Saint Jean de la Croix Méditation et contemplation

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I - Méditation et contemplation chez Jean de la Croix

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1) Introduction

Ce témoignage d’un père de famille en pleine activité sociale et familliale : « l’exemple du livre « Camille C » du Père Caffarel, m’a permis de tenir jusqu’à ce que je finisse par m’en remettre à un prêtre qui m’a ouvert les yeux sur la vérité. J’étais alors désespéré. Dès lors, ce que je vivais depuis plusieurs années comme un anéantissement inexplicable, puis comme un mourir vivant depuis mars 2012, est devenu le plus beau cadeau qui soit : l’avènement de Dieu dans une vie. En fait, c’était tout simple : j’avais tout simplement une vocation contemplative un peu extrême, les 3 signes qu’indique Jean de la Croix pour le passage à la contemplation surnaturelle se trouvant étendus à toute la vie »

Ce témoignage rejoint d’autres témoignages de laïcs manifestant leur compréhension du passage de la méditation à la contemplation. Nous avons tous nos singularités, nos histoires humaines et notre propre façon de répondre à l’appel de Dieu. Dieu appel à entrer en son intimité en toute vie, et pas seulement dans la vie religieuse. Il y a cependant une ligne directrice que nous montre St Jean de la Croix.

Parler de l’aventure spirituelle chez ceux qui sont attirés par la recherche de Dieu, c’est avant tout asseoir la vie de prière sur de bonnes bases. Et quelles meilleures bases que de se reporter aux chapitres 5-7 de l’évangile selon St Matthieu, le discours sur la Montagne. Il ne faut pas se décourager à leur lecture, mais se mettre humblement et patiemment en route forts de la Miséricorde qui nous accompagne. Mise en route nécessaire pour aller à la suite du Christ, pacifier son cœur et se mettre à l’écoute de cette voix de fin silence qui s’y murmure et qui dit Dieu. Il ne s’agit pas en cette matière de se soumettre à une loi divine, mais il s’agit de se donner comme lui-même se donne. Nous n’allons pas à la rencontre de l’Amour, de Celui qui est l’Amour, pour ses bienfaits, mais pour lui, pour le rencontrer, Lui. Dieu nous est donné totalement en Jésus Christ et il nous invite à le rencontrer. Il nous invite à découvrir sa beauté, beauté cachée aux regards superficiels. Cette rencontre se fait dans la foi à sa parole qui révèle à notre âme son trésor : Dieu. Dieu vit en elle et l’ennoblit de sa Beauté et c’est ainsi que nous pourrons découvrir notre vérité.

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2) - Oraison

Au cœur de ce discours sur la Montagne, Matthieu nous présente un enseignement sur la prière en une invitation à se retirer dans la partie la plus intérieure de la maison et là, prier le Père dans le secret.


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A - La Loi accomplie par une justice abondante (5,21-47)

1) rapport entre frères (21-26)
2) rapport entre l’homme et la femme (27-32)
3) rapport avec les hommes dans la vérité de la parole donnée (33-37)
4) rapport avec les ennemis (38-47)

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B) La justice faite dans le secret, devant le Père (6.1-18)

Introduction : les hommes ou le Père (1)
1) l’aumône dans le secret (2-4)
2) la prière dans le secret (5-15)
3) le jeûne dans le secret (16-18)

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C) L’engagement exigé par la justice du Royaume (6,19-7,11)

1) l’attachement aux vrais valeurs (6,19-24)
2) l’abandon à la Providence (6,25-34)
3) ne pas juger (7,1-5)
4) persévérance dans la prière : demander, chercher, frapper(7-11)


C’est une invitation à entrer en notre intériorité. Ce mot d’intériorité que veut-il dire aujourd’hui ? Est-ce le lieu de notre activité cérébrale, intellectuelle, est-ce le lieu où surgissent nos fantasmes, est-ce le lieu de notre imaginaire avec ce qu’il a de meilleur ou de pire, est-ce ce dont nous parlons quand nous sommes sur le divan du psychanalyste ? Il ne faut pas restreindre cette dimension de notre être à ce que nous en percevons avec nos sens, sous le regard de l’empirisme. Pour aller là, en cette dimension de l’intériorité, il faut emprunter le regard de la foi. C’est que l’homme passe l’homme, il est plus grand qu’il ne le pense, qu’il ne le perçoit. Les mystiques en essayant de nous décrire leur expérience nous rappellent que nous avons une âme et nous disent qu’il y a en nous, au plus profond de notre âme un lieu sacré où Dieu demeure. Il s’agit alors non pas seulement d’exercer notre intelligence, notre mémoire, mais d’ouvrir plus loin encore un autre « espace ». Le lieu du cœur profond. On pourrait alors dire que la prière d’oraison est la prise de conscience de notre intériorité et son ouverture à Dieu. Au Dieu vivant de Jésus Christ. Hb 11:6 « Or sans la foi il est impossible de lui être agréable ; car il faut que celui qui s’approche de Dieu croie que Dieu existe, et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent. » Sous le regard de la foi, il s’agit de croire que Dieu agit en nous. C’est l’enjeu du passage de la méditation à la contemplation.

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1) Méditation

C’est alors que les conseils que nous donne Jean de la Croix nous sont précieux. Il nous aide à repérer sur notre chemin les pas de Dieu, il nous invite à être attentifs à sa présence agissante au plus profond de notre être en une sorte d’intériorisation progressive. Dieu est présent en nous et c’est là qu’il faut le chercher. Il y a une dynamique à suivre qui emprunte les voies de notre psyché, aller du plus extérieur au plus intérieur, des sens au cœur profond. Pour s’ouvrir progressivement à son intériorité l’âme est invitée à prendre des textes de la Bible et à les méditer. La méditation a besoin du support de l’imagination pour se représenter des scènes, pour réfléchir sur Dieu.

« la méditation, acte discursif qui se sert d’images, de formes et de figures : par exemple, imaginer le Christ crucifié, ou à la colonne, ou en un autre lieu ; ou bien Dieu sur un trône, en grande majesté ; ou encore considérer et imaginer la gloire comme une très belle lumière, etc. ; et de même pour n’importe quelle autre chose, soit divine soit humaine, qui peut tomber dans l’ imagination. » 2Mt12,3 « la méditation qui analyse et organise les pensées »1 NO9,8

Par cette application de ses facultés naturelles, l’âme peu à peu se recentre, unifie ses pensées, prend de la distance avec l’agitation de la journée, se pacifie. Or ce n’est qu’un début. Avec le temps et l’habitude, il lui est plus facile et rapide de se recentrer, de se passer de tout ce qui encombre l’imaginaire, des soucis, des projets de la vie pour se simplifier. Mais Dieu n’est pas au bout de notre imagination, il n’est pas le produit de notre imagination. Il dépasse infiniment tout ce que l’on peut penser, ou imaginer de lui. Nous nous approchons de Dieu à partir de ce que nous sommes, à partir des représentations que nous nous faisons de lui. Or Dieu est encore au-delà de notre imaginaire. Tout ce que l’on peut goûter ou concevoir de lui, n’est pas lui. La méditation n’est donc qu’un passage, souvent obligé, une sorte de palier. Nous trouvons des explications de Jean de la Croix dans son livre de la Montée du Mont Carmel, au second livre (2Mt).

2Mt13, « 1. Afin que cette doctrine ne reste pas confuse, il s’agit, dans ce chapitre, de faire savoir à quel moment et à quelle occasion il conviendra que le spirituel abandonne la méditation discursive qui se pratique au moyen des images, des figures et des formes dont nous avons parlé, afin de ne les abandonner ni trop tôt ni trop tard. C’est pourquoi, autant il convient, pour aller vers Dieu, de les abandonner à temps afin qu’elles ne soient pas un obstacle, autant il est nécessaire de ne pas délaisser, avant le temps, la méditation faite avec le secours des images afin de ne pas revenir en arrière. En effet, bien que les activités de ces facultés ne soient pas, pour les progressant, un moyen qui amène à l’union, elles servent toutefois aux débutants de moyen éloigné pour disposer et habituer leur esprit aux choses spirituelles par le moyen de leurs sens et pour vider peu à peu le domaine des sens de toutes les autres formes et images ordinaires, temporelles, profanes et naturelles. C’est pourquoi nous allons énoncer maintenant quelques signes et quelques repères qui permettront au spirituel de savoir s’il convient ou non d’abandonner maintenant l’activité de ses facultés. »
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2) Contemplation

