Textes liturgiques (année B) : Ac 10, 25-26.34-35.44-48 ; Ps 97 (98) ; 1 Jn 4, 7-10 ; Jn 15, 9-17
Cet Évangile, frères et sœurs, est tout à la fois lumineux et déroutant. Lumineux, au sens où ce qu’il demande se résume à aimer. Dieu n’a pas d’autre volonté pour nous. En cela, la religion chrétienne est d’une simplicité radicale. Mais cependant déroutant, car Jésus nous demande de nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés, et là nous perdons pieds. Comment aimer de cet amour qui implique le don de soi jusqu’au renoncement éventuel à sa propre vie ? En outre, ce commandement si simple de l’amour n’en reste pas moins énigmatique. Comment peut-on commander d’aimer alors que l’amour est par essence un acte libre qui ne saurait être imposé en aucune manière ? Mais Jésus ne nous demande pas de résoudre une énigme, mais d’entrer dans un mystère dont la porte d’entrée pourrait être cette affirmation : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. » (15,9) Jésus déclare aimer ses disciples de l’amour même dont il est aimé par le Père. Il s’agit d’un amour proprement divin, qui transcende donc la capacité humaine d’aimer.
« Comme le Père m’a aimé … » Le fondement de tout, c’est l’amour du Père qui engendre éternellement le Fils à la vie divine. Mais l’amour, pour être effectif, ne doit pas seulement être donné ; il doit être reçu. La liberté du Fils est de consentir à cet amour pour en vivre à son tour, pour aimer de l’amour même dont il se sait aimé. L’amour que Jésus a pour ses disciples trouve ainsi sa source dans son consentement à sa filiation. Si Jésus peut aimer ses disciples comme le Père l’a aimé, c’est qu’il consent à recevoir son existence de l’amour même du Père. Ce consentement à son être filial se déploie moyennant son obéissance à la mission reçue du Père. Une telle obéissance n’est pas ressentie comme une contrainte, car elle procède du consentement heureux du Fils à l’infini de l’amour.
Jésus nous appelle à consentir nous aussi à être aimés de lui comme lui-même consent à être aimé du Père. Mais voilà paradoxalement ce qui est le plus difficile, consentir à l’amour de Jésus, un amour divin qui s’abaisse jusqu’à nous, comme l’a manifesté le geste du lavement des pieds, ce geste que Pierre a précisément tenté d’empêcher : « Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais ! » (13,8a) Pour laisser agir en nous l’amour de Jésus, il nous faut consentir à ce que le Seigneur de gloire se fasse notre serviteur. Tel est le combat de la foi. C’est terriblement exigeant pour les êtres blessés que nous sommes, incapables de croire à la gratuité infinie de l’amour. La preuve en est notre très grande difficulté à nous tenir dans la prière, tels que nous sommes, sous le regard d’amour de Jésus. Cela nous est même parfois intolérable et pourtant le verdict est sans appel : « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi. » dit Jésus à Pierre (13,8b) Consentir à l’abaissement de Jésus pour nous, Frères et Sœurs, telle est la condition de l’amour.
Mais là encore, nous sentons notre impuissance. Que faire quand les blessures de la vie nous empêchent de vivre une telle confiance en cette folie de l’amour ? Il nous faut distinguer ici, frères et sœurs, entre ce qui relève de notre vécu psychologique et ce qui est de l’ordre de notre vie spirituelle. Quelque soient nos ressentis, nos doutes, nos impuissances liés à notre histoire personnelle, nous avons toujours la liberté de faire le choix de la confiance en Dieu, de croire en son amour inconditionnel. Obéir au commandement de l’amour ne relève pas ainsi de l’ordre des sentiments, mais d’un choix libre qui engage notre existence sur un chemin de filiation dans la foi en l’amour de Dieu. Ce choix de la foi et de la filiation nous le concrétisons en prenant le temps de nous tenir sous son regard d’amour afin de remettre chaque jour notre vie entre ses mains. Il nous est impossible par nous-mêmes de nous aimer les uns les autres comme Jésus nous le commande, mais il nous est possible de nous laisser guider par son Esprit sur le chemin de l’humble service. L’obéissance, c’est d’abord le consentement heureux à ce que le Seigneur nous donne, la reconnaissance de ce qu’il est à l’œuvre dans notre vie. Il peut alors aimer en nous notre prochain si nous croyons en son amour pour nous dans une disponibilité humble et concrète au service de son Royaume. Comme le dit la première épître de Saint Jean : « Voici en quoi consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés. » (1 Jn 4,10)
Fr. Olivier-Marie Rousseau - (Couvent d’Avon)