La pureté d’intention

L’examen de conscience fidèlement accompli bien qu’avec liberté finit par engendrer dans l’esprit une habitude : celle de se voir vivre. Le rapprochement avec la pratique de la présence de Dieu va de soi ; elle aussi commence par des efforts plus ou moins pénibles et fréquemment renouvelés, connaît bien des alternatives et finit, avec le temps, par devenir presque continuelle. Ainsi, à la suite de nombreux et loyaux examens, l’esprit acquiert l’habitude de se voir vivre. Alors, ce qui lui coûtait tant jusque-là devient pour lui un agrément et un repos. L’habitude ne donne-t-elle pas une facilité, une inclinaison joyeuse à reproduire les actes qui l’ont fait naître ? A cette lumière, on comprend certains textes carmélitains qui, sans cela, surprendraient quelque peu. Ainsi l’avis de Sainte Thérèse : « A chacune de tes actions et à chaque heure du jour examine ta conscience » ; pour elle qui nous voulait si libre à l’intérieur de la connaissance de soi, n’est-ce pas beaucoup demander ? Une exigence semblable se retrouve dans les vingt règles de perfection données par le Christ à Sainte Marie-Madeleine de Pazzi : « La première chose que j’exige de toi, c’est que dans toutes tes actions, soit intérieures soit extérieures, tu te proposes cette pureté que je t’ai fait connaître et que tu considères chacune de tes paroles et de tes œuvres comme si elle devait être la dernières de ta vie ». Évidemment, il ne s’agit plus alors d’un « exercice » à proprement parler, comme si l’on devait, à chacun de ses actes, se livrer à un effort méthodique d’examen ; ce serait sombrer dans une analyse désespérante et nuisible. Il est question de l’habitude que l’on a acquise de se voir vivre, habitude qui permet, sans effort, de remarquer au passage toutes les imperfections ; il s’agit en un mot de la pureté d’intention.

Soit du côté du sujet, soit du côté de Dieu, on comprend qu’il doit en être ainsi. La personne grâce à ses nombreux efforts, est devenue entièrement maîtresse d’elle-même. Elle peut chanter avec le psalmiste ce verset si beau qui a ému Sœur Elisabeth de la Trinité : « Mon âme est toujours entre mes mains : qu’est-ce à dire ? sinon cette pleine possession de soi en présence du Pacifique. » Possession de soi qui vient de ce que la personne a appris à ne plus se tromper elle-même, mais à se connaître.

On comprend que se possédant si bien, l’on perçoive maintenant ses moindres tressaillements sans qu’il soit nécessaire de s’examiner longuement. Tout cela se fait comme au passage ; c’est aussi au passage que l’on demande pardon à Dieu et que l’on se trouve justifié de ses manquements.

Mais ce n’est pas seulement parce qu’une personne est maîtresse d’elle-même qu’elle possède une telle pureté d’intention ; c’est encore et surtout parce qu’elle est inondée de la lumière infuse de Dieu et voit dans cette lumière toutes ses imperfections. L’œil intérieur est devenu lumineux selon le désir de Notre-Seigneur ; maintenant il éclaire tout le champ de la conscience et au sein de cette grande clarté les moindres fautes font tache, elles sont immédiatement perçues. « Tel le rayon de soleil qui entre par la fenêtre : tant plus l’air est empli d’atomes et de poussières, tant plus ce rayon paraît palpable, sensible et clair à la vue. »

Une telle pureté d’intention donne de la beauté aux yeux de Dieu. Et voici la comparaison qui se présente à l’esprit : « La chevelure que l’on peigne fréquemment restera en bon ordre et sera facile à peigner aussi longtemps que l’on voudra ; l’âme qui contrôle fréquemment ses motifs, ses dires et ses actes –ce sont là ses cheveux- qui agit par amour de Dieu en toute rencontre, aura une chevelure magnifique, et l’Époux portera ses regards sur le cou de sa bien-aimée, se laissera séduire à sa vue et se trouvera blessé de ce regard unique qui est la pureté d’intention inspirant tous les actes de l’âme. »

