26e Dimanche T.O. ; Luc 16,19-31

Le destin de Lazare

Seul saint Luc nous a gardé des paraboles en deux scènes, comme celle que nous lisons aujourd’hui. Double récit, double leçon ; mais aussi, avouons-le, double malaise pour nous, chrétiens du XXIe siècle. Commençons par analyser notre malaise, afin de mieux entrer dans la pensée de Jésus .

Tout d’abord la manière dont est décrit l’au-delà nous désarçonne un peu. Rassurons-nous : Jésus n’entend pas décrire la géographie du séjour des morts. Il reprend simplement l’imagerie traditionnelle dans son pays, pour mieux se faire comprendre et aller plus vite à l’essentiel.

Un autre point nous gêne : le récit semble dire que le riche est puni parce qu’il est riche, et le pauvre récompensé parce qu’il est pauvre. En réalité Jésus fait allusion à une histoire populaire bien connue de son temps en Judée, celle du pauvre scribe et du riche publicain Bar Mayan, qui avait vécu comme un impie notoire. Tous les auditeurs de Jésus savaient donc à quoi s’en tenir dès les premiers mots de la parabole : il s’agit d’un riche qui ne s’occupe ni des hommes ni de Dieu. C’est l’irréligion et l’égoïsme qui sont punis, et inversement Dieu récompense la piété et la confiance du pauvre. C’est d’ailleurs pourquoi Jésus lui donne un nom qui est tout un programme : Lazare, « Dieu est venu en aide ».

Une fois écartées ces difficultés, les leçons de la parabole apparaissent plus clairement. La première concerne la mort comme limite absolue.

Que l’on ait vécu dans le lin et la pourpre, ou couvert d’ulcères, mendiant à la porte des autres, un moment vient toujours où les choses prennent leur vraie valeur. Et dans la pensée de Jésus, ce moment-là doit éclairer toute la vie d’un croyant. La mort, qui totalise toutes les fidélités d’une existence, fixe aussi l’homme définitivement dans ses choix. C’est donc avant qu’il faut se convertir ; c’est avant qu’il soit faut choisir et ouvrir les yeux.

Or le riche de la parabole s’est aveuglé à longueur de vie. Il n’a pas vu le besoin qu’il avait de Dieu et de son pardon ; il n’a pas vu Lazare, qui ne réclamait rien, et qui guettait, non pas tellement les miettes qui tombaient de la nappe, mais ces morceaux de mie dont on se servait, dans les maisons très riches, pour s’essuyer les doigts, et qu’on jetait sous la table.

Jusqu’au dernier moment le scénario des choses d’ici-bas peut faire illusion : Lazare meurt, dans l’oubli général ; le riche meurt à son tour, et toute la ville est là pour le porter en terre. Mais au-delà, tout change. L’au-delà, c’est le domaine de Dieu, et rien ni personne n’empêchera jamais Dieu d’être à la fois, et mystérieusement, le créateur et le juge, l’infiniment bon et l’infiniment lucide.

La mort égalitaire n’opère pas la justice, et c’est Dieu lui-même qui se réserve d’apprécier pour chacun, au-delà de la qualité de la vie, la qualité du cœur. Nous voudrions pouvoir échapper à cette logique de nos propres choix ; mais Jésus insiste, et il met sur les lèvres d’Abraham des paroles étranges : « Entre vous et nous un grand abîme a été disposé. » Ce n’est qu’une image, bien sûr, mais c’est l’image de l’irréversible. Il fut un temps, le temps même de la vie, où le riche impie pouvait quelque chose pour Lazare : les bouchées de pain qu’il gaspillait en un repas auraient nourri le pauvre toute une semaine. Mais maintenant, dans l’au-delà, même Lazare, même l’ami d’Abraham ne peut plus rien pour lui.

L’autre leçon de la parabole a trait aux six frères, et rappelle sous une autre forme l’exigence de la conversion. S’il est trop tard pour le frère mort, il est encore temps pour les cinq survivants ; mais Jésus ne veut pas qu’on s’illusionne sur les moyens à prendre. Ce qui convertit, ce ne sont pas les expériences extraordinaires. Même si l’un de nos défunts revenait parmi nous, passé le premier saisissement, nous retomberions dans notre médiocrité. Car personne ne peut répondre à notre place, et si la parole de Dieu ne suffit pas pour nous retourner le cœur, que pourrait faire une parole d’homme ? Nous avons Moïse, nous lisons les Prophètes ; bien plus, « en ces jours qui sont les derniers, Dieu nous a parlé par son Fils » (Hb 1,2). Si nous ne sommes pas convaincus par une telle preuve d’amour, qui pourra jamais nous parler d’espérance ?

Ce qui change une vie et la retourne vers Dieu, c’est la décision d’accueillir la parole de son Envoyé. C’est bien le sens de notre démarche ce matin. Si nous sommes réunis, malgré toutes nos différences, malgré le poids de nos richesses ou de nos pauvretés, c’est parce que nous croyons que le Christ, aujourd’hui encore, nous ouvre la route de la conversion, et que son Évangile peut encore donner sens à notre vie.

Si nous sommes là, unis dans la prière, c’est parce que nous mettons ensemble notre espérance dans le même Seigneur, et c’est pour nous ouvrir ensemble à la vie qu’il nous apporte. Il vient de nous rappeler avec force son message de solidarité ; il nous invite maintenant à sa table pour un avant-goût du banquet de l’au-delà.

Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d ;

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