La méditation s’appuie sur notre imaginaire, sur nos sens, notre sensibilité, la façon dont nous percevons le monde. Nous pouvons ainsi reconstruire intérieurement des scènes de l’Évangile. Nous pouvons ainsi nous transposer au temps de Jésus, nous mettre à la place des personnages et nous retrouver en compagnie du Christ. C’est d’un grand avantage pour s’imprégner de son message, de sa présence. Et cependant cette présence même nous échappe. Car Dieu n’est pas au bout de notre imagination, il n’est pas une création de notre imaginaire. Mais c’est bien une relation qui s’instaure peu à peu ainsi. Comme une mise en présence progressive. Cela est plus immédiat quand on prend le Notre Père comme objet de la méditation, que l’on essaye de comprendre ce qui y est signifié. Et lorsqu’en même temps l’on essaye de penser à qui l’on s’adresse. Dieu nous devient peu à peu présent parce que nous nous mettons en sa présence, car il est déjà là qui nous attend, dans le silence, au-delà de toute construction de notre imaginaire. Or cette relation est appelée à grandir, à s’affiner, à s’intérioriser. Il y a alors un passage important à vivre que va nous décrire Jean de Croix. C’est une invitation à entrer un peu plus en son cœur, à passer du produit de notre intelligence, de notre imaginaire, à une expérience plus simple de la relation à Dieu. L’âme est alors invitée à entrer peu à peu dans la confiance en cette relation intérieure avec le Dieu vivant. A ne plus faire seulement confiance en ce qu’elle produit en son imagination, en ses efforts, mais à laisser peu à peu la place à l’action du Seigneur en elle. Elle était active dans ses choix d’images, de scènes évangéliques qu’elle méditait. La voici maintenant incapable de poursuivre ce chemin. D’active qu’elle était, il lui faut entrer dans le silence et se mettre à l’écoute de ce qui se passe alors, des pas de Dieu en son cœur. Il est important de noter ici que ce passage, que cette modification dans la prière, a aussi des répercussions dans notre façon d’être. Il y a une transformation de la façon de vivre les relations avec Dieu, mais aussi avec les autres et soi-même. Il faut en effet à l’âme apprendre à faire confiance en ce qui se passe alors en elle, en Celui qui agit en elle, au plus près d’elle. Et qui dit faire confiance, dit apprendre à ne plus tenir les rênes, apprendre à n’être plus en situation de contrôle intérieur, à ne plus posséder son âme. Cela peut faire peur. C’est dire aussi que ce chemin invite à une restructuration profonde de notre affectivité et que donc il peut prendre du temps, voire des années.

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3) Repères pour s’ouvrir à la contemplation

Mais lisons Jean de la Croix lorsqu’il nous indique les signes à repérer pour aller sans se tromper sur ce chemin :

2Mt 13, « Le premier consiste à prendre conscience qu’on ne peut plus méditer ni réfléchir avec l’imagination, ni trouver en cela du plaisir comme auparavant ; bien plus, on trouve de la sécheresse en ce qui auparavant avait coutume de captiver les sens et d’apporter un profit. Mais tant qu’on pourra réfléchir dans la méditation et qu’on en tirera profit, on ne doit pas l’abandonner, si ce n’est quand l’âme entre dans la paix et la quiétude dont il est question dans le troisième signe.

Le deuxième existe quand on se rend compte qu’il n’y a aucun avantage à engager l’imagination, ou n’importe quel sens, dans des domaines particuliers, soit extérieurs soit intérieurs. Je ne dis pas que l’imagination ne puisse aller et venir car, même dans le cas d’un recueillement plus profond, elle a l’habitude d’agir en toute liberté, mais je dis que l’âme n’a plus de goût à la faire agir délibérément dans d’autres domaines.

Le troisième et le plus sûr consiste en ce que l’âme aime à rester seule en portant une attention amoureuse à Dieu sans considération particulière, en paix intérieure, quiétude et repos et sans acte ni exercice des facultés, mémoire, intelligence et volonté — au moins sans actes discursifs qui consistent à passer de l’un à l’autre — mais avec seulement l’attention et la connaissance générale amoureuse dont nous parlons, sans connaissance particulière et sans comprendre ce dont il s’agit…

Cependant, il est vrai que, au début, lorsque commence cet état, la connaissance amoureuse ne se remarque presque pas. Cela pour deux raisons : l’une parce que, au début, la connaissance amoureuse a coutume d’être très fine, très délicate et presque imperceptible ; l’autre parce que l’âme étant habituée à l’exercice de la méditation, qui relève totalement du domaine des sens, elle ne remarque pas et ne sent presque pas cette nouveauté imperceptible qui relève du domaine de l’esprit. Cela se vérifie surtout lorsque, n’y comprenant rien, elle ne se laisse pas apaiser et s’efforce de recourir à la méditation plus accessible aux sens. Ainsi, bien que la paix intérieure amoureuse soit plus abondante, l’âme ne peut ni la sentir ni en jouir. Toutefois, lorsqu’elle sera plus habituée à se laisser apaiser, cette connaissance amoureuse et générale de Dieu grandira en elle, et elle la sentira davantage ; elle la goûtera plus que toutes les autres choses car elle lui procure, sans qu’elle fasse d’effort, paix, repos, saveur et délices.  »

2Mt12, « Il faut savoir que les sens dont nous parlons particulièrement ici sont deux sens corporels intérieurs qu’on appelle « imagination évocatrice » et « imagination créatrice »… À ces deux facultés appartient la méditation, acte discursif qui se sert d’images, de formes et de figures inventées et fabriquées par ces deux sens : par exemple, imaginer le Christ crucifié, ou à la colonne, ou en un autre lieu ; ou bien Dieu sur un trône, en grande majesté ; ou encore considérer et imaginer la gloire comme une très belle lumière, etc. ; et de même pour n’importe quelle autre chose, soit divine soit humaine, qui peut tomber dans l’imagination. L’âme doit se défaire de toutes ces images et garder son imagination dans l’obscurité afin de parvenir à la divine union, étant donné que les images ne peuvent en aucune façon servir de moyen adapté pour aller vers Dieu, pas plus que les images matérielles qui concernent les cinq sens extérieurs…

C’est pourquoi beaucoup de spirituels se trompent grandement lorsqu’ils s’efforcent de parvenir à Dieu à l’aide d’images, de figures et de méditations, ce qui convient aux débutants. Alors que Dieu veut qu’ils recueillent des biens plus spirituels, plus intérieurs et invisibles et leur retire déjà le goût et la saveur de la méditation discursive, eux n’osent ni ne savent en finir de se dessaisir de ces moyens tangibles auxquels ils sont habitués ; aussi s’efforcent-ils de les conserver, voulant encore marcher comme auparavant au moyen de la méditation et de la considération d’images et pensant qu’il doit toujours en être ainsi. Ils peinent beaucoup et y trouvent peu de saveur, et même rien du tout. Bien plus, la sécheresse, la fatigue et l’inquiétude de l’âme s’accroissent dans la mesure où ils travaillent pour garder la saveur première qu’il leur est déjà impossible à trouver de cette façon car l’âme n’apprécie plus cette nourriture sensible mais une autre plus délicate, plus intérieure et moins évidente qui ne consiste pas dans un travail de l’imagination, mais dans la paix de l’âme où il lui convient de demeurer en quiétude et repos, ce qui est plus spirituel.

En effet, plus l’âme devient spirituelle, moins ses facultés agissent en des actes particuliers car elle parvient peu à peu à un acte général et pur. Les facultés cessent d’agir car elles conduisaient au but où l’âme est arrivée, de même que s’arrêtent les pas à la fin de l’étape. S’il ne s’agissait que de marcher, jamais on n’arriverait ; si tout était moyen, où et quand jouirait-on de la fin et du terme ?

Alors que leur âme veut demeurer dans le calme et le repos de quiétude intérieure où Dieu la nourrit de sa paix, quelle pitié de voir tant de spirituels la troubler en la tirant au-dehors, vouloir mal à propos lui faire parcourir à nouveau le chemin déjà parcouru, lui faire quitter le but final où elle se reposait déjà, pour reprendre les moyens avec lesquels elle est parvenue à ce terme et qui sont les considérations.

Il faut leur dire aussi qu’ils doivent apprendre à demeurer en Dieu dans cette quiétude avec une attention et un regard amoureux. Rien n’est donné par l’imagination ni par son activité car ici, comme nous le disons, les facultés se reposent et n’agissent pas activement, mais passivement en recevant ce que Dieu fait en elles. Et si parfois elles agissent, ce n’est pas avec effort ni par une méditation laborieuse mais avec une douceur d’amour, plus poussées par Dieu que par le propre savoir-faire de l’âme, comme je l’expliquerai plus loin. »

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4) Affiner le discernement

Jean de la Croix reprend l’exposition des trois signes pour les expliquer un peu plus. Il va tout d’abord définir quel est le sens de la méditation, qu’elle n’est pas une fin en soi, mais qu’elle a pour but d’éveiller l’amour de Dieu dans le cœur. Et c’est dans cet amour qui s’éveille que l’âme perçoit la présence agissante de Dieu. Se laissant porter et nourrir par cette présence, Jean de la Croix parle alors de contemplation. L’âme n’a plus besoin de méditer, mais elle est appelée à accueillir l’amour de Dieu qu’elle sent s’éveiller en son cœur.

