Homélie dim.21e TO : La grâce de recevoir une grâce

donnée au Couvent d’Avon

Textes liturgiques (année A) :Is 22, 19-23 ; Ps 137 (138) ;Rm 11, 33-36 ; Mt 16, 13-20

« Quand la lune apparait, le plus malheureux n’est pas l’aveugle mais le muet. » Ce proverbe, que je crois chinois, n’a en soi rien à voir avec l’évangile – pour autant que des choses profondes puissent être véritablement étrangères à l’évangile – mais il peut nous aider à y entrer, à goûter sa joie et relever son défi. S’il ne s’agit pas en effet ici de l’apparition de la lune mais de la révélation du Soleil – le Christ –, dans les deux cas, il est question de bonheur (« heureux es-tu Simon ! ») et de la capacité à dire quelque chose d’une expérience, qu’elle soit d’apparition, de révélation, de rencontre… ou de Dieu.

Si l’évangile n’emploie que les mots dire et répondre (« Que dites-vous ? » ; « Pierre dit » ; « Jésus dit »), la tradition parle de confession de Pierre voire de profession. « Heureux qui confesse le Christ, fils de Dieu vivant ! » : voilà la grâce de Pierre en ce jour, promise à chacun de nous et que je vous propose de contempler selon quatre facettes. D’abord, il s’agit d’une grâce, c’est-à-dire gratuitement offerte et dépassant les mérites ou les capacités de Pierre : « ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela mais mon Père. » Toute révélation est jubilante car inouïe et dilatante. Mais, et c’est le malheur du muet, toute révélation intime une réponse qui permet d’ailleurs de la mieux comprendre : la réponse éclaire le don. La grâce de Pierre est donc d’avoir su nommer le Christ : deuxième facette.

Toute expérience – et spécialement l’expérience spirituelle – est indicible : la parole balbutie mais le mutisme risque la méprise, méprise de l’illusion ou de l’ingratitude : la nomination au contraire fait mieux comprendre l’expérience, permet de la partager et déjà d’en rendre grâce. On connait les trois grâces ou trois manières de profiter de la grâce que décrit sainte Thérèse. C’est une grâce de recevoir une grâce, une deuxième que d’en prendre conscience et une troisième que d’en pouvoir dire quelque chose.

Aujourd’hui Pierre, qui cheminait depuis plusieurs chapitres avec Jésus et avait déjà tant découvert de lui à travers ses guérisons, ses enseignements, la multiplication des pains ou la marche sur les eaux, son contact si libre et attentionné aux gens, reçoit la grâce de lui dire qui il est pour lui. Cette grâce se vit sous la forme du tutoiement et du dialogue : troisième facette. Confesser le Christ n’est pas en effet réciter sa leçon et dire de belles choses, fussent-elles justes et profondes, mais répondre à un appel et s’adresser au Christ, confession ou déclaration de foi – au sens d’une déclaration d’amour – Enfin, ce dialogue révèle à Pierre sa propre identité. «  Que dites-vous ?  » « Pierre dit : tu es », « Jésus dit : tu es » : nous avons là, sous forme schématique, une double révélation, celle de Jésus qui est Christ et celle de Simon qui est Pierre, nouvelle identité et mission tout à la fois. Simon qui a su écouter (c’est son premier nom) et accueillir la grâce, reçoit celle d’y répondre et devient par là pierre (son second nom), fondement ou premier de cordée de tous ceux qui, comme lui, reconnaitront la grâce du Christ dans leur vie et le confesseront Fils du Dieu vivant !

Avec cette grâce de la foi reconnue et proclamée, nous rencontrons celle, indissociable, de l’Eglise. Là où le Christ est confessé, là est l’Eglise ! Maison de la confession dont Pierre est la fondation mais aussi caisse de résonance pour la faire entendre et matrice pour l’engendrer, l’Eglise est aussi comme une épouse et nous pourrions entendre les « Tu es le Christ  » « tu es Pierre » comme une formule de mariage ou d’alliance dans le style « Pierre, je te choisis comme Eglise ». Pourtant que de malentendus à son égard, que de contradictions, de luttes et de souffrances mais aussi de joie et de fruits et de merveilles jalonnant son histoire ! Sans doute avant tout parce que, épouse de son Seigneur, elle en porte les paradoxes de l’Incarnation.

Méditons-en trois. Premièrement, l’Eglise qui vient du ciel est pourtant bien terrestre. Dans notre évangile, l’inspiration qui ne vient pas de la chair ni du sang mais du Père et le pouvoir des clés qui fait des liaisons et des déliaisons d’ici-bas des réalités déjà célestes témoignent de ce déjà-là du Royaume dont l’Eglise est le lieu et le témoin et qui est de l’ordre de cette joie du ciel que nul ne pourra ravir. Mais l’Eglise est terrestre et parfois terriblement humaine : nous connaissons ce qui advient à Pierre. Ce paradoxe rejoint celui de l’Eglise sainte et pécheresse : sainte par les dons et les promesses du Seigneur, sainte de l’éclat de tant de saints qui émaillent son histoire et pourtant église de pécheurs, moi et beaucoup d’entre nous, parfois même – et c’est là que le paradoxe est terrible – jusqu’au scandale.

Bernanos disait que pour comprendre le mystère de l’Eglise il fallait méditer l’histoire des Borgia : les forfaitures du Pape Alexandre et de ses enfants mais aussi la vie édifiante de saint François Borgia ! Telle est la logique, si peu confortable pour notre cœur dur mais si salutaire pour notre cœur pécheur, de l’ivraie et du bon grain. Eglise du ciel et de la terre, Eglise sainte et de pécheurs, l’Eglise est avant tout celle de la grâce. Deuxièmement, l’Eglise assurée – de ce pouvoir des clés, de la présence du Seigneur – est pourtant bien incertaine.

Si l’image évangélique et isaïenne des clés, du roc et la promesse prophétique « je le planterai comme une cheville dans un endroit solide » attestent de dons spirituels irrévocables, l’Eglise est aussi cette barque rencontrée récemment dans l’évangile de Matthieu voguant au gré des vents et des flots souvent contraires. Oui, l’Eglise a un trésor, le Christ, guide sûr, lumière qui éclaire et feu qui réchauffe mais elle chemine au cours d’une histoire qui n’est pas écrite. On a voulu parfois opposer une Eglise des questions avec une Eglise des réponses : mais la certitude de l’Eglise est avant tout celle de la miséricorde qui donne humilité et audace.

Troisièmement, l’Eglise de la tradition est aussi celle de la nouveauté. Elle est le lieu de la transmission qui garde précieusement le trésor de l’Ecriture et de son interprétation antique, conciliaire et dogmatique mais qui a charge, à chaque époque, de dire le mystère pour qu’il soit cru. Or l’acte de foi ne peut être que libre. De la récitation à la confession, le passage ne se fait pas toujours : en ce jour de la sainte Monique, nous pouvons communier à la souffrance de tant de parents et grands-parents en ce domaine. Mais apprendre la grammaire ne fait pas le poète : l’Eglise est mère et maîtresse, ni marâtre, ni gourou. «  La richesse, la sagesse et la connaissance de Dieu » sont profondes et insondables mais Dieu s’est révélé ! Que cette eucharistie nous fasse entrer davantage dans ce mystère en étant témoin du Christ dans l’intime du tutoiement et la confession devant tous, témoignant ainsi d’une Eglise de la grâce, humble et transmettant son unique trésor, le Christ, Fils du Dieu vivant. « Tout est de lui, et par lui, et pour lui. A lui la gloire pour l’éternité ! » Amen

/fr. Guillaume Dehorter, ocd Provincial de Paris)/]

Revenir en haut