Homélie du saint Pape Paul VI – Sainte Therèse d’Avila proclamée docteur de l’Eglise
Le 19 Octobre 2014, le Pape François proclame bienheureux son prédécesseur Paul VI, Jean-Baptiste Montini (1897-1978). L’Ordre du Carmel a une grande dette de reconnaissance à ce pape du Concile Vatican II : il a eu le courage de proclamer Thérèse de Jésus, Thérèse d’Avila, comme la première femme, docteur de l’Eglise. Voici l’homélie qu’il prononça en ce jour mémorable du 27 septembre 1970.
Nous avons conféré, ou mieux : nous avons reconnu le titre de Docteur de l’Eglise à sainte Thérèse de Jésus. Le seul fait de proférer le nom de cette Sainte, singulière et si grande, en ce lieu et en cette circonstance, soulève dans nos âmes un tumulte de pensées : la première serait d’évoquer la figure de Thérèse. Nous la voyons apparaître devant nous comme femme exceptionnelle, comme religieuse qui, toute voilée d’humilité, de pénitence et de simplicité, rayonne autour d’elle la flamme de sa vitalité humaine et de sa vivacité spirituelle ; puis comme réformatrice et fondatrice d’un Ordre religieux, historique et insigne ; écrivain ô combien génial et fécond, maîtresse de vie spirituelle, contemplative incomparable et inlassablement active… Qu’elle est grande ! Qu’elle est unique ! Qu’elle est humaine ! Qu’elle est attachante cette figure ! Avant de parler d’autre chose nous serions tenté de parler d’elle, de cette Sainte si intéressante à tant d’égards. Mais n’attendez pas de nous, en ce moment, que nous vous entretenions de la personne et de l’œuvre de Thérèse de Jésus : la double biographie que contient le volume préparé avec tant de soin par notre Congrégation pour les Causes des Saints suffirait à décourager quiconque voudrait condenser en de brèves paroles l’image historique et biographique de cette Sainte, qui semble déborder les traits descriptifs dans lesquels on voudrait la contenir. Du reste, ce n’est pas sur elle que nous voulons fixer pour un instant notre attention, mais sur l’acte que nous venons d’accomplir, sur le fait que nous gravons dans histoire de l’Église et que nous confions à la piété et à la réflexion du Peuple de Dieu ; sur l’attribution, disions-nous, du titre de Docteur de l’Église à Thérèse d’Avila, à Sainte Thérèse de Jésus, la grande Carmélite.
Éclats de sagesse dans la sainteté
Et la signification de cet acte est très claire. C’est un acte qui, intentionnellement, veut être lumineux ; qui pourrait avoir pour expression symbolique une lampe allumée devant l’humble et majestueuse figure de la Sainte : acte lumineux par le faisceau rayonnant que le titre de Docteur de l’Église projette sur elle ; lumineux aussi par un autre faisceau rayonnant qu’il projette sur nous. Sur elle, Thérèse : la lumière de ce titre met en évidence en premier lieu des valeurs indiscutables, qui lui étaient déjà amplement reconnues. La première de ces valeurs est la sainteté de la vie, officiellement proclamée le 12 mars 1622 — trente ans après sa mort — par notre Prédécesseur Grégoire XV, dans la célèbre canonisation où furent inscrits au canon des Saints, avec notre Carmélite, Ignace de Loyola, François Xavier, Isidore le laboureur — tous gloires de l’Espagne catholique —, et avec eux Philippe Néri, florentin-romain. En second lieu, le titre de Docteur met très spécialement en évidence « l’éminence de la doctrine » de la Sainte (cf. P. Lambertini, puis Benoît XIV, De Servorum Dei beatificatione, IV, 2, c. 11, n. 13). La doctrine de Sainte Thérèse d’Avila resplendit des charismes de la vérité, de la conformité à la foi catholique, de l’utilité pour l’érudition des âmes ; et nous pouvons en noter particulièrement un autre : le charisme de la sagesse, qui nous fait penser à l’aspect le plus attirant et ensemble le plus mystérieux du doctorat de Sainte Thérèse : l’influx de l’inspiration divine en ce prodigieux écrivain mystique. D’où venait à Thérèse le trésor de sa doctrine ? Sans nul doute, de son intelligence, de sa formation culturelle et spirituelle, de ses lectures, de ses conversations avec de grands maîtres de la théologie et de la spiritualité ; elle lui venait de sa sensibilité profonde, de son habituelle et intense discipline ascétique, de sa méditation contemplative, en un mot, de la correspondance à la grâce accueillie dans une âme extraordinairement riche et préparée à la pratique et à l’expérience de l’oraison. Mais était-ce là l’unique source de sa « doctrine éminente » ? Ou ne doit-on pas chercher en Sainte Thérèse des actes, des faits, des états qui ne proviennent pas d’elle, mais qui par elle sont subis, c’est-à-dire soufferts, passifs, mystiques au sens strict du mot, et qu’il faut donc attribuer à une action extraordinaire de l’Esprit-Saint ? Indubitablement, nous sommes devant une âme dans laquelle se manifeste l’initiative divine extraordinaire, une âme perçue et décrite par Thérèse en un langage littéraire qui lui est propre, simplement, fidèlement, merveilleusement.