2Mt14, « Au sujet du premier signe, il faut savoir que, pour entrer dans la voie de l’esprit qui est la voie contemplative, le spirituel doit laisser la voie de l’imagination et la méditation sensible quand il n’y trouve plus de saveur et ne peut plus méditer, et cela pour deux raisons qui se rejoignent en une seule :

La première parce que, d’une certaine manière, l’âme y a reçu tout le bien spirituel qu’elle pouvait trouver dans les choses de Dieu par le moyen de la méditation et du raisonnement. L’indice en est de ne plus pouvoir méditer ni raisonner comme avant et de n’y trouver ni saveur ni goût nouveau comme elle avait l’habitude d’en trouver alors qu’elle n’était pas encore arrivée à ce point, jusqu’à l’esprit qui était là pour cela.

La deuxième est que l’âme possède déjà à ce moment le sens de la méditation, quant à sa nature et à sa pratique habituelle. En effet, il faut savoir que le but de la méditation et du raisonnement sur les choses de Dieu est d’obtenir quelque connaissance et quelque amour de Dieu. Étant donné qu’un grand nombre d’actes rapportés à un même objet engendrent dans l’âme une habitude, ainsi les nombreux actes de connaissance amoureuse posés par l’âme, les uns après les autres, en viennent par l’usage à devenir si continuels qu’ils constituent pour elle une habitude.

C’est ce que Dieu a coutume de procurer à beaucoup d’âmes sans le moyen de ces actes, ou tout au moins sans qu’il en ait fallu beaucoup, en les plaçant aussitôt dans l’état de contemplation. Alors, ce que l’âme obtenait auparavant peu à peu par son travail de méditation sur des connaissances particulières, est devenu en elle, par l’usage, une connaissance amoureuse générale, habituelle et fondamentale et non plus distincte et particulière comme avant. En effet, quand elle se met en oraison, comme celui qui a trouvé l’eau, elle boit sans effort, avec plaisir, sans qu’il lui soit nécessaire de la faire venir par le canal de pesantes considérations et de représentations imaginaires. De sorte que, peu après s’être mise en présence de Dieu, elle entre dans une connaissance indistincte, amoureuse, paisible et tranquille, où elle boit la sagesse, l’amour et la saveur.

C’est pourquoi l’âme, lorsqu’elle se trouve en cette tranquillité, ressent comme une lourde peine et un grand dégoût lorsqu’on veut la faire méditer et peiner sur des connaissances particulières.

Bon nombre de ceux qui commencent à entrer dans cet état agissent ainsi car ils pensent que toute l’affaire consiste à réfléchir et à comprendre des choses particulières à l’aide d’images et de figures qui sont comme l’écorce de l’esprit. Ils ne les trouvent pas dans cette quiétude amoureuse et substantielle où leur âme veut rester et où ils ne comprennent rien clairement ; ils pensent qu’ils sont en train de se perdre et qu’ils perdent leur temps ; alors ils recommencent à chercher l’écorce de leurs images et de leurs raisonnements et ne la trouvent pas puisqu’elle leur est déjà retirée. En agissant ainsi, ils ne peuvent jouir de ce qui est substantiel et ne retrouvent pas la méditation ; ils se troublent en eux-mêmes, pensant qu’ils retournent en arrière, et se perdent. En vérité, ils se perdent, bien que ce ne soit pas comme ils le pensent ; ils se perdent selon leurs sens naturels et leur manière habituelle de sentir, mais ils gagnent l’esprit qu’on est en train de leur donner. Grâce à cet esprit, ils comprennent de moins en moins et entrent de plus en plus dans la nuit de l’esprit dont nous traitons dans ce livre et par où ils doivent passer pour s’unir à Dieu au-delà de toute connaissance. »

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5) Faire confiance à la vie de Dieu en soi

Que nous dit Jean de la Croix ici ? C’est qu’il faut aimer Dieu plus que soi-même ! En effet l’âme trouve du plaisir, du contentement, à méditer lorsqu’elle en a pris l’habitude. Mais vient un moment où elle ne trouve plus cette saveur et elle se croit perdue. Et ce qui redouble son désarroi, c’est qu’elle ne peut plus s’appliquer à méditer sur la vie du Christ et à l’impression de se perdre, de faire fausse route. Mais à bien y réfléchir, ce n’est pas tant le Christ qu’elle aime, que le plaisir qu’elle y trouve. Il convient ici de se remémorer le commandement premier : tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta force. C’est lui qu’il faut chercher, non soi. C’est trouver alors le chemin de la liberté pour aller plus avant, au-delà de ce que la sensibilité peut donner. Nous sommes captifs de nos sens et nous avons du mal à nous ouvrir à cette dimension au plus profond de nous qui est de l’ordre de l’esprit. Cependant, il nous faut lire attentivement ce qu’écrit Jean de la Croix afin de pas aller trop vite et en quelque sorte forcer Dieu et notre nature. Il ne s’agit pas de faire silence, mais de l’accueillir. Il est don de Dieu, signe de sa présence. Il n’est pas le fruit de notre désir de conquête, mais accueil paisible et confiant. Il est le fruit de l’écoute des pas de Dieu au plus profond de notre cœur. Il est donc le fruit d’une relation et nous sommes relatifs à Dieu. Nous trouvons notre épanouissement dans cette ouverture à plus grand que nous.

Dit autrement, nous pouvons nous promener devant un beau paysage mais ne pas le voir, ni en sentir les bienfaits et ceci pourquoi, parce que nous sommes trop pris par nos soucis. Il suffit qu’un évènement particulier nous fasse sortir de nous mêmes, un bruit, le passage d’un animal, pour que nous soyons attentifs à la beauté de ce qui nous entoure et peut être à la personne qui nous accompagne. Alors nous pouvons ouvrir notre cœur à la mesure du paysage contemplé, à l’amitié qui ne demande qu’à s’exprimer. Seulement, dans la dynamique spirituelle, il nous faut acclimater nos sens à une autre lumière moins immédiatement sensible. C’est le registre de la foi vive qui nous met en relation avec la présence de Dieu. Ici, ce n’est plus un paysage, mais quelqu’un.

Le Pastoureau

Attention cependant à la délicatesse de cette forme de prière et ne pas de mettre de distraction là où elle n’est pas, ne pas croire que l’âme n’est pas en oraison parce qu’elle semble penser à autre chose :

2Mt 14, « Au sujet du deuxième signe, il y a peu à dire car on voit bien que, obligatoirement, l’âme ne doit pas goûter d’autres images qui viennent du monde, alors que, pour les raisons que nous avons données, elle ne goûte pas les images plus adaptées à ce moment et qui sont celles qui viennent de Dieu. Toutefois, comme nous l’avons noté plus haut, dans ce recueillement l’imagination a coutume d’aller, de venir et de changer sans que l’âme le veuille et y prenne plaisir ; elle en ressent plutôt de la peine parce que cela trouble sa paix et son plaisir. »

Un point d’attention s’impose ici encore, tant cette œuvre intérieure est délicate et soumise à confusion. Jean de la Croix y insiste avec toute l’attention nécessaire, mais il semble qu’il faille encore s’y arrêter. Cela est important pour nous situer par rapport aux approches spirituelles des autres religions dans lesquelles on invite à pratiquer le silence, ou par rapport à des techniques corporelles qui visent à établir le silence intérieur. Cela peut être profitable pour se relaxer, mais ce n’est pas l’exercice de la prière chrétienne.

Nous sommes dans une autre approche du divin dans la religion chrétienne. C’est Dieu qui vient à nous, qui cherche à vivre une relation d’amitié avec nous. Il est notre sauveur et c’est par son sacrifice sur la croix que nous avons le plus cette possibilité de vivre une vie filiale avec Dieu. Cela se vit aussi dans l’écoute intérieure de la présence de Dieu. Dieu est relation et Jean de la Croix ne perd pas cette dynamique de vue, y compris quand il parle de cette expérience intérieure du silence. L’âme y est établie dans une connaissance générale et amoureuse de Dieu, quand bien même l’âme n’en ressent pas toujours les sensations. Jean de la Croix signale que l’âme n’est pas oisive. Il veut dire par là que soit l’âme agit en méditant, soit elle agit en accueillant cette infusion spirituelle et amoureuse de Dieu. Mais comme ce dernier exercice est délicat, elle n’en ressent pas toujours, au début, l’action. Il est le fruit d’une relation. Ici Thérèse d’Avila y insiste à temps et contre temps. Le silence est ici porté par une plénitude relationnelle. Il est rempli d’une présence. Ce n’est pas un silence qui est le fruit d’une technique où l’âme n’est pas portée et conduite par l’amour, ni par la présence de Dieu.

