-mêmes être interpellés quand ils nous voient prendre patience, pardonner, être plus à l’écoute qu’auparavant. Tout ce changement intérieur peut nous troubler. Il faut alors s’appuyer sur les repères extérieurs que nous avons afin de continuer sans angoisse le chemin intérieur. Ces repères sont le plus souvent les rythmes liés à notre travail, à nos obligations familiales ou engagements divers. Ces cadres extérieurs nous aident à gérer ce changement de repères intérieur : quand la Vie de Dieu s’invite, cela peut nous déstabiliser ! Prendre le large, larguer les amarres ne veut pas dire nécessairement changer tout de suite de cadre de vie.

Un point particulier sera le changement de notre rapport au temps, signe d’autres déplacements intérieurs. Notre ancrage dans le monde se situera dans la profondeur de notre être, à distance de l’instantanéité et des urgences pas si urgentes. Nous pourrons apprendre à résister à la frénésie de nous tenir au courant des derniers scoops ou avoir moins besoin de nous situer par rapport au nombre d’amis sur les réseaux sociaux. Certes au début cela peut nous faire peur, peur de tomber dans le vide, de croire que l’on sera moins en prise avec la vie. Cependant sans s’en apercevoir le cœur se pacifie, se fortifie. Ce qui se perd en surface, se gagne en profondeur. Le fait de prendre du recul nous donne plus d’assurance. Et lorsque l’adversité survient, nous aurons plus de force pour la traverser et lui donner sens.

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VII - Se livrer à l’amour de Jésus

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A - Jésus se livre pour nous

Lors de la semaine sainte, nous contemplons la semaine décisive de la vie de Jésus sur terre. Elle s’ouvre par la fête des Rameaux où Jésus est acclamé comme roi. Mais Jésus surprend nos attentes humaines en se présentant à dos d’âne. Ce n’est pas un roi puissant chevauchant sa monture guerrière mais un roi pacifique qui s’avance vers Jérusalem. On l’accueille comme un roi, on étend des manteaux et des rameaux sous ses pieds, selon un geste qui manifeste l’allégeance. Pourtant quelques jours plus tard les mêmes personnes lui cracheront au visage. Malheur aux vaincus, à l’homme sans pouvoir, sans prestance. Surtout malheur à celui qui trompe les attentes humaines. Malgré tout Jésus s’avance vers sa destinée, libre des regards posés sur lui. Il s’avance à mains nues car son message est tout autre.

Qu’est-ce qui pousse ainsi le Christ à s’offrir ? Thérèse a compris par expérience que c’était son amour pour l’humanité. Ce n’est pas un amour général et vague qui en définitive ne s’adresserait à personne. C’est son amour pour chacun de nous. Christ vient ressusciter notre cœur pour y déployer sa vie et il le révèle à Thérèse :

« Sa Majesté l’a dit ainsi à la Cène : ‘J’ai désiré avec ardeur’ (Lc 22,15). Comment, Seigneur, n’avez-vous pas envisagé la douloureuse mort dont vous alliez mourir, si pénible, si effrayante ? ‘Non, car mon grand amour, mon désir du salut des âmes, surpassent incomparablement ces peines ; celles, immenses, que j’ai endurées et que j’endure depuis que je suis sur terre sont assez grandes pour que les autres soient néant en comparaison.’ » (5D 2,13)

Trois figures de l’évangile et Thérèse vont nous aider à entrer dans le mystère du don.

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B - Avec Marie de Béthanie : accompagner Jésus

La première est la femme de Béthanie, identifiée à Marie dans l’évangile de saint Jean 12. Elle a compris l’amour de Jésus et l’exprime au cours d’un geste insensé pour les convives d’alors :

« Comme il se trouvait à Béthanie, chez Simon le lépreux, alors qu’il était à table, une femme vint, avec un flacon d’albâtre contenant un nard pur de grand prix. Brisant le flacon, elle le lui versa sur la tête. Or il y en eut qui s’indignèrent entre eux : "A quoi bon ce gaspillage de parfum ? Ce parfum pouvait être vendu plus de 300 deniers et donné aux pauvres." Et ils la rudoyaient. Mais Jésus dit : "Laissez-la ; pourquoi la tracassez-vous ? C’est une bonne œuvre qu’elle a accomplie sur moi. Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous et, quand vous le voudrez, vous pourrez leur faire du bien, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. Elle a fait ce qui était en son pouvoir : d’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement. » (Mc 14,3-8)

