Homélie pour St Jean de la Croix - 14 décembre 2010

au Carmel de Montmartre
Buste de st Jean de la Croix à Ségovie (Où il n’y a pas d’amour, mets de l’amour et tu obtiendras de l’amour)

Est-ce de l’insolence ? Mais est-il insolent d’estimer que l’oraison que la liturgie met sur nos lèvres en cette fête de Saint Jean de la Croix n’est pas heureuse en sa formulation ? Elle nous fait demander à Dieu de « faire que nous nous attachions à suivre saint Jean de la Croix pour parvenir à la contemplation de la gloire de Dieu ». N’est-ce pas, en effet, se mettre en contradiction avec une recommandation formelle du saint : « En ce que tu as à faire, ne prends jamais un homme pour exemple, pour aussi saint qu’il soit, car le démon te fera voir ses imperfections mais imite le Christ, qui est suprêmement parfait et suprêmement saint et jamais tu ne t’égareras » (Dichos 136). Insolence ou non, l’intérêt de la question est de nous renvoyer à l’appel du saint à imiter le Christ, ce qui est essentiel à ses yeux.

« Imiter le Christ  », l’expression rare chez st Paul, l’est aussi chez Jean de la Croix qui l’utilise surtout à titre d’avis pour les « commençants » dans la vie spirituelle. Il les invite à prendre les moyens nécessaires pour devenir libres par rapport à ce qu’il appelle les appétits, ces désirs désordonnés qui dispersent l’âme. Grands ou petits, ils retiennent l’âme sur le chemin qui mène à la divine lumière de l’union parfaite d’amour de Dieu, surtout si la volonté y consent. Deux avis, aussi brefs que denses, suffisent : « Le premier est d’entretenir un désir habituel d’imiter le Christ en toutes choses, en se conformant à sa vie, qu’il faut regarder avec attention pour savoir l’imiter et se comporter en toutes choses comme il ferait Lui-même. » (Montée du Carmel, livre 2, chapitre 13). Tout commence par un désir, une inclination qui ne soit pas seulement d’ordre intellectuel, mais soit porteuse d’un élan pour rejoindre le Christ dans son comportement concret.

Le second s’inscrit dans la ligne du premier, en le précisant : « Pour bien faire cela, à savoir imiter le Christ en tout, quelque goût qui s’offre aux sens corporels (vue, odorat, toucher…), s’il n’est purement pour l’honneur et la gloire de Dieu, y renoncer et s’en priver pour l’amour de Jésus-Christ, qui n’eut et ne voulut avoir en cette vie d’autre goût que de faire la volonté de son Père, ce qu’il appelait sa nourriture et son repas ».Il s’agit d’imiter le Christ non comme un héros dont on voudrait suivre les performances mais en le rejoignant au plus intime de lui-même, en ce qui le faisait vivre, à savoir la soumission amoureuse à la volonté de son Père. La référence à l’évangile de la Samaritaine au chapitre 4 de l’évangile selon st Jean, est claire. A ses disciples qui le pressent de manger, Jésus répond : « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre ». Ce qui fait vivre le Christ, comme lui-même n’a cessé de l’exprimer dans l’évangile selon st Jean, c’est beaucoup moins la nécessaire nourriture humaine que cette libre dépendance d’amour par rapport à son Père pour accomplir l’œuvre qu’il lui a donné à faire.

Alors, dit Jean de la Croix, pour devenir plus libre par rapport à tes désirs qui ne sont pas ordonnés à aimer, cherche à imiter le Christ et profite de toutes les occasions pour apprendre à ne pas te laisser mener par les petits plaisirs qui peuvent solliciter tes sens, même s’ils ne sont pas mauvais en soi : « Par exemple, dit-il, s’il se présente quelque goût à entendre des choses qui n’importent en rien au service de Dieu, n’y prends pas goût et ne les veuille entendre. Et si tu te délectes à voir des choses qui n’aident pas davantage à Dieu, rejette ce goût et détourne la vue de tels objets. Et s’il arrive le semblable, à parler ou en toute autre chose, fais de même, et ainsi pour tous les sens corporels en tant que tu pourras bonnement t’en exempter. Car autrement, il suffira que tu n’y prennes aucun goût, bien que ces choses se passent en toi… et avec ce soin, tu t’avanceras beaucoup en peu de temps. »

Tels sont les petits exercices d’ascèse, que Jean de la Croix propose aux commençants que nous pouvons être encore. Disons mieux : tels sont les efforts de renoncement, car il ne s’agit pas d’arriver à tout prix mais de tendre vers. Jean de la Croix introduit en effet de manière précise la litanie des renoncements aux inclinations naturelles : « Qu’il s’efforce toujours de s’incliner non pas au plus aisé, mais au plus difficile, non à ce qui donne le plus de goût mais à ce qui en a moins, non à rechercher le meilleur des choses temporelles mais le pire et à désirer entrer en toute nudité, vide et pauvreté de tout ce qu’il y a au monde pour le Christ ». On le voit clairement : pour Jean de la Croix, ce renoncement ne prend sa valeur et ne trouve son dynamisme que dans l’amour du Christ.

Pour conclure ces avis le saint nous renvoie à un dessin du Mont Carmel qu’il a lui-même tracé et aux explications qu’il en donne. Le sommet de ce Mont représente le haut état de perfection que nous appelons ici union de l’âme à Dieu. Et il inscrit une sentence sur le même sommet : Seuls habitent sur cette montagne l’honneur et la gloire de Dieu. Qu’est-ce que donc que l’honneur et la gloire de Dieu ? C’est qu’il s’unisse à l’homme par amour, ce qui se réalise suprêmement en Christ pour se communiquer en lui à tous les hommes. La gloire de Dieu le Père se joue dans l’œuvre qu’il confie à son Fils. Ne désirer que l’honneur et la gloire de Dieu, pour les humains que nous sommes, c’est vouloir participer personnellement à l’œuvre du salut accomplie en Jésus-Christ. Ici se déploie l’appel à la charité fraternelle et à la compassion, à la vie donnée à la suite du Christ qui s’est vidé de sa propre vie, en grande pauvreté, pour glorifier son Père. Temps de l’Avent, temps du long désir de Jean de la Croix d’imiter le Christ depuis la naissance dans la crèche jusqu’à la montée sur la croix. Temps de l’Avent, temps où le regard se porte loin, très loin, et se laisse emporter dans la prière du Christ qui les yeux levés au ciel priait ainsi :

« Père Saint, de même que tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde. Père, ceux que tu m’as donné, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi et qu’ils contemplent ma gloire, celle que tu m’as donnée parce que tu m’as aimé avant même la création du monde. Je leur ai fait connaître ton nom et je le ferai connaître encore pour qu’ils aient en eux l’amour dont tu m’as aimé et que moi aussi je sois en eux. »

fr. Dominique Sterckx
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