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6) Le silence

Lisons ce que nous en dit Jean de la Croix :

2Mt14, « Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de démontrer que, pour quitter la méditation, il faille posséder le troisième signe qui est, à l’égard de Dieu, connaissance et attention générale amoureuse puisque, déjà, il en a été question au sujet du premier signe et que nous en traiterons lorsque nous parlerons, en son lieu, de cette connaissance générale et confuse, après avoir traité des connaissances particulières de l’intelligence.
Mais nous ne donnerons qu’une seule raison qui permettra de voir clairement combien cette connaissance ou attention amoureuse et générale à l’égard de Dieu est nécessaire au contemplatif qui doit abandonner la voie de la méditation et de la réflexion. Si l’âme n’avait pas alors cette connaissance ou assistance de Dieu, il s’ensuivrait qu’elle ne ferait rien et n’aurait rien ; car si elle laisse la méditation où elle réfléchissait avec ses facultés sensibles et s’il lui manque aussi la contemplation qui est la connaissance dont nous parlons et par laquelle l’âme fait agir ses facultés spirituelles que sont mémoire, intelligence et volonté, unies à cette connaissance agissante qu’elles ont déjà reçue, il manquerait nécessairement à l’âme toute activité au sujet de Dieu puisqu’elle ne peut ni agir ni recevoir si ce n’est par le moyen de ces deux sortes de facultés, sensibles et spirituelles. En effet, au moyen des facultés sensibles elle peut raisonner, rechercher, élaborer la connaissance des objets et, au moyen des facultés spirituelles, elle peut savourer les connaissances déjà reçues par ces facultés, sans travail de ces dernières. »

Lire : l’âme peut méditer avec l’aide des facultés sensibles, mémoire, intelligence, volonté. Elle peut contempler par l’exercice de la foi, l’espérance, la charité qui la mettent en présence de Dieu.

2Mt14, «  7. Ainsi la différence qui existe selon que l’âme agit avec les unes ou les autres facultés est-elle celle qui existe entre travailler et jouir de l’œuvre achevée, ou celle qui existe entre la peine de marcher et le repos et la quiétude d’être parvenu au but ; ou bien entre faire cuire le repas et le manger et le savourer tout cuit et mâché sans avoir à l’apprêter d’aucune manière ; et ce qui existe entre recevoir et profiter de ce qui est déjà reçu. Si l’âme n’était pas employée par le travail des facultés sensibles, c’est-à-dire la méditation et la réflexion, ou par ce qui est reçu et accompli dans les facultés spirituelles, c’est-à-dire la contemplation et la connaissance dont nous avons parlé et si elle restait oisive par rapport aux unes et aux autres facultés, on ne pourrait dire en aucune façon que l’âme est occupée. Le troisième signe est donc nécessaire pour quitter le chemin de la méditation et du raisonnement.  »

Voilà qui clairement exprimé. Il s’agit pas de vouloir anticiper l’action de Dieu dans l’âme. Ce n’est pas elle qui conduit, mais l’âme doit être attentive à ce qui se passe en elle. Peut-être son chemin sera-t-il de progresser dans l’amour de Dieu par les voies de la méditation. Acquérir la contemplation n’est pas un but en soi, mais la charité. Et il ne s’agit pas seulement de courber l’échine dans l’adoration, aussi pieuse soit-elle, mais aussi, et tout autant, d’offrir sa poitrine. Au don de Dieu pour nous est appelé le don de notre cœur. Cette aspect de la vie contemplative dans cet accueil du silence intérieur est suffisamment délicat pour que Jean de la Croix ait besoin de préciser :

2Mt14, «  Mais il faut savoir que cette connaissance générale dont nous parlons est parfois si subtile et si délicate, surtout quand elle est plus pure, simple et parfaite et plus spirituelle et intérieure, que l’âme ne la voit ni ne la sent, bien qu’elle en soit occupée.

Au contraire, quand cette connaissance est en elle-même moins pure et moins simple, elle paraît plus claire et de plus grande valeur pour l’intelligence parce qu’elle est revêtue ou mêlée ou enveloppée de quelques formes accessibles qui peuvent faire trébucher l’intelligence ou le sensible.

On le comprendra bien par cette comparaison : si nous regardons le rayon du soleil qui entre par la fenêtre, nous voyons que plus le rayon est chargé de grains de poussière, plus il est palpable, perceptible et plus il se manifeste au sens de la vue. Il est évident qu’alors le rayon est en soi moins pur, moins clair, moins simple et moins parfait car il est rempli de tant de grains de poussière ; nous voyons aussi que si le rayon est moins chargé de grains de poussière, il est moins palpable et il paraît plus obscur à l’œil corporel ; et plus il est limpide, plus il paraît obscur et moins perceptible. Et si le rayon était complètement limpide et pur de tous grains de poussière, même des plus petits, ce rayon paraîtrait totalement obscur et ne serait pas perceptible à l’œil parce que manquerait ce qui peut être vu. Ainsi l’œil ne trouve-t-il pas sur quoi s’arrêter car la lumière n’est pas en soi objet de la vision mais le moyen par lequel on voit ce qui est visible ; et si manquent les objets visibles sur lesquels le rayon ou la lumière fait réflexion, rien ne se voit. Par conséquent, si le rayon entre par une fenêtre et sort par une autre sans rencontrer d’obstacle physique, on ne verra rien et néanmoins le rayon, en soi, est plus pur et plus net que lorsqu’on le voyait et qu’on le sentait plus clair parce qu’il était plein de choses visibles…

Mais il faut savoir que cette connaissance générale ne doit pas causer obligatoirement cet oubli dont nous parlons. Cela se produit seulement lorsqu’elle retire à l’âme l’exercice de toutes ses facultés naturelles et spirituelles ; cela n’a lieu que rarement, lorsque cette connaissance occupe l’âme entièrement. Pour que cela corresponde au cas dont nous traitons, il suffit que l’intelligence soit soustraite à quelque connaissance particulière, soit temporelle soit spirituelle, et que la volonté n’ait aucune envie de penser ni aux unes ni aux autres ; alors c’est le signe que l’âme est occupée.

Cet indice est nécessaire pour comprendre ce qui se passe lorsque la connaissance générale s’applique et se communique seulement à l’intelligence car, alors, l’âme s’en rend compte rarement. Mais quand elle se communique aussi à la volonté, ce qui est presque toujours le cas, l’âme comprend plus ou moins, si elle veut bien regarder en elle-même, qu’elle est occupée par cette connaissance générale car elle ressent en elle une saveur d’amour, sans savoir ni comprendre d’une manière particulière ce qu’elle aime. C’est pourquoi elle l’appelle « connaissance générale amoureuse » car, de même qu’elle se communique obscurément à l’intelligence, elle se communique aussi à la volonté, lui procurant confusément saveur et amour, sans que l’âme sache distinctement ce qu’elle aime. »

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7) Naviguer entre méditation et contemplation

Jean de la Croix fait une distinction dans le mode de perception de la présence de Dieu à l’âme, selon que l’intelligence soit seule à percevoir ou selon que la volonté soit mobilisée. Pour Jean de la Croix, il y a une correspondance entre les puissances de l’âme, intelligence, mémoire et volonté et respectivement la foi, l’espérance et la charité qui sont des grâces de Dieu.

L’intelligence s’ouvre la présence de Dieu par la foi, pas seulement un contenu d’informations, mais la présence même de Dieu. Il nous dit que lorsque seulement l’intelligence est touchée par la lumière divine, l’âme ne sent rien. Elle doit simplement prendre conscience que l’intelligence n’est pas mobilisée par quelque pensée que ce soit, et que la volonté n’a pas envie de s’attacher à quelque forme de pensée.
Par contre lorsque c’est la volonté qui est sollicitée par la grâce, l’âme perçoit saveur et amour, même si cela est subtil. Il revient maintenant de noter que l’âme n’est pas de suite immergée dans la contemplation de Dieu. Il y a un va et vient entre méditation et contemplation, une sorte de souplesse et de délicatesse intérieure à avoir. Jean de la Croix semble s’adresser aux progressant, mais ne sommes-nous pas pendant longtemps des progressant ? Il nous met en face de ce qu’il a édicté comme principe général et que l’on vient de parcourir.

