Textes liturgiques (année B) : Ac 4, 32-35 ; Ps 117 (118) ; 1 Jn 5, 1-6 ; Jn 20, 19-31
Au risque du paradoxe voire de la provocation, alors qu’au cours du cours du Carême, on avait pu goûter la joie, « la joie d’être sauvé », la joie de se mettre en route (« Quelle joie quand on m’a dit, nous irons à la maison du Seigneur ! »), ne décèle-t-on pas, en ce début de temps pascal, la présence d’une certaine tristesse ? La liturgie pascale relèverait-il de l’art du soufflé au goût délicieux mais qui retombe sitôt que l’on le sert ? Sitôt passé la joie du jour de Pâques voire du lundi ou du mardi, l’intensité des alléluias s’estompent et l’ordinaire des jours semble reprendre ses droits. Dans l’évangile, la tristesse fait errer les disciples d’Emmaüs et, aujourd’hui, la peur claquemure les onze. Et nous savons que pour beaucoup de catéchumènes baptisés à Pâques, le grand défi – pour eux et leur communauté – est de demeurer dans la joie pascale alors que menacent les déceptions : si l’accompagnement des catéchumènes se fait intense et attentif, les néophytes peuvent faire l’expérience d’un certain abandon ou des routines parfois un peu ternes de leur communauté. J’aime évoquer l’image du chien qui, ayant enfin réussi à casser sa laisse, se retrouve tout esbaudi : l’expérience de la liberté n’est pas toujours enivrante parfois même décevante. Pour le dire autrement, il est plus facile d’être ascéte que mystique, il est plus facile de faire des gammes que de jouer de la musique, de faire des choses – fussent-elles héroïques – que d’accueillir la grâce.
Il est bon de prendre la mesure de cette tristesse pour accueillir la joie pascale véritable, celle qui remplit les disciples en ce jour. La joie pascale est le fruit d’une traversée, un don tout à fait inédit. Ainsi fait le Seigneur avec nous. Il nous rejoint là où nous sommes tristes, là où cela fait mal, en nous devançant, en nous surprenant : tel est le retournement de la foi. Pensons à la déception des disciples d’Emmaüs que Jésus interroge et dénoue. Pensons aux doutes de Thomas : avant toute demande de ce dernier – car si Thomas fanfaronne face à ses disciples, il ne dit rien à Jésus – il n’en a peut-être pas eu le temps – Jésus demande à Thomas de toucher ses plaies. Et c’est cette parole, qui, prenant en quelque sorte les doutes de Thomas par derrière, va retourner Thomas avant même que celui-ci ne fasse usage de son doigt, ce dont le texte ne nous parle pas. Précédemment, Jésus avait fait de même avec Nathanaël (en lui disant qu’il était sous un figuier il déjouait ses dénigrements au sujet de Nazareth) ou avec la Samaritaine (dont l’évocation de sa situation maritale avait opéré un retournement dans sa considération de ce juif étrange : « il m’a dit tout ce que j’ai fait »). Bref, le Seigneur vient nous rejoindre dans nos peurs, nos doutes, nos tristesses pour les retourner. C’est ce qui se passe avec Thomas qui confesse alors son « Seigneur et [s]on Dieu ». C’est ce qui se passe avec les disciples : eux qui étaient enfermés, il vient auprès d’eux, dans le lieu même de leur enfermement, eux qui étaient ligotés par la peur et peut-être la culpabilité de leur abandon, il leur donne la Paix et les envoie remettre les péchés. La joie pascale est la traversée d’une tristesse invétérée, celle de l’homme qui, voulant maitriser les choses et profiter du fruit de son travail, en mesure la caducité et la relativité. La joie pascale est tout autre : que ce temps pascal nous en fait goûter la force et la profondeur !
Profond aussi et inépuisable s’avère notre évangile. Je voudrais en méditer encore deux points, fondamentaux pour l’expérience pascale : la cicatrice et la foi. Réalité clé des apparitions pascales, les blessures de Jésus sont la trace indélébile de sa Passion que sa Résurrection assume et dépasse mais ne fait pas disparaitre. Ainsi la miséricorde divine agit-elle dans nos vies et c’est sans doute le sens profond de la nouvelle titulature de notre dimanche. Nos propres blessures – physiques ou morales – sont toujours visibles parfois un peu douloureuses souvent enlaidissantes. Elles nous renvoient aux accidents et failles de notre histoire. Mais cicatrisées, elles ont été assumées, intégrées. Telle est l’œuvre de la miséricorde, du pardon, de la grâce pascale ! On a pu comparer cela à l’art japonais du Kintsugi qui consiste à réparer des vases brisés en recouvrant d’or les lignes de jointure, faisant du vase ainsi réparé un objet plus resplendissant qu’auparavant. Cela demande de notre part de consentir à ces lignes brisées en nous, à renoncer à une certaine perfection personnelle pour accueillir la victoire véritable, celle du Christ, qui fait toute chose nouvelle. Il s’agit peut-être d’un autre retournement : non pas tant d’aller mettre le doigt sur les blessures du Christ que de laisser ce dernier poser la main sur les nôtres afin de les guérir. Le poète l’exprime mieux que moi : « La porte s’est ouverte on ne sait comment, celle dont tu avais poussé les verrous en la refermant sur l’homme aux cinq plaies pour qu’il reste un fantôme derrière le mur, qu’on ne parle plus de résurrection. Il demande aujourd’hui que tu croies à la tienne et que tu le laisses avancer la main mettre son doigt divin dans tes propres plaies ». Je termine par la béatitude de notre évangile : « heureux qui croient sans avoir vu ! »
L’épître de Jean que nous avons entendue qualifie la foi de victoire et de naissance et notre évangile de bonheur. Nous retrouvons les ingrédients de ce que nous avons médité sur la joie et la cicatrice. On a beaucoup ergoté sur foi et raison à propos de cet évangile. Entre le toucher, le voir et le croire, il présente un mouvement de déprise : Thomas croit sans toucher mais en voyant et, héritiers du témoignage apostolique et de 2000 ans de foi chrétienne, nous croyons sans voir ni toucher, parfois, cependant, en le regrettant quelque peu. Notre foi n’est pas pour autant absurde ni sans raison. Mais raison n’est pas preuve. La foi requiert notre confiance : confiance en le témoignage transmis, confiance en l’Ecriture qui en porte la trace (la cicatrice) originelle (« ces signes mis par écrit pour que vous croyiez »), confiance en Dieu. La joie pascale réside dans cette confiance, qui se retourne de l’intérieur, qui lâche et qui consent, qui renonce à l’idéal construit pour accueillir la réalité donnée, réalité de notre monde, réalité de notre foi. Elle est de l’ordre d’une naissance, d’une promesse : « heureux ! » Au terme de cette méditation, notons que nous avons repris tous les titres de ce dimanche : de Pâques, de saint Thomas, quasimodo car la foi est une naissance, in albis car il est question de catéchumènes, de la divine miséricorde. La finale de notre évangile le dit : ce n’est pas la multitude des signes qui importe mais la foi et la vie qui en découlent. Telle est la joie pascale véritable que nous scrutons depuis tout à l’heure : bon temps pascal pour la découvrir, l’accueillir et la rayonner ! Amen