Le Tout-Proche et le Tout-Autre (Ho Nuit de Noël - 24/12/21)

donnée au couvent d’Avon

Textes liturgiques (messe de la nuit) : Is 9,1-6 ; Ps 95 ; Tt 2,11-14 ; Lc 2, 1-14

« Voici que je vous annonce une bonne nouvelle, qui sera une grande joie pour tout le peuple. » Cette parole de l’Ange du Seigneur aux bergers nous est aussi destinée ce soir. Nous sommes les destinataires de cette bonne nouvelle d’une naissance. « Oui, un enfant nous est né, un fils nous a été donné ! » Toute naissance humaine est un évènement fondateur, une brèche de nouveauté qui fait craquer nos monotonies et nos morosités. La naissance d’un enfant rime avec une nouveauté possible et oriente notre attention vers l’avenir et vers l’inconnu. Déjà la naissance de Jean-Baptiste suscitait l’étonnement et faisait dire aux gens : « que sera donc cet enfant ? » Une naissance humaine est donc fondamentalement un évènement joyeux. Et cette joie sera exprimée avec des images différentes selon les époques. Dans la 1re lecture extraite du livre d’Isaïe, les images viennent du monde agricole avec la joie des moissons mais aussi de la victoire après un conflit : « ils se réjouissent devant toi, comme on se réjouit de la moisson, comme on exulte au partage du butin. » Situations sociales où la joie éclate après le labeur pénible de la semence et l’horreur de la guerre, comme une naissance qui met fin aux douleurs de l’enfantement. Quelles seraient nos joies collectives aujourd’hui ? Peut-être la victoire de l’équipe de France à la coupe du monde de football ? Ou la fin des périodes de restrictions sanitaires ? Toujours est-il que le livre d’Isaïe annonce la naissance d’un enfant particulier, celui d’un roi qui règnera sur le trône de David et qui établira un règne de justice et de paix. Et cela correspond assez bien aux paroles que l’ange Gabriel a dites à Marie.

Pourtant avouons que les apparences sont trompeuses. « Voici le signe qui vous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire. » Pour annoncer la naissance d’un roi puissant, on a fait mieux comme indice pour le trouver. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Un messie envoyé par Dieu qui naît dans une étable là où mangent les animaux ! Est-ce bien sérieux ? Pouvons-nous sérieusement croire que, Dieu étant Dieu, il enverrait son Fils naître dans de telles conditions marquées par la précarité et le rejet ? Quelque chose ne va pas dans ce scénario. Est-il vraiment celui qui devait venir ou devons-nous en attendre un autre ? Il nous faut vraiment mesurer l’écart entre les promesses disséminées dans l’Ancien Testament et leur accomplissement dans le Nouveau. Vraiment Dieu nous désarçonne…

Gerard David, Nativité

Mais c’est précisément le fait que nous soyons désarçonnés qui signe l’action de Dieu. Méfions-nous quand nous pensons être devenus trop familiers des mystères de la vie de Jésus. Si nous comprenons trop bien, c’est que nous ne parlons plus de Dieu et que l’idolâtrie nous menace. Bien sûr, le mystère de Noël, c’est la célébration de la grande proximité de Dieu : en Jésus Dieu se fait proche car il épouse notre humanité. Mais cette grande proximité ne supprime pas sa transcendance : Jésus est à la fois le plus proche de nous-même en son humanité et le Tout-Autre en sa divinité. Ou pour reprendre les mots de saint Augustin, il est plus intime à moi que moi-même mais aussi plus élevé au-dessus de moi que ce que je peux concevoir. Le Tout-Proche et le Tout-Autre ensemble. Si nous supprimons l’un de ces deux termes, nous ne sommes plus chrétiens.

Pour éviter que nous enfermions Jésus dans nos catégories humaines marquées par le désir de puissance et de prestige, Dieu prend donc notre contre-pied et fait naître son Fils dans ce qui lui est contraire. Jésus ne naît pas dans un palais royal mais dans un lieu infâme ; la nouvelle n’est pas portée aux grands prêtres ou à Hérode mais à de pauvres bergers marginaux. C’est déjà une manière de dire que la joie de Noël n’a rien d’évident. Certes nous pouvons nous réjouir de ce que Noël apporte comme réjouissances familiales, amicales et sociales. Mais nous passerons tout à fait à côté du sens de l’évènement si nous ne consentons pas d’abord à être déçus ou désillusionés. Il nous faut d’abord reconnaître en vérité que Jésus n’est pas vraiment le Messie de nos rêves secrets ; et que si nous étions Dieu, nous aurions choisi une naissance plus prestigieuse. Bref, il nous faut quitter nos joies superficielles et égocentriques pour entrer dans le Mystère de Noël. Il faut nous réjouir de ce que Dieu nous connaît.

S’il nous envoie un sauveur, ce n’est pas pour punir ceux qui n’ont pas la foi, les autres qui ne sont pas comme nous ; mais c’est pour nous sauver de nous-mêmes, de nos rêves de puissance et de gloire humaine. La fête de Noël fait craquer nos prétentions et nos cœurs sclérosés : la joie s’infiltre et nous montre le chemin du bonheur. Réjouissons-nous de ce que le Christ soit à la fois comme nous et si différent. S’il nous tend la main afin que nous la prenions, c’est toujours pour nous emmener plus loin, vers la joie du Père, une joie que nous pressentons peut-être mais que nous ne connaissons pas. Entrer dans la joie de Noël, c’est laisser tomber nos armures et nos protections, c’est revenir à notre humanité essentielle, celle que Dieu vient restaurer. Voilà ce que réalise « l’amour jaloux du Seigneur de l’univers. » Il déçoit nos joies mondaines et incertaines pour nous donner accès à la joie éternelle, la communion profonde avec lui par son Fils vrai homme et vrai Dieu.

Voilà donc, frères et sœurs, une naissance toute particulière, même si les signes extérieurs enveloppent soigneusement le mystère. Cette naissance du Fils de Dieu est la matrice de toute naissance spirituelle, toute naissance d’en-haut par la grâce du baptême. Alors soyons vraiment dans la joie : aujourd’hui Dieu visite son peuple. Oui Seigneur, vraiment, « tu as prodigué la joie, tu as fait grandir l’allégresse. » Entraîne-nous tous dans cette nuit de joie divine ! Amen

Fr. Jean-Alexandre de l’Agneau, ocd - (couvent d’Avon)
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