Nous laisser aimer par l’Enfant (homélie de Noël)

donnée au couvent de Paris

Textes liturgiques (année C) : Is 9,1-6 ; Ps 95 ; Tt 2,11-14 ; Lc 2,1-14

Chers frères et sœurs, à Noël, tout nous invite à la joie : les musiques, les décorations, les lumières, les retrouvailles et, bien-sûr, le mystère que nous célébrons : la naissance du sauveur, il y a 2000 ans à Bethléhem, et aujourd’hui en nos cœurs. Mais la tristesse nous atteint peut-être, en surface ou en profondeur. Comment faire alors pour vivre la joie de Noël ? Il me semble que nous pourrions porter notre attention ce soir sur un aspect particulier de ce mystère, auquel nous ne pensons peut-être pas spontanément : dans et par l’enfant Jésus, Dieu nous invite à nous laisser aimer par lui.

Nous laisser aimer ! Nous pensons le plus souvent à aimer, car c’est bien ce à quoi Dieu nous appelle. Mais nous risquons de court-circuiter ce qui est pourtant prioritaire, toujours prioritaire : accueillir cet amour, accueillir le Royaume de Dieu — son Royaume d’amour partagé —, l’accueillir, dira Jésus, « comme un enfant » (Mc 10, 15). Comme celui qui accepte de recevoir gratuitement, qui reconnaît sa faiblesse, son impuissance totale à se procurer l’essentiel : la vie, la vie bonne, la vie partagée, la vie pour toujours. Jésus dira aussi : « qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là (celui qu’il venait de placer au milieu des disciples et d’embrasser), c’est moi qu’il accueille ; et qui m’accueille accueille celui qui m’a envoyé ! » (Mt 10, 40) Oui, car c’est en enfant que le Fils éternel de Dieu viens nous rejoindre ! Bien sûr il ne restera pas ce bébé qu’il est devenu pour nous ; il deviendra un adulte — et combien riche de dons humains et spirituels ! —, un maître, et même une "célébrité", mais au fond de lui-même il restera, devant Dieu et pour nous, « le plus petit » (Lc 9, 48) : dans l’accueil et la dépendance totale de la bonté du Père, et dans l’humble service de chaque être humain.

Il désire ardemment que nous accueillions cet amour, tel qu’il vient à nous, et non pas tel que nous le voudrions, et que nous nous laissions aimer. Cela peut paraître trop beau pour être vrai, et surtout, trop facile. Tout le paradoxe est qu’il nous est difficile d’accepter cette facilité ! Nous n’en voulons pas ! Mais pourquoi donc ? Parce que cela suppose que nous renoncions, dans notre relation à Dieu, à placer notre confiance en nos propres ressources. Cela suppose que nous acceptions une dépendance radicale : ce n’est pas moi qui ai la main, la maîtrise, c’est celui qui me porte dans son amour et qui m’emporte où il veut. La « facilité » de se laisser aimer, nous ne l’aimons pas spontanément, parce qu’elle détruit notre moi, elle attaque au plus profond notre ego, spontanément porté à maîtriser la situation, à se considérer comme le centre du monde, à juger d’après ses propres lumières. Nous laisser aimer par Dieu, cela suppose aussi de faire de cet amour notre unique trésor : de cesser d’attacher notre joie profonde à ceci ou cela (je ne serai heureux, je ne serai heureuse qu’à telle condition !), mais de la placer tout entière dans l’amour de Dieu pour nous.

Ce qui nous rend la facilité de se laisser aimer si répugnante et difficile, c’est enfin, sans doute, que nous percevons bien que cela ne vaut pas seulement pour nous-mêmes, mais pour tous : tous — y compris ceux que nous n’apprécions pas ! — sont aimés gratuitement du même amour, et si nous accueillons cet amour, si nous nous laissons transformer par lui, alors nous ne pouvons plus rester centrés sur nous-mêmes, nous avons à vivre en conformité avec cet amour, à le partager, à nous oublier nous-mêmes pour être comme Jésus petits devant les autres, choisir la dernière place, celle du serviteur. C’est là objectivement notre plus grande joie, et pourtant elle nous répugne, elle répugne à ce « vieil homme » (Rm 6, 6) qui ne veut pas perdre son assurance, ses garanties, sa belle image de lui-même, pour « devenir comme les enfants » (Mt 18, 3), comme Jésus !

Chers frères et sœurs, en cette nuit bénie de Noël, regardons l’Enfant-Jésus. Pour nous y aider, rassemblons nos souvenirs de petits-enfants que nous avons peut-être encore récemment regardés avec attendrissement, peut-être tenus dans nos bras ; regardons leur fragilité ; leur totale dépendance ; leur confiance aveugle, et contemplons en ces enfants l’image que Jésus a voulu nous donner, en devenant enfant et en le restant au sens spirituel. Regardons-le et faisons comme lui, laissons-nous porter, pas seulement dans les mains de Marie, mais dans celles du Père. Ne cherchons pas à sentir l’amour qu’il nous porte ! Ce serait vouloir nous appuyer sur autre chose que sur ses bras. Au contraire, comme dit Thérèse de Lisieux : « aimons à ne rien sentir », « aimons notre petitesse, aimons à ne rien sentir, alors nous serons pauvres d’esprit et Jésus viendra nous chercher, si loin que nous soyons il nous transformera en flammes d’amour » (LT 197).

Plaçons notre joie, non pas dans ce que nous croyons indispensable à la réussite de nos vies, mais dans notre seul vrai trésor : l’amour de Dieu pour nous ; à la mesure de notre consentement à nous laisser aimer par lui, nous expérimenterons peu à peu (non pas : nous sentirons, mais nous expérimenterons !) que la vraie joie est celle qui commence à Noël, et qui fut toujours celle de Jésus : la joie d’être voulus et désirés pour nous-mêmes, quoi qu’il nous arrive d’agréable ou de pénible ; la joie d’être délivrés du fardeau de nous-mêmes et de partager spontanément l’amour reçu.

Tel est le plus beau présent que nous puissions faire à l’enfant de la crèche : accueillir son amour, y mettre notre joie, nous laisser aimer par lui. Et ne craignons pas que ce soit céder à une mauvaise facilité : si c’est bien son amour que nous accueillons, il nous poussera à le partager, et de préférence à ceux qui en ont plus besoin. Oui, Seigneur Jésus, toi qui « pour [nous t’es] fait si petit » apprends-nous à nous laisser aimer de toi, et à partager ton amour.

Fr. Jean-Baptiste Lecuit , ocd - (couvent de Paris)
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