Arrêtons-nous ici un peu :

La personne vit en relation et la relation se nourrit d’un don réciproque dans une égalité des relations. Le don de soi, c’est à la fois pouvoir recevoir et donner, c’est devenir capacité pour pouvoir donner sans rien retenir. Et c’est à ce niveau que se situe pour nous tout le travail de purification pour pouvoir entrer dans la gratuité de cette relation et trouver ainsi notre identité. Cela suppose tout un travail de restructuration de notre affectivité, de notre moi narcissique pour pouvoir s’ouvrir au Don que Dieu veut nous faire de lui-même. Jésus est venu sur terre pour annoncer cette bonne nouvelle de l’amour que Dieu a pour nous. Dieu en Jésus s’est pleinement révélé et nous ne pouvons accueillir cela que dans la foi. Pour nous il s’agit de pouvoir entrer dans cette dynamique, de pouvoir ouvrir notre intelligence à ce qu’elle ne peut percevoir, ouvrir notre volonté à une énergie qui lui vient d’ailleurs, ouvrir notre mémoire à ce qui la dépasse. C’est cela s’ouvrir à la vie divine en nous. Depuis St Augustin, en passant par St Thomas, nous trouvons ainsi cette correspondance, affinée par Jean de la Croix

Intelligence est illuminée par la foi, en ce qu’elle donne à l’intelligence Dieu.

Mémoire par l’espérance en ce qu’elle libère la mémoire pour lui ouvrir la présence de Dieu, déjà là.

Volonté par la charité en ce qu’elle unit l’âme à Dieu et qu’elle lui permet de passer de la volonté captatrice, volontariste, à la volonté réceptrice, coopérante.

En tout cela l’âme apprend à ne plus se percevoir comme à l’origine de son être, mais se recevant en tout et pour tout de Dieu. On peut illustrer cela par les évangiles :

Ouverture de l’intelligence à la foi avec Nicodème. Et avec Marie à l’Annonciation : Marie sous l’ombre de la Puissance du Très-Haut.
de la mémoire à l’espérance avec les disciples d’Emmaüs. Et avec Marie qui se laisse conduire par Jésus : Marie qui méditait toutes ces choses en son cœur.
de la volonté à l’amour avec Marie-Madeleine et Marie au pied de la croix.

« C’est pourquoi je fléchis les genoux en présence du Père de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom. Qu’Il daigne, selon la richesse de sa gloire, vous armer de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par la foi, et que vous soyez enracinés, fondés dans l’amour. Ainsi vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu’est la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance, et vous entrerez par votre plénitude dans toute la Plénitude de Dieu. » Ep 3,14-18

L’âme peut avoir peur de se perdre ici, car il lui semble qu’elle se perde de vue, et en même temps elle se découvre totalement dans ce changement intérieur qui se fait en elle.

2Mt15, « On pourrait se poser une question sur ce qui vient d’être dit : les progressant, ceux que Dieu commence à faire entrer dans la connaissance surnaturelle de contemplation dont nous avons parlé et qui, de ce fait, commencent à la goûter, n’ont-ils plus désormais à tirer profit de la méditation, du raisonnement et des représentations naturelles ?

À quoi on répond : cela ne veut pas dire que ceux qui commencent à avoir cette connaissance générale amoureuse n’aient plus jamais à se servir de la méditation. En effet, au début, les progressant n’ont pas assez l’habitude de la connaissance générale pour qu’ils puissent, dès qu’ils le veulent, s’en servir aussitôt ; d’autre part, ils ne sont pas si éloignés de la méditation qu’ils ne puissent plus parfois méditer et raisonner naturellement comme avant, en utilisant les images et les moyens habituels afin d’y trouver encore quelque chose. Dans ces débuts, lorsque les indices signalés montrent que l’âme n’est pas occupée par la quiétude et la connaissance générale, il vaudrait mieux profiter de la réflexion jusqu’à ce qu’on en vienne à bien acquérir l’habitude dont nous avons parlé et qui consiste, chaque fois que l’on a envie de méditer, à entrer tout de suite dans la connaissance générale et la paix, sans pouvoir méditer ni en avoir envie. Jusqu’à l’arrivée de ce temps vers lequel les progressant avancent déjà, il y aura de l’une et de l’autre selon les différents moments.

Souvent, l’âme se trouvera dans cette attitude amoureuse ou paisible, sans se servir de ses facultés par des actes particuliers, n’agissant pas activement, ne faisant que recevoir. Il lui faudra souvent, pour entrer dans cet état, s’aider doucement et modérément du raisonnement. Une fois qu’elle s’y trouve, nous l’avons déjà dit, elle ne doit rien faire avec ses facultés puisque, désormais, il est vrai de dire qu’on agit en elle ; l’intelligence et la saveur lui sont données sans qu’elle agisse en rien sinon être attentive à aimer Dieu, sans rien vouloir sentir ni voir. Alors Dieu se communique à elle passivement, comme est communiquée la lumière à celui qui garde les yeux ouverts, passivement, sans rien faire de plus que de les tenir ouverts. Recevoir la lumière qui est infusée surnaturellement, c’est connaître passivement. Lorsque l’on dit que l’âme n’agit pas, ce n’est pas qu’elle ne connaisse rien, mais elle connaît sans qu’il lui coûte aucun effort, seulement celui de recevoir ce qu’on lui donne, comme cela arrive dans les illuminations, les révélations ou les inspirations venant de Dieu. »

Jean de la Croix notera dans la suite du texte qu’il peut arriver que l’âme reçoive des illuminations, des paroles intérieures. Il insistera pour que l’âme ne s’attarde pas à ce genre de connaissances, aussi savoureuses qu’elles puissent être.
Pour deux raisons :
Car en ces occasions le démon peut s’immiscer, puisqu’il a accès à ce qui peut se percevoir, à tout ce qui implique l’utilisation des sens et surtout au niveau de l’imagination. Et puis Dieu est bien au-delà de tout ce qui peut se connaître, se goûter. L’âme doit aller à Dieu par ce qu’elle ne goûte pas. Elle doit toujours chercher à élever son désir vers la connaissance de Dieu au-delà de tout sensible, de tout raisonnement.

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8) Chemin de purification

Que l’on ne s’y trompe pas, nous n’en sommes là qu’au début de la vie spirituelle. Il faudra que l’âme soit purifiée de multiples façons pour qu’elle puisse entrer plus profondément en ce silence intérieur. Elle n’en est qu’au début de ce chemin qui se creuse vers le cœur profond. Chemin de purifications que Jean de la Croix notera en reprenant cette dynamique des trois signes marquant le passage de la méditation à la contemplation au livre de la Nuit Obscure, à l’articulation de la purification des sens et de l’esprit. Dieu creuse toujours plus profond ce chemin du cœur pour y faire son nid et pouvoir se communiquer à l’âme avec plus de pureté. Or Dieu est infiniment pur ! Et puisque le désir de l’âme est de s’unir à Dieu, il lui faut aller se purifiant plus profondément, ce qui est aussi l’œuvre ultime de Dieu en elle. Nous nous trouvons donc à la fin du livre 1er de la Nuit Obscure (1NO), au chapitre 9 et cela va jusqu’au chapitre 13. Dans ce livre Jean de la Croix va aborder la même dynamique, mais vu sous l’aspect passif, où Dieu agit dans l’âme pour la purifier. C’est plus la sensation de sécheresse qui est notée ainsi que la dimension du temps nécessaire à cette purification. Ainsi ce passage de la méditation à la contemplation ne se fait pas simplement, il engage tout un travail de restructuration intérieure. Le mode de connaissance sensible, donné par nos cinq sens, qui vient nourrir l’imagination, est limité et il n’est pas la seule façon de connaître pour l’âme. Il est invité à s’ouvrir à un autre mode de connaissance donné par l’intermédiaire du palais spirituel 1NO 9,4. Quand il va écrire que l’âme n’a plus de goût pour les choses de Dieu, cela concerne seulement la partie méditative, l’âme n’a plus de goût pour méditer dans l’oraison, même ce qui concerne les textes bibliques.

Nous reprenons en compagnie de Jean de la Croix la description des trois signes déjà abordés :

1NO 9, « Le premier signe consiste en ce que, ne trouvant ni goût, ni consolation dans les choses de Dieu, on n’en trouve pas non plus dans aucune des choses créées… En cela on reconnaît, avec beaucoup de probabilité, que cette sécheresse et ce dégoût ne proviennent ni des imperfections ni des péchés récemment commis. S’il en était ainsi, on sentirait quelque inclination naturelle ou l’envie de goûter à d’autres choses qu’à celles de Dieu.

Voici le deuxième signe : on a le souvenir habituel de Dieu avec sollicitude et avec un souci douloureux, pensant qu’on ne sert pas Dieu mais qu’on retourne en arrière, puisqu’on se voit dans un tel dégoût des choses de Dieu. On voit par là que ce dégoût et cette sécheresse ne proviennent pas de négligence ni de tiédeur. En effet, la tiédeur rend la volonté et la vaillance très négligentes et indécises, sans sollicitude pour servir Dieu ; au contraire la sécheresse purificatrice s’accompagne d’une sollicitude habituelle, avec souci et peine de ne pas servir Dieu, comme je viens de le dire. Parfois, et même souvent, la sécheresse est renforcée par une tendance dépressive ou une autre indisposition, mais elle ne manque pas pour autant de purifier les désirs qui sont alors privés de tout plaisir et tendent uniquement vers Dieu.

Cependant, à cause de la nouveauté du changement, l’esprit ne ressent pas dès le début la saveur et les délices spirituels, mais seulement la sécheresse et la fadeur, car son palais est habitué aux goûts sensibles et ses yeux sont encore tournés vers eux. Quant au palais spirituel, il n’est pas adapté à cette saveur si subtile ni purifié pour la goûter. Tant que cette nuit sèche et obscure ne l’y aura pas progressivement disposé, il ne pourra pas jouir de la saveur des biens spirituels, mais seulement éprouver la sécheresse et la fadeur, privé qu’il est du plaisir goûté auparavant avec tant de facilité…

Cette contemplation qui est cachée et secrète pour celui-là même qui la possède, jointe à la sécheresse et au vide qu’elle cause dans la partie sensible, incline l’âme à la solitude et à la quiétude et lui donne envie d’y demeurer, sans pouvoir penser à quoi que ce soit de particulier ni avoir envie d’y penser. Si ceux à qui cela arrive voulaient bien rester tranquilles et se dégager de toute action intérieure ou extérieure, sans s’inquiéter d’être à ne rien faire, alors, en cette oisiveté et cet apaisement, ils sentiraient cette délicate réfection intérieure, tellement délicate que, habituellement, on ne la ressent pas si on a l’envie ou le souci de la sentir. En effet, comme je viens de le dire, la contemplation agit dans la plus grande oisiveté et le plus grand apaisement de l’âme ; elle est comme l’air qui s’échappe quand on veut l’enfermer dans la main.

En voici la cause : quand l’âme entre en cet état de contemplation, quittant la méditation pour passer à l’état des progressant, Dieu est désormais celui qui agit en elle ; il entrave ses facultés, ne lui laissant aucun appui pour l’intelligence, aucune saveur en la volonté, aucune activité dans la mémoire. En effet, ce que l’âme peut alors faire par elle-même ne lui sert à rien, si ce n’est, comme nous l’avons dit, à troubler sa paix intérieure et l’œuvre que Dieu accomplit en son esprit au moyen de cette sécheresse. Cette action de Dieu, parce qu’elle est subtile et spirituelle, réalise une œuvre paisible, délicate, secrète, réparatrice, pacifiante et qui n’a rien de commun avec toutes ces saveurs premières qui étaient très perceptibles et très sensibles.

Le troisième signe qui permet de reconnaître cette purification du sens consiste en l’impossibilité pour l’âme de méditer désormais et de se servir comme autrefois de l’imagination, malgré tous ses efforts. En effet, Dieu ne communique plus avec elle dans le domaine du sensible, comme il le faisait auparavant au moyen de la méditation qui analysait et organisait les pensées, mais il commence à se communiquer à elle dans l’acte simple de contemplation qui ne dépend ni des sens extérieurs ni des sens intérieurs, et ne s’adresse qu’au seul esprit, sans pensée discursive

A propos de ce troisième signe, on doit s’assurer que cette impuissance des facultés et le manque de plaisir qu’elles éprouvent ne naissent pas de quelque humeur chagrine. »

1N10, « Au temps des sécheresses de cette nuit qui touche le domaine sensible, nuit en laquelle Dieu opère le changement dont nous avons parlé ci-dessus, en tirant l’âme de la vie du sens pour la faire entrer dans celle de l’esprit, c’est-à-dire pour la faire passer de la méditation à la contemplation où ses facultés ne peuvent plus avoir d’ activité discursive concernant les choses de Dieu, les spirituels souffrent de grandes peines causées, non pas tant par les sécheresses qu’ils éprouvent que par la crainte de s’être perdus en chemin, car ils pensent que c’en est fini de leur bonheur spirituel et que Dieu les a abandonnés puisqu’ils ne trouvent plus ni appui ni satisfaction en ce qui est bon.

En cette nuit du sens, le comportement que l’on doit adopter est celui-ci : ne pas se préoccuper du raisonnement et de la méditation car ce n’en est plus le temps, mais garder son âme en repos et quiétude, même s’il paraît clairement qu’on ne fait rien et qu’on perd son temps et même s’il semble que c’est la paresse qui ôte l’envie de penser à quoi que ce soit. On fait beaucoup en ayant la patience de persévérer dans l’oraison sans y rien faire. La seule chose à faire est de laisser l’âme libre, désencombrée et soulagée de toutes les connaissances et de toutes les pensées, n’ayant nul souci de ce que l’on pensera et méditera, se contentant seulement d’une attention à Dieu amoureuse et paisible, sans souci de faire quelque chose et sans avoir envie de le goûter ou de le sentir. En effet tous ces désirs inquiètent l’âme et la distraient de la paisible quiétude et de la douce oisiveté qui lui sont données dans la contemplation.

Même si l’on a grand scrupule à perdre son temps et si l’on pense qu’il serait bon de faire autre chose, puisque dans l’oraison on ne peut rien faire ni penser à rien, qu’on le supporte et qu’on se tienne tranquille, comme quelqu’un qui ne va à l’oraison que pour y demeurer à loisir et en détente d’esprit. En effet, si de soi-même on veut faire quelque chose avec ses facultés spirituelles, on gâchera et on perdra les biens que Dieu est en train d’établir et d’imprimer en l’âme au moyen de cette paix et de cette oisiveté.

C’est pourquoi il convient à cette âme de ne pas s’inquiéter si elle perd l’activité de ses facultés ; elle doit plutôt apprécier de la perdre rapidement afin que, ne gênant pas l’action de Dieu qui est en train de lui donner la contemplation infuse, elle la reçoive avec plus d’abondance et plus de paix et cède la place à cet incendie que l’amour allume en son esprit, cet amour que la contemplation secrète et obscure apporte avec soi et communique à l’âme. En effet, la contemplation n’est pas autre chose qu’une communication de Dieu, secrète, pacifique et amoureuse par laquelle, si on lui fait place, il embrase l’âme d’un amour spirituel

1NO11, « La contemplation secrète met en l’âme sollicitude et souci jusqu’à ce que, au bout de quelque temps, ayant rectifié quelque peu le domaine des sens dans ses forces et ses tendances naturelles au moyen des sécheresses qu’elle produit dans l’âme, elle allume peu à peu en l’esprit l’amour divin. Mais entre-temps, comme chez celui qui subit un traitement, en fin de compte tout est pâtir dans cette obscure et sèche purification des tendances où l’on se guérit de beaucoup d’imperfections et où l’on s’entraîne à de nombreuses vertus pour devenir apte à recevoir cet amour, comme on va le dire maintenant en expliquant le vers suivant :« oh ! l’heureuse fortune !..

Dieu ne place l’âme en cette nuit du sens que pour purifier le domaine inférieur, l’accorder, l’assujettir et l’unir à l’esprit, en le mettant dans l’obscurité et en faisant cesser son activité discursive. Il fera de même ensuite à l’égard de l’esprit, en le plaçant dans la nuit spirituelle afin de le purifier pour l’unir avec Dieu, comme on le dira plus tard. En tout cela, l’âme gagne tant de profits (bien qu’elle ne s’en aperçoive pas) qu’elle considère comme une heureuse fortune de s’être échappée, grâce à la nuit, du filet et des entraves du domaine inférieur. Elle dit ce vers : « oh ! l’heureuse fortune ! » À ce propos il nous faut noter les profits que l’âme trouve en cette nuit, ce pour quoi elle considère comme une heureuse fortune d’y être passée. L’âme résume tous ces profits dans le vers suivant : « je sortis sans être vue »

Cette sortie s’applique à la dépendance que l’âme éprouvait à l’égard de la partie sensible et qui la faisait chercher Dieu par des actes aussi faibles, limités et imparfaits que le sont ceux du domaine inférieur. En effet, à chaque pas elle trébuchait en mille imperfections inconscientes, comme nous l’avons dit plus haut à propos des sept péchés capitaux. L’âme est libérée de tout cela par cette nuit qui éteint tous les plaisirs spirituels et matériels, qui obscurcit tous les raisonnements et qui lui procure d’autres biens innombrables en lui conférant les vertus, comme nous allons le dire. Quel plaisir et quelle grande consolation ce sera pour qui chemine ainsi, de voir comment une chose qui paraît à l’âme si âpre, si défavorable et si contraire au goût spirituel est pour elle source de tant de biens !

