Dieu, celui qui est immuable… (Homélie Sainte Trinité)

Textes liturgiques (année B) : Dt 4, 32-34.39-40 ; Ps 32 (33) ; Rm 8, 14-17 ; Mt 28, 16-20

« O mon Dieu, Trinité que j’adore, aidez-moi à m’oublier entièrement pour m’établir en vous, immobile et paisible comme si déjà mon âme était dans l’éternité. Que rien ne puisse troubler ma paix, ni me faire sortir de vous, ô mon Immuable. » La célèbre prière d’Elisabeth à la sainte Trinité ne peut manquer de venir sur nos lèvres en ce jour et en ce lieu. Pourtant si nous prêtons attention aux mots employés, nous pouvons éprouver une certaine gêne dans le vocabulaire. Le nom de Dieu est-il l’Immuable, celui qui ne change pas ? Le but de la vie est-il de devenir immobile, sans mouvement, à l’image d’un Dieu immobile ? Autant de questions qui peuvent troubler notre époque habituée au changement mais aussi à la mobilité. Aussi n’ayons pas peur de poser la question en termes incisifs : le Dieu Trinité dont nous parle Elisabeth n’est-il pas démodé et à archiver dans les livres de spiritualité de la fin du XIX° siècle ?

En fait, soyons plus précis : du début du XX° siècle ! Car c’est à partir de 1901 qu’Elisabeth commence à parler de Dieu comme celui qui est immuable. Influence évidente du P. Vallée via le carmel de Dijon. Mais Elisabeth va être très marquée par ce terme qu’elle utilise une trentaine de fois. Par exemple, pour rester dans le thème du temps, citons la Dernière Retraite : « Je ne ferai que du divin, que de l’éternel, et, à l’image de mon Immuable, je vivrai dès ici-bas dans un éternel présent. » (DR 28) Mais est-ce bien vivre que de ne pas changer ? Ce sont les morts qui ne changent pas ! Or le Dieu révélé par les Ecritures est le Dieu vivant, celui qui n’est pas retiré dans une solitude immobile et une indifférence froide à notre monde. Dieu s’engage dans l’histoire comme le rappelle Moïse au peuple dans notre 1re lecture : il parle, il choisit Israël en Egypte et l’accompagne à travers épreuves et combats jusqu’à la terre promise. Il se met en colère à de multiples reprises contre le peuple, descend dans la nuée et manifeste sa gloire. Bref, il y a de l’action et du mouvement ; et le reste de l’Ancien Testament ne fait que le confirmer. Quant au Nouveau, il évoque Jésus-Christ, vrai Dieu, arpentant la géographie de Galilée et de Judée ; le Fils de Dieu soumis au changement des émotions humaines entre joie et pleurs. Et son Esprit est vie, comme un Souffle puissant qui entraîne et conduit les enfants de Dieu vers le Père des miséricordes. S’il est possible de contrister l’Esprit, c’est bien qu’Il est capable d’une certaine sensibilité, même si nous en parlons par analogie.

Nous voilà donc dans l’embarras : d’un côté, dans la Bible, un Dieu de mouvement et capable de changement, et cela plaît bien à notre temps ; d’un autre côté, une théologie classique dont Elisabeth hérite, qui souligne l’immutabilité voire l’immobilité divine. Que faire et que croire ? Je vous rassure, nous n’allons pas nous lancer dans un cours de théologie. Regardons simplement comment Elisabeth comprend le fait que Dieu soit immuable. Elle le raccroche à un passage biblique lorsqu’elle utilise l’expression pour la 1re fois dans une lettre de 1901 : « Soyons tout à Lui, chère Marguerite. Laissons-nous bien prendre, bien emporter là où le veut notre Bien-Aimé. Ah ! chère petite sœur, mon cœur déborde, il est si pris ! Mais, que dis-je, n’est-Il pas là toujours ? Lui l’Immuable, Lui Celui qui est. » (L 70) Dieu est immuable car il est celui qui est, comme il le révèle en effet à Moïse dans le buisson ardent (Ex 3,14). Mais c’est à sa sœur Guite qu’Elisabeth explicite le mieux ce qu’elle retient dans ce concept : « Qu’importe ce que nous sentons ; Lui, Il est l’immuable, Celui qui ne change jamais : Il t’aime aujourd’hui comme Il t’aimait hier, comme Il t’aimera demain. » (L 298) L’enjeu pour Elisabeth n’est pas une définition philosophique de Dieu qui provient d’Aristote et de l’Antiquité pour qui le changement était une dégradation, une perte. Elisabeth fait sienne l’affirmation de l’immutabilité divine car cela veut dire pour elle que l’amour de Dieu demeure le même. Il ne change pas. Dieu est Amour et Amour immuable. Pas au sens d’une indifférence mais d’une capacité d’amour qui se renouvelle à chaque instant et n’est pas soumise aux oscillations des sentiments : Il t’aime aujourd’hui comme Il t’aimait hier, comme Il t’aimera demain.

