4e Dimanche de Carême, Jean 3, 14-21

Le serpent d’airain

La mort faisait son œuvre, en plein désert, dans le camp d’Israël, par des serpents « à la morsure brûlante ». Non pas n’importe quelle mort, mais une mort vécue comme châtiment des récriminations du peuple. Les fils d’Israël viennent alors à Moïse, pour l’aveu et pour la conversion : « Nous avons péché … intercède pour nous ! ». Et Dieu indique à son peuple le moyen qu’il lui donne pour triompher de la mort, un moyen étrange, aussi paradoxal que le pardon de Dieu : puisque ce sont les serpents qui font mourir, c’est un serpent qui fera vivre, et, qui plus est, un serpent mort, coulé dans le bronze, figé à tout jamais, symbole de la victoire définitive de Dieu.

Ironie paternelle de Dieu qui apporte la vie là même où agissait la mort, qui invite son peuple à regarder intensément en direction d’un signe, d’un serpent dérisoire fondu dans le métal des anciennes idoles, afin qu’il soit bien clair désormais que le salut vient de lui seul. C’est déjà en ce sens que le livre de la Sagesse, quelques dizaines d’années avant notre ère, interprétait l’épisode du serpent d’airain : « Celui qui se tournait vers le serpent n’était pas sauvé par l’objet qu’il regardait, mais par Toi, l’universel sauveur. Tu prouvas ainsi que c’est Toi qui délivres de tout mal » (Sg 16,7-8).

Aujourd’hui encore le signe du serpent s’accomplit pour l’Église qui, chaque jour, fête le triomphe de Jésus sur la croix et par la croix.

Car la communauté de Jésus n’en finit pas de traverser le désert et ne parvient pas toujours à valoriser son exode et son exil. