Donner sa vie pour la vie ! (6e dim. Temps Pascal 10/05/21)

donnée au couvent d’Avon

Textes liturgiques (année B) : Ac 10, 25-26.34-35.44-48 ; Ps 97 (98) ; 1 Jn 4, 7-10 ; Jn 15, 9-17

L’amour, la joie, l’amitié, la vie féconde : avec notre évangile nous sommes au cœur de l’évangile, de ce que donne et promet une vie selon l’évangile, au cœur de la foi et de la vie. « Tous ceux qui aiment connaissent Dieu ». Ce cœur est à la fois simple et brûlant. Toutefois de nombreux obstacles empêchent que ce feu brûle pleinement notre propre cœur et embrase notre monde. « Seul l’amour suffirait » titrait finement Dom Louf. L’amour seul suffit : certes telle est notre foi mais ces obstacles conjuguent cet adage au conditionnel. Parmi eux, il faut citer la fatigue due à l’expérience du temps long, à l’épaisseur nouée de notre humanité, source de résistance, de lenteur et de résignation. « Accorde-nous-en ces jours de fête de célébrer avec ferveur le Christ ressuscité  : que le mystère de Pâques dont nous faisons mémoire reste présent dans notre vie et la transforme ». La liturgie, elle, ne se résigne pas et, à un stade déjà avancé du temps pascal, implore, comme au matin de Pâques, le feu (la ferveur) et ses effets de présence et de transformation pour notre vie. Obstacles plus terribles, l’amour connait toutes sortes de trahisons et de perversions, à commencer par celles de nos discours – en ce domaine l’inflation des mots est souvent signe d’insignifiance – et plus encore des abus, les terribles abus révélés dans l’Eglise et tous les autres, anonymes et délétères qui font leurs ravages dans les familles et la société : quand l’amour – maternel, conjugal – étouffe voire tue, quand, au nom de l’amour, on manipule autrui, détruit son âme de l’intérieur, quand on parle de martyr pour commettre des assassins sauvages etc. Corruptio optimi pessima. La liturgie de ce jour m’inspire deux antidotes. La mystique en est le premier. Je ne parle évidemment pas de phénomènes extraordinaires voire douteux dont on affabule parfois la mystique. Cela nous enliserait davantage dans le marasme évoqué à l’instant. Non j’invoque la spiritualité chrétienne authentique vécue en profondeur, tout spécialement par des hommes et des femmes, les saints, qui ont su l’exprimer, souvent par des mots, toujours par leur vie. Est mystique celui qui est mu par Dieu : tout chrétien est, en ce sens fondamental, mystique, au moins en puissance, et en porte la vocation. La mystique concerne chacun d’entre nous : c’est peut-être même la seule aventure qui importe vraiment. Dans l’expérience mystique, nous retrouvons le feu au cœur de notre foi, la puissance non galvaudée des mots pour l’exprimer et la limpidité non tordue ni fatiguée de l’action irriguée par la grâce. La mystique souligne avant tout la primauté de Dieu. C’est l’expérience de Pierre dans les Actes des apôtres : « Lève-toi. Je ne suis qu’un homme moi aussi ». Voilà bien un rempart face à tous les abus et méprises : Dieu seul est Dieu, Dieu seul est absolu ! Cette primauté s’exprime dans la deuxième lecture sous le mode de la gratuité. « Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu mais c’est lui qui nous a aimés ». Dieu nous a aimés le premier et cet amour se révèle avant tout dans l’expérience de notre faillibilité, de notre péché. Au cœur de la conversion chrétienne et de sa joie, il y a la rencontre, inédite et renversante, du pardon de Dieu au lieu même de la chute et de la faiblesse radicale, en amont de tout mérite. Je suis aimé non en vertu de mes bonnes œuvres, de mes efforts d’amélioration ou de ma repentance mais parce que Dieu est Dieu. Certes nos résistances, nos lenteurs et résignations évoquées tout à l’heure sont là : on préfère la culpabilisation, notre « bien pensance » ou notre soi-disante autonomie mais la grâce est là, offerte, celle de croire que nous ne sommes rien mais que tout nous est donné.

Ce sens de la gratuité rend le mystique sensible à l’universalité : c’est l’enjeu de la première lecture, du christianisme naissant (le passage aux païens) mais aussi de la théologie actuelle des religions. « Dieu est impartial, il accueille, quelle que soit la nation, celui qui le craint » résume saint Pierre. Ce sens de la gratuité s’expérimente aussi dans l’amitié et cette conscience vive d’avoir été choisi, gratuitement. Primauté de Dieu, gratuité, universalité, la fécondité est une quatrième signature de Dieu. Vivre de Dieu, vivre Dieu fait porter des fruits. Il ne faut pas confondre – pervertir – la fécondité en efficacité ou rentabilité car les fruits dont nous parlons sont aussi réels que paradoxaux : donner sa vie pour la vie (et non pour tuer), rayonner Dieu par le témoignage de sa vie, aimer et servir, donner et se donner.

Terminons par une cinquième signature divine : la communion. La vie avec Dieu développe les relations : « demeurer dans l’amour », « aimez-vous les uns les autres ». Il s’agit de relations sans fusion : « union sans confusion » pour reprendre la formule du concile de Chalcédoine. Il s’agit de demander, de connaitre, de servir. La mystique est sensible à l’altérité : Dieu qui est autre nous fait davantage devenir nous-mêmes et capable de relations avec autrui. Ces relations sont structurées par la parole. L’amour est un commandement, ce qui est paradoxal en exprime l’exigence. Dans ce « commandement », la langue française fait entendre le mot demande (mandement). On peut le comprendre aussi comme la commande faite à un artiste : rigueur du cahier des charges mais liberté et créativité de sa mise en œuvre. La mystique n’est-elle pas d’ailleurs à la vie chrétienne ce que la poésie est à la vie humaine : nécessaire et inutile, rudimentaire et luxueuse ? Deuxième antidote, le calendrier pastoral qui, au risque d’un certain pélagianisme liturgique, double souvent le calendrier liturgique pour incarner nos engagements dans des causes, belles et concrètes, nous invite en ce jour à prier pour les Chrétiens d’Orient. Depuis plusieurs années, l’actualité tragique vient houspiller nos oublis égoïstes. Prier implique apprendre à mieux connaitre, soutenir sous des formes variées (exprimer notre solidarité, adresser des dons). Les chrétiens d’Orient nous devancent au sens où l’ancienneté de leur christianisme témoigne du passage aux païens natif de notre foi, sans ignorer pour autant qu’ils ont aussi leur histoire faite de décadences et de restaurations. Notre frère Ghadir aime dire qu’ils étaient déjà chrétiens quand nous n’étions que des gaulois superstitieux. Les chrétiens d’Orient témoignent de traditions séculaires, liturgiques, patristiques et monastiques. Ils ont à témoigner de l’évangile, de l’amour des ennemis, de l’unité du Père et du Fils, dans une situation douloureuse de minorités menacées. Il ne s’agit pas de les idéaliser et d’en faire une réserve de saints ni l’étendard de nos idéologies identitaires ou ecclésiologiques. Le risque d’églises nationales enfermées dans leurs traditions et prises dans des rivalités inter-ecclésiales est réel. Ils ont besoin de notre prière. Mystique et politique, nos deux antidotes témoignent au fond qu’il n’y a qu’un seul amour. Aimer Dieu, aimer le frère, c’est connaitre Dieu, c’est servir le prochain. Tel est le feu de Pâques. Nourrissons-le et laissons-le nous embraser. Amen

Fr. Guillaume Dehorter, ocd - (couvent d’Avon)
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