Toussaint 2009 ; Mt 5, 1-12

Pour le jubilé d’une sœur carmélite

« Marqués du sceau »

Aujourd’hui, dans la prière de l’Église, et donc dans l’univers invisible de la foi, se réalise un merveilleux échange : le ciel visite la terre, et les amis de Dieu, sur la terre, se laissent fasciner un instant par le ciel, par le rayonnement de tant d’aînés qui ont su trouver le chemin du bonheur. Autour de vous, ma sœur, et pour célébrer avec vous cinquante années de fidélité du Seigneur, votre Carmel du ciel rejoint votre carmel de la terre. Thérèse, bien sûr, est de la fête, avec les amis qu’elle a retrouvés près de Dieu, les saints de l’ordinaire et les passionnés de la mission, avec les compagnes qu’elle a sanctifiées ici-même, avec toutes vos anciennes qui ont suivi dans ce cloître la petite voie de la confiance. Thérèse, entourée de toute cette famille de témoins, s’unit, dans l’invisible, à notre action de grâce, et nous lui demandons son aide pour accueillir l’Esprit, car seul il peut nous donner le double regard que requiert la Toussaint : un regard vers la gloire, un regard vers la terre.

La gloire c’est la densité et l’éclat de la vie divine, et elle est au-delà de toute parole. C’est la réciprocité, dans l’amour, du Père et du Fils, et nous aurons l’éternité pour entrer dans ce mystère. La gloire pour l’homme, de par le don de Dieu, c’est le monde de Dieu ouvert aux hommes, et pour évoquer cette entrée des hommes dans la vie de Dieu, les Écritures mobilisent toute une panoplie d’images et de symboles : série, faisceau, gerbe, cortège .

Devant le trône de Dieu et devant l’Agneau, le Christ immolé et glorieux, la liturgie céleste que l’Apocalypse déploie sous nos yeux rassemble une foule innombrable d’hommes et de femmes, venus « de toutes nations, races, peuples et langues », tous « marqués au front du sceau des serviteurs de Dieu », tous arborant les signes de la gloire : les vêtements blancs et la palme dans la main. Une seule œuvre désormais les réunit : chanter à Dieu « la louange et l’action de grâces »,lui apporter « la gloire et l’honneur », célébrer « la sagesse et la puissance » qu’il a mises en œuvre pour le bonheur des hommes, et redire, au long de siècles qui ont quitté le temps, ce qui fut ici-bas leur découverte, leur certitude et leur émerveillement : c’est Dieu qui sauve en Jésus-Christ : « le salut est donné par notre Dieu, lui qui siège sur le trône, et par l’Agneau ».

Ce quotidien des saints dans l’éternité ne nous est livré qu’en figures, toujours à distance de nos prises. Une chose est sûre, c’est que nous verrons Dieu tel qu’il est, et que cette vision face à face nous rendra ressemblants à Celui qui nous aime, car devant Dieu c’est le regard qui transfigure. Plus que jamais Dieu brillera dans nos cœurs ; plus que jamais nous illuminera sa gloire qui est sur la face du Christ

Ce que nous serons alors ne nous est pas, ici-bas, manifesté. Mais il nous revient de manifester dans le monde ce que déjà nous sommes : des enfants de Dieu. C’est ainsi que, spontanément, en cette fête des saints, notre regard, d’abord tourné vers la gloire, reflue sur cette terre où nos frères les hommes nous demandent raison de l’espérance qui est en nous, cette terre des pèlerins, où Dieu nous offre de monnayer notre amour.

Pour rejoindre la liturgie éternelle, il nous faut, en effet, passer par « la grande épreuve », c’est-à-dire travailler, construire et aimer, là où Dieu nous place pour y porter du fruit. Ces années de labeur et de fidélité nous permettent, patiemment, de laver et relaver nos vêtements de route, et de les purifier, en définitive, dans le sang de l’Agneau, en rejoignant le Christ par la communion à ses souffrances et la plongée dans sa Résurrection.

Longue marche, lente montée, que vous avez vécues avec joie ma sœur, sur les pentes du Carmel, assumant avec vos sœurs, et parfois à leur tête, le renouveau du Concile, le mûrissement de la communauté, et tout récemment encore, les inventions imprévisibles de l’Esprit Saint.

Jusque dans la prière il nous faut demeurer « en pauvreté et nudité d’esprit », jusque dans les nuances de la vie fraternelle Jésus nous enseigne sa douceur, jusque dans nos larmes de lassitude et d’impuissance l’Esprit nous apporte sa consolation .Souvent ce réconfort de l’Esprit nous atteint, non pas au niveau de l’émotion, mais au-delà de tout senti, dans ces profondeurs de nous-mêmes où s’enracine la determinación, comme dit la Madre.

Heureuse êtes-vous, ma sœur, après ces longues décennies de Carmel, parce que le Dieu fidèle rassasie votre faim et votre soif de vous ajuster à son dessein d’amour. Heureuse êtes-vous, parce que le désir de faire miséricorde a grandi en vous comme une blessure qui ne se fermera plus. Heureuse êtes-vous, parce que l’austérité joyeuse du Carmel garde intact en votre cœur le reflet de la bonté de Dieu.

Plus que jamais, avec vos sœurs, le Père vous veut ouvrière de paix, dans un monde instable où tant de choses prennent un nouveau départ. Plus que jamais, en ce temps d’épreuves pour l’Église, le Christ vous rend solidaire, avec vos sœurs, de ceux qui, dans le monde entier, sont persécutés pour la justice, parce qu’ils s’ajustent, dans leurs choix, sur la seule volonté de Dieu.

Aujourd’hui encore, parce que « le monde est en feu », parce que l’Esprit veut faire toutes choses nouvelles, le vieil Ordre du Carmel a repris son Exode, et votre monastère creuse de nouvelles fondations pour accueillir les sœurs du troisième millénaire Les Béatitudes de Jésus, prennent pour vous toutes, mes sœurs, depuis quelque temps des formes paradoxales ; mais la petite Thérèse, experte en audace et en confiance, vous redit, de la part du Seigneur : « Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ! »

Il y a aujourd’hui tout juste cinquante ans, ma sœur, le Ier novembre 1950, au moment même où le pape Pie XII venait de proclamer solennellement l’élévation au ciel de la Vierge Marie, vous prononciez vos vœux de religion à l’oratoire du Carmel en vous plaçant sous le vocable de l’ Assomption. C’est elle, la Vierge Marie, qui attire encore nos regards vers la gloire ; c’est à Elle que nous confions votre merci d’aujourd’hui et votre espérance.

Qu’elle vous revête de nouveau du manteau de sa compassion, qu’elle garde vos pas « sur un chemin de paix », et vous accueille, à l’heure de Dieu, dans la joie de son Fils,

Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.

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