Marie a l’intuition de ce qui va se passer et rien ne peut l’empêcher d’aller au-devant du désir de Jésus, pas même les regards des convives. Elle est dans la relation, eux dans l’efficacité. Son geste leur semble insensé et maladroit : il y avait mieux à faire. Pourtant ils ne se doutent pas qu’ils passent à côté de Celui qui s’est fait pauvre pour eux, eux qui semblent avoir souci des pauvres. Elle, elle a manifesté son amour avec ce qu’elle avait, avec tout son être. En versant le parfum, c’est elle-même qui se donne. Elle est à l’écoute du cœur de Jésus et a devancé son geste en se donnant elle-même, à sa façon. C’est ce qui a touché Jésus. Deux cœurs se sont rencontrés, se sont ouverts à une relation plus large, plus fondamentale. Il n’en va pas de l’efficacité humaine, comme de la logique de l’amour. Thérèse, très marquée par la figure de Marie de Béthanie chante avec elle

« Cette divine prison,
de l’Amour avec lequel je vis,
a fait mon Dieu captif
et libre mon cœur ;
Mais voir mon Dieu prisonnier
Cause en moi une telle passion
Que je meurs de ne pas mourir. » (Poésie 1)
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C - Contrairement à Judas, espérer

Un des convives réagira autrement, sans doute déçu par la personne de Jésus. Le Christ ne vient-il pas de dire qu’il va mourir ? Très probablement cet homme a déçu Judas. Judas, trompé en son espoir ne croit plus en Jésus. Il pense avoir marché avec un doux illuminé. Il n’a pu, pas su, plonger dans l’âme de Jésus, percevoir la puissance de l’amour à l’œuvre dans la fragilité de ce corps. Quand Marie livre un vase de parfum, Judas livre un homme, l’Homme. Judas a peut-être cru faire une bonne œuvre à sa façon, comme Marie. Mais son intention n’est pas aimante.

Voilà comment débute cette semaine décisive : par une trahison. Cela ne va pas pour autant arrêter l’œuvre de Jésus, ni son espérance de sauver même Judas.

« Le soir venu, Jésus arrive avec les Douze. Et tandis qu’ils étaient à table et qu’ils mangeaient, Jésus dit : "En vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera, un qui mange avec moi." Ils devinrent tout tristes et se mirent à lui dire l’un après l’autre : "Serait-ce moi ?" Il leur dit : "C’est l’un des Douze, qui plonge avec moi la main dans le même plat. » (Mc 14,17-20)

A la manière des prophètes, Jésus ne vient pas condamner mais avertir Judas ; et par là il espère son repentir.

« Et tandis qu’ils mangeaient, il prit du pain, le bénit, le rompit et le leur donna en disant : "Prenez, ceci est mon corps." Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna, et ils en burent tous. » (Mc 14,22-23)

Marie a tout donné en versant le parfum sur la tête de Jésus. Jésus se donne totalement à Judas au cours du repas. Il donne son amitié avec la paix, il donne son amour avec le vin qui deviendra son sang. Avertissement ultime. Judas s’enfonce dans la nuit… et nous peut-être avec lui… Qui est Jésus pour nous ? Voilà plusieurs années que nous essayons de marcher sur ses pas, autant que possible, que nous avons essayé de faire oraison. Et puis nous avons trouvé peut-être sécheresse et difficultés à avancer. Il y a aussi les épreuves de la vie familiale ou professionnelle. Où est Jésus dans nos épreuves ?

N’oublions pas que Thérèse aussi a eu la tentation d’abandonner le Christ. Certes l’oraison était l’espace qui s’ouvrait en elle à la rencontre de son amitié. Elle pouvait ainsi converser avec Jésus, lui confier ses difficultés et peu à peu, passant de ses soucis à cette présence aimée, son âme se pacifiait. Mais au monastère, forte de son succès, de sa capacité de séduire, des entretiens répétés avec les galants, Thérèse s’éloigna de son Seigneur. Voici comment elle relit cette expérience qu’elle qualifie de ‘trahison’ :