S’établir dans la vérité c’est arriver, par la force de l’habitude, à se déprendre de tous ces petits mensonges, déguisements plus ou moins avoués, familiers même aux personnes d’oraison. On mesure le prix d’une telle libération lorsqu’on relit, par exemple, la description que fait Saint Jean de la Croix des défauts de ceux qu’il appelle commençants. Les sept péchés capitaux reparaissent ici sous un déguisement dévot, mais parfaitement reconnaissable chez ces personnes qui, parce qu’elles ne sont pas encore définitivement établies dans le vrai, se croient bonnes. Seule l’habitude de voir leurs fautes dans la lumière de Dieu les amènera peu à peu à conclure qu’elles ne sont que des « servantes inutiles ». Cela, c’est la vérité. Voyez les passages de l’Écriture où se trouve affirmée la misère de l’homme, écoutez ces cris qui ont jailli du plus profond de l’âme des prophètes lorsqu’un contact avec Dieu les établissait dans la vérité de leur rien. Abraham suppliant le Seigneur d’avoir pitié des habitants de Sodome s’exprimait ainsi : « Voici que j’ai osé parler au Seigneur, moi qui suis cendre et poussière » ; Moïse, lui, découvre qu’il ne sait pas parler ; Jérémie aussi : « Ah !Ah ! Seigneur Dieu, je ne sais point parler, car je suis un enfant ». Voilà les aveux qui, entre bien d’autres, sont montés aux lèvres de ces « voyants » dans les fugitifs moments où ils sont entrés en contact avec l’éternelle vérité.

Nous serons vrais, nous aussi, la vérité nous aura délivrés, lorsque nous saurons nous voir vivre en toute loyauté. Méditant sur nos fautes, nos faiblesses, nous pressentirons et toucherons par delà ces manquements notre fond de misère et de fragilité ; non pas seulement la misère qui vient en nous de la faute originelle et de tous les péchés dont nous portons le poids, mais au delà encore, comme les prophètes d’Israël, notre rien de créature qu’il faut aussi apprendre à savourer. Tout l’esprit du Carmel nous enseigne cette humilité profonde.

Être dans la vérité c’est aussi marcher en elle  : la lumière de Dieu est envahissante. Dans chaque esprit se déroule, entre les ténèbres et la lumière, cette lutte épique que Saint Jean décrit au principe de son Évangile. Nous nous connaîtrons pécheurs de plus en plus, et ce sera croître que de s’abîmer toujours davantage dans la reconnaissance de notre rien. L’être descendant de centre en centre pour trouver Dieu, s’enfonce par le fait même dans l’humilité, sonde sa misère, creuse son fond, « se cache dans son néant », comme le dit Saint Jean de la Croix. « Et en cette voie, descendre c’est monter et monter c’est descendre, parce que celui qui s’humilie est exalté et celui qui s’exalte est humilié ». A mesure que le spirituel se quitte, Dieu l’envahit lentement, prudemment, fait habiter sa force en lui, car Il redoute de mélanger sa gloire à celle des hommes : « Je suis le Seigneur et je ne donnerai pas ma gloire à un autre ». Comment accepterait-il une compromission entre sa gloire si pure et celle de l’homme qui est « comme de l’herbe » ?

Ainsi la bonne habitude de l’âme sera cette humilité profonde qui obligera Dieu à redoubler de prévenance à son égard car Il ne sait pas résister aux humbles, Il s’éprend d’eux : ceux-là ont trouvé le chemin de son cœur. Il suffit pour nous en convaincre de relire l’Évangile : c’est en reconnaissant son indignité que la Chananéenne mérita d’être exaucée : « c’est vrai, Seigneur ! mais les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table du maître. » Si donc nous voulons courir dans le chemin de la vérité, aller de progrès en progrès, ne cherchons pas à nous justifier aux yeux du Seigneur, ne lui cachons pas nos fautes, au contraire, montrons-les sans répit les faisant crier vers lui, avouons sans cesse : « c’est vrai, Seigneur mais …. » Nous apprendrons, même en tombant, à jeter un cri vers le ciel, un appel qui nous fera aussitôt relever par Dieu. Voilà le secret des parfaits, la raison de leurs ascensions incessantes.

Au terme d’un tel effort, l’âme se trouvera entièrement pure, elle retrouvera cette ressemblance avec Dieu qu’elle possédait lors de création : marcher dans la vérité, dans la lumière, ce sera devenir tout à fait semblable à Dieu « qui est lumière et il n’y a point en lui de ténèbres ». La pureté d’intention, c’est le souhait le l’Apôtre qui s’accomplit : « Si nous marchons dans la lumière, comme il est lui-même dans la lumière, nous sommes en communion les uns avec les autres, et le sang de Jésus-Christ son Fils nous purifie de tout péché. » Nous serons alors les vrais fils du « Père des lumières », « enfants de lumière », rayonnants de son éclat, à Lui.

Dans la même rubrique…

Revenir en haut