Ces biens sont accordés à l’âme quand, en ce qui concerne ses penchants et ses actes, et par le moyen de cette nuit, elle sort de toutes les choses créées pour marcher vers les éternelles, ce qui est une grande chance et une heureuse fortune ; d’une part, c’est un grand bien d’éteindre tendances et attraits pour toutes choses ; d’autre part, il y en a très peu qui souffrent avec persévérance afin d’entrer par la porte étroite et par le chemin resserré qui conduit à la vie, comme le dit Notre Sauveur (Mt 7, 14).

En effet, la « porte étroite » est la nuit du sens. L’âme se dépouille et se dénude pour entrer en cette nuit, s’appuyant sur la foi qui est étrangère à tout le sensible, pour cheminer ensuite sur le « chemin resserré » qui est l’autre nuit, celle de l’esprit, dans laquelle l’âme entrera, pour marcher vers Dieu en cette pure foi qui est le moyen par lequel elle s’unit avec lui. Ce chemin est si étroit, si obscur et si terrible (sans comparaison avec la nuit du sens, son obscurité et ses épreuves) qu’il y en a bien peu à le suivre, et pourtant ses avantages sont de beaucoup supérieurs à ceux de la nuit du sens. »

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9) Dieu est relation

C’est un travail de restructuration qui se met en place ici. Dieu est relation et ce chemin de l’oraison vient progressivement ouvrir cet espace relationnel en nous. Or qui dit relation, dit que c’est tout notre univers relationnel qui est repris dans ce chemin. Ce sont toutes nos relations heureuses ou malheureuses et notre capacité à les vivre qui sont revisitées. Ce sont surtout les lieux où nous avons connus des difficultés, autour desquelles nous nous sommes crispés, qui sont de nouveau sollicités. Il y a des relations que nous avons mal vécu qui ont provoqué de la souffrance. Pour nous protéger de ces souffrances nous nous sommes verrouillés devant toute relation similaire. Nous avons comme endurci notre cœur.

Oui mais la relation à Dieu va nous faire retraverser ces zones difficiles en nous. Nous allons expérimenter de la peur, une incapacité à nous laisser aimer. Or pour recevoir l’amour de Dieu, il va nous falloir peu à peu retrouver le chemin de la confiance, apprendre à réouvrir ces zones fragiles en nous, voire blessées. Cela ne se fera généralement pas sans résistance, sans peur à dépasser. L’âme traversera des peurs, une incapacité volontaire à s’abandonner, des sécheresses. C’est le temps de ce travail intérieur, de ces nuits, de ces sécheresses. C’est le prix de ce travail de restructuration qui est alors à l’œuvre. Dieu est amour, comment recevoir son amour si l’on ne lâche pas prise, si l’on ne se laisse pas aimer. Nous avons tellement pris l’habitude de diriger notre vie, de la contrôler pour faire face aux épreuves de la vie, qu’il nous semble impossible d’en confier les rênes à qui que ce soit. Il nous faut pouvoir accepter de faire confiance, éprouver suffisamment confiance pour lâcher prise, laisser un autre entrer dans notre cœur sans avoir peur d’être blessé ou détruit à nouveau. Or, s’il y a une relation que l’on peut établir de nouveau avec quelqu’un sans peur d’être trompé, c’est bien avec Dieu. Ce n’est pas lui qui fera défaut. Il l’a prouvé en se donnant à nous jusqu’à en mourir et nous aimant par delà nos infidélités, nos trahisons.

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10) Synthèse

Voilà donc la teneur de ce qu’enseigne Jean de la Croix sur ce passage de la méditation à la contemplation. Mais pour le suivre jusqu’au bout de sa pensée et pourquoi il prend soin de nous enseigner cela, il nous faut le suivre dans cet autre écrit qu’il nous a laissé, le commentaire de sa poésie Vive Flamme. Ici il nous montre l’issue de ce chemin de la contemplation et il s’y engage passionnellement si l’on peut l’écrire, avec polémique contre les mauvais accompagnateurs spirituels. C’est signifier l’importance et l’enjeu de ce qu’il essaye d’expliquer.

Le but de la contemplation est de permettre à Dieu de faire son travail de purification en l’âme pour que celle-ci puisse recevoir avec pureté la flamme de l’esprit et s’unir à lui. Ce travail de purification vient dégager en nous ce qui obstruait notre intelligence, notre mémoire et notre volonté et ouvrir ces puissances à des profondeurs insoupçonnées. Et il en va sur ce chemin selon ce que l’âme peut donner, peut vivre et Dieu de son côté s’adapte au rythme de l’âme. Reprenons ce que Jean de la Croix nous en dit :

VF 3,18-54 « Ces cavernes sont les facultés de l’âme : mémoire, intelligence et volonté. Elles sont si profondes qu’elles peuvent contenir de grands biens car elles ne se remplissent avec rien moins que l’infini… Il faut remarquer d’abord que ces cavernes des facultés, tant qu’elles ne sont pas vides, purifiées et débarrassées de tout attachement au créé, ne sentent pas le grand vide de leur profonde capacité car, en cette vie, la plus petite chose qui s’attache à elles suffit pour les encombrer et les fasciner à tel point qu’elles ne se rendent pas compte de ce dommage, tiennent pour peu de chose leurs immenses biens et méconnaissent leur capacité… 25… Dieu accomplira dans ses visites et ses dons par lesquels il va la purifier, l’embellir et l’affiner davantage afin de la disposer dignement pour une si haute union. Et le temps passe, plus long pour les unes, plus court pour les autres car Dieu va au rythme de l’âme… »

Une petite pause pour inviter à lire ici en parallèle le livre des Demeures de Thérèse d’Ávila, les sixièmes. On y percevra à la foi de travail de purification extrême que provoque l’irruption du Tout Autre en attisant le désir par sa proximité et sa bonté et en ouvrant la distance car il est infini. C’est une passion amoureuse et c’est un purgatoire.

VF 3 « Au temps de ces fiançailles où l’on attend le mariage en recevant les onctions de l’Esprit-Saint, quand déjà sont plus précieux les onguents qui disposent à l’union avec Dieu, il arrive ordinairement que les désirs ardents des cavernes de l’âme soient poussés à l’extrême de la délicatesse. Comme ces onguents préparent de plus près à l’union avec Dieu parce qu’ils sont plus appropriés à Dieu, ils embaument l’âme et lui donnent plus délicatement le goût de Dieu, aussi le désir devient-il plus affiné et plus profond car le désir de Dieu est la condition pour s’unir avec lui. (voir aussi paragraphe 28) »

Jean de la Croix reprend ici toute sa pédagogie concernant le passage de la méditation à la contemplation. Nous savons maintenant quels en sont les enjeux ce qui nous permet de lire ce qui suit avec un autre regard. C’est à lire avec beaucoup d’attention, en ayant à l’esprit tout le travail de purification qui a permis à l’âme d’en arriver ici.

VF 3,

« Afin de mieux comprendre la situation des commençants, il faut savoir, qu’en cet état, leur exercice est de méditer et de faire des actes fondés sur le raisonnement et l’imagination. Il faut alors donner à l’âme la matière nécessaire pour qu’elle médite et raisonne, et il convient que, d’elle-même, elle fasse des actes intérieurs et qu’elle tire profit du suc et de la saveur sensible des choses spirituelles afin que, nourrissant ses tendances avec la saveur des choses spirituelles, elle se détache de la saveur des choses sensibles et se déprenne des choses de ce monde.

Mais quand les tendances sont déjà quelque peu nourries des choses de l’esprit et habituées à elles avec une certaine force et une certaine constance, Dieu commence alors à sevrer l’âme et à la placer dans l’état de contemplation,… Ces personnes adaptent à Dieu le domaine du sensible et ses attraits et transposent leur effort au domaine de l’esprit car l’action de Dieu en elles conduit bien à cela. Alors cessent les actes discursifs et la méditation qui sont le propre de l’âme, ainsi que les saveurs et les premières ferveurs sensibles. En effet, l’âme ne peut plus raisonner comme auparavant ni trouver quoi que ce soit pour soutenir l’activité du domaine sensible qui reste dans la sécheresse car tous ses biens sont en train de passer dans le domaine de l’esprit et n’appartiennent plus à celui des sens.