Et qui de nous oserait affirmer que cela ne le touche nullement ? Nous avons beau aimer le changement. N’aspirons-nous pas fondamentalement à un amour pérenne et fidèle, un amour fiable car durable auquel on puisse se raccrocher ? Nous sommes dans le temps de l’incertitude des engagements affectifs et institutionnels et avons donc besoin de relations stables et fiables pour nous construire humainement et spirituellement. Dieu est immuable en son Amour et cela ne changera pas ! Quelle heureuse nouvelle ! Et c’est pourquoi Elisabeth comprend que Dieu est la seule demeure où il est bon de s’établir, comme elle le dit à Antoinette de Bobet : « Oh oui, que le Dieu tout Amour soit votre demeure immuable, votre cellule et votre cloître au milieu du monde ; rappelez-vous qu’Il demeure au centre le plus intime de votre âme comme en un sanctuaire. » (L 261) Cet amour stable, fidèle et fort comme la mort, demeure en nous, en notre intériorité la plus profonde. Et c’est bien là que nous sommes appelés à nous établir !

Certes notre époque revendique le mouvement et nous aimons à dire que nous sommes mobiles. Et pourtant, reconnaissons que cela génère beaucoup d’agitation et d’anxiété. Nous aspirons secrètement à un repos, à un point fixe où nous poser pour nous retrouver et nous ressourcer. C’est bien pour cela qu’Elisabeth parle de cette immobilité. Ce n’est pas de l’immobilisme ou de l’inertie. C’est ce besoin de se calmer, de se recentrer sur Celui dont l’amour demeure, et de nous laisser faire et transformer par Lui. Quand Dieu agit en nous, particulièrement dans la prière, ce n’est plus le temps de ne nous agiter mais de laisser Dieu faire son œuvre en nous, de le laisser nous aimer comme Il le veut. Taisons-nous, accueillons son amour avec docilité, comme les enfants bien-aimés qui se laissent conduire par l’Esprit et non par la peur du vide. Soyons immobiles quelques instants pour accueillir avec intensité tout ce que le Père déverse en notre cœur uni à Jésus : n’en perdons pas une goutte par un mouvement inutile. Soyons présents à cet éternel présent où Dieu nous recrée en son amour.

« O mon Dieu, Trinité que j’adore, aidez-moi à m’oublier entièrement pour m’établir en vous, immobile et paisible comme si déjà mon âme était dans l’éternité. Que rien ne puisse troubler ma paix, ni me faire sortir de vous, ô mon Immuable. » Seigneur, Tu es le Dieu vivant qui, sans sortir de toi-même et sans agitation aucune, nous rejoint au plus intime. En Jésus, Tu fais le chemin jusqu’à nous, en demeurant toujours l’Amour immuable. Saisis-nous par ton Esprit pour nous faire entrer dans ton repos. Père, attire-nous en notre centre le plus profond pour nous transformer en toi. Qu’en ce monde agité et instable, nous devenions des reflets paisibles de cet Amour éternel. Amen

fr. Jean-Alexandre de l’Agneau, ocd - (Couvent d’Avon)
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