« Je restai près de vingt ans au milieu de cette mer orageuse, tombant, me relevant, imparfaitement sans doute, puisque je retombais encore. (…) Oui, je peux le dire, c’est une des existences, les plus pénibles qu’il soit possible d’imaginer. Je ne jouissais pas de Dieu, et je ne trouvais pas de satisfaction dans le monde. Etais-je au milieu des jouissances frivoles, la pensée de ce que je devais à Dieu venait y mêler l’amertume ; étais-je avec Dieu, les affections mondaines jetaient le trouble dans mon âme. C’est là une guerre si cruelle, que je ne sais comment j’ai pu la soutenir, je ne dis pas tant d’années, mais un mois seulement. Et malgré tout, je vois très bien que le Seigneur usa envers moi d’une grande miséricorde en me laissant, tout engagée que j’étais dans le monde, la hardiesse de faire oraison. Je dis la hardiesse. Y a-t-il, en effet, une hardiesse comparable à celle d’un sujet qui trame une trahison contre son roi, qui sait que sa trahison lui est connue, et qui, néanmoins, se tient sans cesse en sa présence ? Nous sommes tous sous le regard de Dieu, mais ceux qui s’adonnent à l’oraison s’y trouvent, me semble-t-il, d’une façon spéciale. Ils voient que Dieu les considère, tandis que les autres passent quelquefois plusieurs jours sans même se rappeler qu’il a les yeux fixés sur eux. » (V 8,2)

Si le terme de trahison peut nous étonner, il faut le prendre au sérieux dans la bouche de Thérèse : elle reconnaît avoir trahi son Ami, ou du moins l’avoir renié comme Pierre lors de la Passion.

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D - Comme Pierre, attendre la Miséricorde

Tentation de trahir Jésus d’un côté parce qu’il ne tient pas ses promesses, tentation de se renier soi-même de l’autre côté parce qu’on a honte de soi et du coup, tentation de se punir en laissant le maître de la vie de côté. Il n’y a alors plus d’espérance et nous sommes livrés à nous-mêmes. A la suite de Jésus, mille tentations nous assaillent qui viennent saper notre espérance, attiédir notre foi. Le rocher sur lequel nous nous sommes appuyés semble faire défaut. Aux heures ultimes de nos engagements humains, nous sommes comme Pierre qui vacille en voyant cet homme, cet ami, se laisser bousculer, humilier sans réagir. Jésus n’a même pas cherché à se défendre, à prendre l’épée, à tenir tête : Pierre ne peut plus suivre. Pierre fait défaut à Jésus parce que Jésus fait défaut à son attente. Il voyait en Jésus le héros, et ce n’est qu’un misérable qu’il semble avoir sous les yeux. Après son triple reniement, le souvenir de la parole de Jésus lui percera pourtant le cœur : « Pierre se mit à jurer avec force imprécations : "Je ne connais pas cet homme dont vous parlez." Et aussitôt, pour la seconde fois, un coq chanta. Et Pierre se ressouvint de la parole que Jésus lui avait dite : "Avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois." Et il éclata en sanglots. » (Mc 14,66-72)

Pierre entend au fond de son cœur l’avertissement que Jésus lui avait fait à propos de son reniement. Il s’est lancé comme un fanfaron à la suite de Jésus, promettant de donner sa vie pour lui. Il s’aperçoit de sa lâcheté et pleure maintenant de honte. Pourtant, par-delà son dépit, et à la différence de Judas, Pierre reste en relation. C’est là que l’attendra Jésus à la résurrection pour lui dire qu’il est pardonné, que l’amour en lui est vainqueur de sa misère. Alors l’espérance renait, mais dans une autre dimension de la vie, celle d’une autre vie plus grande, la vie de Dieu en nos cœurs.

« Ô bonté infinie de mon Dieu, il me semble vous voir et me voir ainsi ! Ô délice des anges, quand je vois cela, je voudrais tout entière m’anéantir d’amour pour vous ! Qu’il est donc vrai que vous supportez celui qui ne supporte pas votre présence ! Ô quel bon ami vous faites, mon Seigneur, comme vous le choyez, comme vous le supportez, comme vous attendez qu’il se fasse à votre nature, tout en supportant, Vous, la sienne ! Vous tenez compte, mon Seigneur, des moments où il vous aime, et il suffit d’un grain de repentir pour que vous oubliiez combien il vous a offensé. Je l’ai vu clairement par moi-même, et je ne comprends pas, mon Créateur, pourquoi tout le monde ne tenterait pas de se rapprocher de vous dans cette intime amitié… » (V 8,6)
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IIV - Portés par l’amour