Étant donné que, par elle-même et selon sa nature, l’âme ne peut agir qu’au moyen du sensible il s’ensuit que, à ce degré, c’est Dieu qui est l’agent et l’âme est le patient car elle est seulement comme celui qui reçoit et en qui l’on agit, tandis que Dieu est comme celui qui donne et qui agit en elle. Il lui donne les biens spirituels dans la contemplation qui est à la fois connaissance et amour divin, c’est-à-dire connaissance amoureuse, sans que l’âme se serve des actes et des raisonnements naturels car elle ne peut plus avoir recours à eux comme avant.

On ne doit donc en aucune façon lui imposer la méditation, ni aucune activité qui lui procurerait saveur ou ferveur, car ce serait faire obstacle à l’agent principal qui est Dieu. Celui-ci, en secret et dans le calme, met peu à peu dans l’âme sagesse et connaissance amoureuse, en dehors de tout acte particulier — même s’il arrive parfois qu’il lui en fasse produire avec quelque durée. L’âme doit alors marcher uniquement avec une attention amoureuse à Dieu, sans actes particuliers, se comportant avec passivité, comme nous l’avons dit, sans se créer d’empressements personnels, avec une attention amoureuse et résolue, pure et simple, comme quelqu’un qui ouvre les yeux avec un regard d’amour.

Dès lors que Dieu, dans sa manière de donner, entre en relation avec l’âme par une connaissance simple et amoureuse, l’âme à son tour, dans sa manière de recevoir, entre en relation avec lui par une connaissance et une attention simples et amoureuses afin que s’unissent ainsi connaissance avec connaissance et amour avec amour…

En fin de compte, si l’âme veut alors agir par elle-même, en employant un autre moyen que l’attention amoureuse passive — que nous avons décrite comme étant très passive et très paisible, sans aucun acte naturel, si ce n’est quand Dieu s’unit à l’âme en un acte particulier — elle mettrait obstacle aux biens que Dieu est en train de lui communiquer surnaturellement dans la connaissance amoureuse. Cette communication a lieu, au début, dans l’épreuve de purification intérieure, comme nous l’avons dit plus haut, et ensuite dans la suavité de l’amour. Cette connaissance amoureuse, comme je le dis et c’est la vérité, se reçoit passivement dans l’âme à la manière surnaturelle de Dieu et non à la manière naturelle de l’âme ; il s’ensuit que, pour la recevoir, l’âme doit être réduite à rien quant à son agir naturel, désencombrée, oisive, paisible, pacifique et sereine, à la manière de Dieu. Il en est comme de l’air : plus il est exempt de brume et plus il est pur et calme, plus le soleil l’éclaire et le réchauffe. De même l’âme ne doit être attachée à rien : ni à l’activité de la méditation ou du raisonnement, ni à une quelconque saveur soit sensible soit spirituelle, ni à quelque autre occupation, car l’esprit a besoin d’être tellement libre et dégagé de tout que n’importe quelle pensée, n’importe quels raisonnement ou plaisir auxquels l’âme voudrait s’attacher l’arrêteraient, l’inquiéteraient et feraient du bruit dans le profond silence qui doit régner dans l’âme, dans le domaine du sens comme en celui de l’esprit, en vue d’une écoute si profonde et si délicate, car Dieu parle au cœur dans cette appréciable solitude (Os 2, 14) où l’âme écoute et entend, dans une paix et une tranquillité extrêmes, ce que dit en elle le Seigneur Dieu, comme le fait remarquer David (Ps 84, 9), car la paix parle dans la solitude.

C’est pourquoi, quand il arrivera à l’âme de se sentir introduite dans le silence et dans l’écoute, elle devra oublier jusqu’à l’exercice de l’attention amoureuse dont j’ai parlé afin de rester libre pour ce qu’alors le Seigneur requiert d’elle. En effet, elle ne doit avoir recours à cette attention amoureuse que si elle ne se sent pas mise dans l’état de solitude ou d’oisiveté intérieure, ou d’oubli, ou d’écoute spirituelle. Pour que cet état soit bien compris, il faut savoir qu’il est toujours accompagné d’un certain repos paisible, tandis que l’âme est absorbée intérieurement…

Donc, lorsque l’âme en vient à cet état, efforce-toi de la détacher de tous les désirs de saveurs, de goûts, de douceurs et de méditations spirituelles ; ne va pas l’inquiéter par des soucis ou quelque préoccupation pour les choses d’en haut et encore moins pour celles d’ici-bas, mais place-la dans la plus grande indifférence et la plus grande solitude possibles parce que, plus elle y parviendra et plus vite elle atteindra ce loisir tranquille, plus abondamment la pénétrera l’Esprit de la divine sagesse qui est amoureux, tranquille, solitaire, pacifique et doux et qui enivre l’esprit. Celui-ci se sent alors blessé et ravi doucement et tendrement, sans savoir par qui ni comment, ignorant d’où cela vient. Voici pourquoi : cela lui est communiqué sans qu’il y soit pour rien.

Rien qu’un petit peu de ce que Dieu opère dans l’âme, dans cette oisiveté sainte et cette solitude, est un bien inestimable et parfois bien plus inestimable que ni l’âme ni celui qui la conduit ne peuvent le penser et, bien qu’alors on ne s’en aperçoive pas, cela se manifestera en son temps…

Ces onctions nuancées de l’Esprit-Saint sont si délicates et si élevées que, étant donné leur finesse et leur délicate pureté, ni l’âme ni celui qui la guide ne les comprennent, mais seulement celui qui les lui fait pour mieux se complaire en elle. Ces onctions s’effacent ou deviennent inefficaces dans l’âme avec une très grande facilité dès que l’âme veut faire le plus petit acte par elle-même, soit par la mémoire ou l’intelligence ou la volonté, soit en se servant du sensible, des tendances, des connaissances, de la saveur ou du goût. C’est un grand dommage, une grande douleur et une grande pitié…

Celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple (Lc 14, 33). Cela s’entend non seulement de la renonciation aux choses corporelles et temporelles selon la volonté, mais aussi de la désappropriation des choses spirituelles, ce qui implique la pauvreté spirituelle en laquelle le Fils de Dieu place la béatitude (Mt 5, 3). L’âme étant ainsi libre de toutes choses, vide et désappropriée à leur endroit (et c’est ce que l’âme peut faire de son côté) il est impossible, alors qu’elle a fait sa part, que Dieu ne fasse pas la sienne en se communiquant à elle, au moins en secret et en silence…

C’est pourquoi la volonté se sentira souvent enflammée ou attendrie ou remplie d’amour sans savoir ni comprendre rien de plus précis qu’avant car Dieu harmonise en elle l’amour, comme le dit l’épouse du Cantique des Cantiques : Le roi m’a introduite dans son cellier et il a harmonisé en moi la charité (2, 4).

Donc il ne faut pas craindre en ce cas l’oisiveté de la volonté car, si elle cesse de faire par elle-même des actes d’amour à partir de connaissances particulières, Dieu les accomplit en elle, l’enivrant secrètement d’un amour infus, soit par le moyen de la connaissance contemplative, soit sans elle, comme nous venons de le dire. Ces actes, plus savoureux et méritoires que ceux qu’elle accomplirait d’elle-même, le sont d’autant plus qu’est parfait celui qui procure et met en œuvre cet amour et c’est Dieu.

Dieu verse cet amour dans la volonté quand celle-ci est vide et dessaisie des autres saveurs et des autres attachements particuliers, soit d’en haut, soit d’en bas. À cause de cela, il faut veiller à ce que la volonté soit vide et dessaisie de ses attachements car, si elle ne retourne pas en arrière pour goûter quelque suc ou quelque plaisir, bien qu’elle n’en ressente aucun en Dieu, elle va de l’avant, montant vers Dieu par-dessus toutes choses puisqu’elle n’a plus de goût pour aucune. Quant à Dieu, bien qu’elle ne savoure rien en lui de particulier ni de précis et qu’elle ne l’aime par aucun acte spécial, elle le goûte obscurément et secrètement, dans cette communication globale, plus que toutes les choses particulières car elle voit alors clairement qu’aucune ne lui procure autant de plaisir que cette quiétude solitaire ; et elle aime Dieu plus que toutes les choses aimables puisqu’elle fait peu de cas de toutes leurs douceurs et saveurs qui lui sont insipides

Ces maîtres ne connaissent rien aux choses de l’esprit. Ils font à Dieu grande injure et grand outrage en mettant une main grossière là où Dieu agit. En effet, il a coûté beaucoup à Dieu pour amener ces âmes jusque-là et il attache un grand prix à les avoir conduites à cette solitude et à ce vide de leurs facultés et de leurs activités afin de pouvoir leur parler au cœur car c’est ce que lui désire toujours. »

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