De toute ses forces monter à Dieu
Ici les questions se multiplient. L’originalité de l’action mystique est l’un des phénomènes psychologiques les plus délicats et les plus complexes, dans lesquels beaucoup de facteurs peuvent intervenir et obliger l’observateur aux plus sévères précautions, mais où les merveilles de l’âme humaine se manifestent d’une manière surprenante. L’une de ces merveilles les plus compréhensives est l’amour : l’amour qui célèbre dans la profondeur du cœur ses expressions plus variées et plus pleines ; amour que nous devrons appeler, à la fin, mariage, parce qu’il est la rencontre de l’Amour divin inondant, qui descend à la rencontre avec l’amour humain qui tend à monter de toutes ses forces ; c’est l’union avec Dieu la plus intime et la plus forte qu’il soit donné à l’âme d’expérimenter sur cette terre ; amour qui devient lumière, qui devient sagesse : sagesse des choses divines, sagesse des choses humaines. Et c’est de ces secrets que nous parle la doctrine de Thérèse ; ce sont les secrets de l’oraison. Sa doctrine est là. Elle a eu le privilège et le mérite de connaître ces secrets par voie d’expérience : expérience vécue dans la sainteté d’une vie consacrée à la contemplation et, simultanément, engagée dans l’action ; expérience tout ensemble soufferte et goûtée dans l’effusion de charismes spirituels extraordinaires. Thérèse a eu l’art d’exposer ces secrets, au point de se classer parmi les plus grands maîtres de la vie spirituelle. Ce n’est pas en vain que la statue de Thérèse, qui la représente comme Fondatrice, dans cette Basilique, porte l’inscription : Mater Spiritualium. Elle était déjà admise par consentement unanime, peut-on dire, cette prérogative de Sainte Thérèse, d’être mère, d’être maîtresse des personnes spirituelles. Mère d’une simplicité charmante, maîtresse d’une profondeur admirable. Le suffrage de la tradition des Saints, des Théologiens, des Fidèles, des savants lui était déjà assuré ; nous venons de le confirmer, en sorte qu’ornée de ce titre magistral, elle ait à accomplir une mission plus autorisée, dans sa Famille religieuse, dans l’Église orante et dans le monde, avec son message pérenne et présent : le message de l’oraison.
Le message de l’oraison
C’est cette lumière-là, rendue aujourd’hui plus vive et plus pénétrante, que le titre de Docteur, conféré à Sainte Thérèse, reflète sur nous. Le message de l’oraison ! Il vient à nous, fils de l’Église, en une heure marquée par un grand effort de réforme et de renouveau de la prière liturgique ; il vient à nous, tentés par la grande rumeur et le grand engagement du monde extérieur de céder à l’enfièvrement de la vie moderne et de perdre les vrais trésors de notre âme à la conquête des séduisants trésors de la terre. Il vient à nous, fils de notre temps, alors que va se perdant non seulement l’habitude du colloque avec Dieu, mais le sens du besoin et du devoir de l’adorer et de l’invoquer. Il vient à nous, le message de la prière, chant et musique de l’esprit pénétré de la grâce et ouvert à la conversation de la foi, de l’espérance et de la charité, tandis que l’exploration psychanalytique décompose l’instrument fragile et compliqué que nous sommes, non plus pour en tirer les voix de l’humanité souffrante et rachetée, mais pour ausculter le murmure trouble de son subconscient animal, les cris de ses passions désordonnées et de son angoisse désespérée. Il vient à nous le message sublime et simple de l’oraison, où la sage Thérèse nous exhorte à comprendre « le grand bien que Dieu accorde à une âme quand il la dispose à s’appliquer avec détermination à l’oraison… car l’oraison mentale, ce n’est pas autre chose, à mon avis, qu’une amitié intime, un entretien fréquent, seul à seul, avec celui dont nous savons qu’il nous aime. » (Vie, chap. VIII). Tel est en bref le message pour nous de Sainte Thérèse de Jésus, Docteur de la Sainte Église : écoutons-le et faisons le nôtre. Nous devons maintenant ajouter deux observations qui nous semblent importantes. Remarquons en premier lieu que Sainte Thérèse d’Avila est la première femme à qui l’Église confère le titre de Docteur ; et ce fait ne va pas sans rappeler la