Vers la lumière de Pâques !…

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Évangile selon saint Marc 16, 1-8

“Quand le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des aromates pour aller oindre le corps. Et de grand matin, le premier jour de la semaine, elles vont à la tombe, le soleil s’étant levé. Elles se disaient entre elles : "Qui nous roulera la pierre hors de la porte du tombeau ?" Et ayant levé les yeux, elles virent que la pierre avait été roulée de côté : or elle était fort grande. Étant entrées dans le tombeau, elles virent un jeune homme assis à droite, vêtu d’une robe blanche, et elles furent saisies de stupeur. Mais il leur dit : "Ne vous effrayez pas. C’est Jésus le Nazarénien que vous cherchez, le Crucifié : il est ressuscité, il n’est pas ici. Voici le lieu où on l’avait mis. Mais allez dire à ses disciples et à Pierre, qu’il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit." Elles sortirent et s’enfuirent du tombeau, parce qu’elles étaient toutes tremblantes et hors d’elles-mêmes. Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur…”

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A - Le tombeau ouvert

Ce matin-là n’est pas un matin ordinaire, c’est un grand matin. C’est le lever du soleil, le moment où la lumière dissipe les ténèbres et quelles ténèbres, celles de la mort. Trois femmes qui étaient au pied de la croix lors de la mort de Jésus s’avancent dans cette lumière naissante avec une question : qui nous roulera la pierre ? Mais sur place, elles observent qu’elle a été roulée de côté. Le texte parle ici d’une grande pierre que ni les femmes, ni une garde romaine de seize hommes n’auraient pu rouler. Plus que les détails sur le nombre de personnes nécessaires pour la rouler, cette très grande pierre renvoie à ce qu’elle signifie. Elle renvoie à la mort qui sépare les hommes de façon implacable. Une pierre grande comme la mort ferme le tombeau. Par quelle force mystérieuse a-t-elle été déplacée ?

Outre les trois femmes, le seul personnage présent est le jeune homme vêtu d’une robe blanche assis à l’intérieur. Les femmes étaient donc précédées. Elles sont venues pour oindre un mort et c’est un jeune homme en blanc qu’elles trouvent ! Une vie plus forte que la mort les a précédées. Elles sont frappées d’effroi, sans pouvoir aller plus loin. Leur élan vers le mort, vers la mort, est brisé. Il leur faut la parole du jeune homme pour que la situation puisse progresser, car devant la situation, la compréhension est défaillante. Il manque quelque chose pour trouver le sens des évènements. Ce qui se passe là, dépasse la raison : il faut une parole. La mémoire des femmes est défaillante, paralysée. Ce que leur mémoire conserve, c’est Jésus de Nazareth, le Crucifié, celui qui est encore percé de clous. Et bien celui-là est ressuscité !

Crucifixion et résurrection sont associées en cette annonce. Il nous faut passer de l’une à l’autre, de la nuit du tombeau à la lumière naissante. Le Jésus de la croix, son cadavre, n’est pas ici, dans ce lieu de la mémoire blessée. Car il y a un lien entre le tombeau et la mémoire. Regardez le lieu où il n’est plus, regardez en vous, laissez votre mémoire se guérir de tout son savoir sur la vie et la mort, de tous les deuils qui ont laissé leurs traces et n’ont pas encore cicatrisé. Regardez et contemplez le jeune homme en blanc, assis. La pierre du tombeau est roulée, c’est un vivant qui fait face.

Cette lourde pierre, c’est peut-être notre mémoire, enfermée par le passé, qui ne lâche pas prise. Or voilà, il n’y a plus de cadavre ! Les femmes sont venues chercher un corps, elles repartent les mains vides avec une promesse. Voulons-nous bien choisir la vie, repartir avec elles ? Heureux qui croient sans avoir vu et qui laissent l’espérance entrer dans leur cœur  ! Les femmes sont entrées dans un sanctuaire où désormais le Seigneur de la vie règne en toute liberté. Elles ont touché un lieu saint et en tremblent de peur, de cette peur sacrée. Puis elles sont renvoyées à leur quotidien. C’est là qu’il faut maintenant chercher la présence du Ressuscité. Seul Jésus peut ouvrir nos tombeaux, cette grande pierre de la tristesse qui accable. Seul Jésus ouvre en nous le sens de la vie, d’une autre relation à la vie et aux autres.