parole sévère de saint Paul : Mulieres in Ecclesiis taceant (1 Co 14, 34) : ce qui veut dire, encore aujourd’hui, que la femme n’est pas destinée à avoir dans l’Église des fonctions hiérarchiques de magistère et de ministère. Le précepte apostolique aurait-il été violé ? Nous pouvons répondre clairement : non. Il ne s’agit pas, en réalité, d’un titre qui comporterait une fonction hiérarchique de magistère ; mais nous devons souligner en même temps que cela ne signifie nullement une moindre estime de la mission sublime de la femme au milieu du Peuple de Dieu. Au contraire, la femme, en entrant dans l’Église par le baptême, participe au sacerdoce commun des fidèles, qui habilite et oblige à « professer devant les hommes la foi reçue de Dieu par l’intermédiaire de l’Église » (Lumen Gentium, c. 2, n. 11). Dans cette profession de la foi beaucoup de femmes sont arrivées aux plus hauts sommets, au point que leur parole et leurs écrits ont été lumière et guide pour leurs frères : lumière alimentée chaque jour par le contact intime avec Dieu, jusque dans les formes les plus nobles de l’oraison mystique, pour laquelle saint François de Sales n’hésite pas à dire qu’elles possèdent une capacité spéciale. Lumière faite vie d’une manière sublime, pour le bien et le service des hommes.
Au delà de tout obstacle : sentir avec l’Eglise
C’est pourquoi le Concile a voulu reconnaître la haute collaboration avec la grâce divine que les femmes sont appelées à exercer pour instaurer le règne de Dieu sur la terre et, pour exalter la grandeur de leur mission, il n’hésite pas non plus à les inviter à coopérer pour « aider l’humanité à ne pas déchoir », pour « réconcilier les hommes avec la vie », pour « sauver la paix dans le monde » (Message aux femmes). En second lieu, nous ne voulons pas négliger le fait que Sainte Thérèse d’Avila était espagnole et qu’à bon droit l’Espagne la considère comme l’une de ses plus grandes gloires. Dans sa personnalité l’on apprécie les caractéristiques de sa patrie : la robustesse de l’esprit, la profondeur des sentiments, la sincérité du cœur, l’amour de l’Église. Sa figure se situe à une époque glorieuse où tant de saints et de maîtres marquèrent leur temps par le développement de la spiritualité. Elle les écoute avec l’humilité du disciple et sait en même temps les juger avec la perspicacité d’une grande maîtresse de vie spirituelle, et ceux-ci la considèrent comme telle. D’autre part, au-dedans comme au-dehors des frontières de sa patrie, s’agitait la violente tempête de la Réforme, opposant entre eux les fils de l’Église. Pour l’amour de la vérité et pour son intimité avec le Maître, Thérèse eut à supporter des amertumes et des incompréhensions de toutes sortes. Et devant la rupture de l’unité, son esprit ne pouvait trouver de repos : « ... j’éprouvai une douleur profonde. Comme si j’étais ou pouvais quelque chose, je versais des larmes auprès du Seigneur, et je le suppliais de porter remède à un si grand mal » (Chemin de perfection, ch. 1, n. 2 ; BAC 1962, 185). Ce « sentir avec l’Église » qu’elle expérimenta dans la douleur à la vue de la dispersion des forces, la conduisit à réagir avec toute l’énergie de son esprit castillan, dans son ardent désir d’édifier le règne de Dieu. Elle décida de pénétrer, avec une vision réformatrice, dans le monde qui l’entourait, de lui imprimer un sens, une harmonie, une âme chrétienne. A distance de cinq siècles, Sainte Thérèse d’Avila continue de laisser les traces de sa mission spirituelle, de la noblesse de son cœur assoiffé de catholicité, de son amour dépouillé de toute affection terrestre pour pouvoir se donner totalement à l’Église. Sur le point de rendre son dernier soupir, elle pouvait bien dire, comme épilogue à sa vie : « Enfin, je suis fille de l’Église ». Dans cette expression, heureux présage de la gloire des Bienheureux pour Thérèse de Jésus, nous voulons voir un héritage spirituel légué à toute l’Espagne. Nous voulons y voir aussi l’invitation, adressée à nous tous, de nous faire l’écho de sa voix, d’en faire le programme de notre vie, afin de pouvoir répéter avec elle : nous sommes fils de l’Église.
Avec notre Bénédiction Apostolique.