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B - Découvrir notre vie au large

Thérèse a eu une vie singulière, riche de relations avec Dieu et tant de contemporains. La puissance de la vie divine a fait irruption dans son humanité fragile et Thérèse s’est laissée toucher, captiver. Le désir de Dieu l’a saisie et elle est entrée dans ce désir avec toute sa volonté jusqu’à être comblée. Thérèse a reçu des grâces singulières qui l’ont préparé à sa vocation, à sa mission de fondatrice et de Docteur de l’Eglise. C’est son appel, sa vocation. Autres sont sans doute nos appels, nos désirs, nos vocations. Justement Thérèse n’est pas à imiter ; elle est là pour nous inspirer. Elle a reçu les grâces dont elle avait besoin. A nous de découvrir notre propre appel et d’accueillir le don de Dieu, de laisser notre désir s’exprimer. L’important est de trouver notre centre, l’appel qui donnera sens à notre vie.

Comme les femmes de l’évangile, nous pouvons tourner autour de notre vie, vivre notre quotidien dans une vie empreinte de trop de mort. Nos pas s’arrêtent alors au tombeau. Ici la question des femmes « qui nous roulera la pierre ? » peut devenir en nous prière. Nous pouvons expérimenter parfois combien est lourde cette pierre qui obstrue la porte de notre cœur ou de notre intelligence. C’est la vie habituelle de celui qui n’a pas découvert la vie de Dieu en son cœur et qui court après sa vie. Or « à quoi me sert-il que le Christ soit né une fois de Marie à Bethléem, s’il ne naît pas aussi par la foi dans mon âme ? » (Origène, Commentaire de l’évangile de Luc, 22,3 (Sources Chrétiennes n° 87, p. 302)

Nos vies sont comme une préparation à l’évènement d’une nouvelle vie donnée à la résurrection. Nous sommes invités à nous laisser saisir par l’inouï de Dieu en laissant là les aromates de nos petits projets. C’est un appel à s’ouvrir à de nouveaux repères, ceux d’une vie au large. Que l’espérance ouverte par la Résurrection bouscule notre quotidien !

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C - Vivre notre quotidien avec le Ressuscité

Que l’on ne s’y trompe pas, nous restons dans le monde, dans notre quotidien. Ce qui change en nous, c’est notre façon d’être au monde, dans le monde. Thérèse est claire sur ce point. Elle nous invite à vivre à fond ce que nous avons à vivre :

« Il sera bon, mes sœurs, de vous dire dans quel but le Seigneur accorde tant de faveurs en ce monde… Sa Majesté ne peut nous accorder une plus grande faveur que de nous faire vivre dans l’imitation de la vie de son Fils tant aimé ; j’ai donc la certitude que ces faveurs tendent à fortifier notre faiblesse (…) Ne cherchez pas à être utiles au monde entier, mais à celles qui vivent en votre compagnie ; votre action, ainsi, sera plus efficace, et c’est à leur égard que vous avez le plus d’obligations… Ainsi, vous servirez le Seigneur non seulement abondamment, mais d’une manière qui lui sera très agréable, c’est dans vos moyens, et ce que vous accomplirez ainsi montrera à Sa Majesté que vous pourriez faire beaucoup plus ; il vous récompensera donc autant que si vous lui gagniez beaucoup d’âmes.(…) Enfin, mes sœurs, voici ma conclusion : ne construisons pas de tour sans fondement, car le Seigneur considère moins la grandeur des œuvres que l’amour avec lequel on les fait ; et si nous faisons ce que nous pouvons, Sa Majesté nous aidera à faire chaque jour davantage si nous ne nous lassons pas, bientôt… » (7D 4,4.14.15)

C’est l’Amour qui veut nous conduire : laissons-nous donc mener par le Seigneur. L’oraison est pour Thérèse le chemin par lequel nous pouvons le mieux suivre et servir notre Seigneur, nous ouvrir à son amour. Et l’oraison bien conduite nous pousse à accueillir l’être que nous sommes et à l’inscrire au quotidien de la vie, là où nous sommes plantés. Être dans le monde, mais le cœur en présence de Dieu, en présence de la joie profonde et de la paix. Le quotidien nous attend, cependant nous ne serons pas banals si notre cœur est porté par l’amour. Le monde a besoin de notre espérance. Bonne route !

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[1Marcelle Auclair, La vie de Thérèse de Ste Thérèse d’Avila, Seuil 1960, p. 28

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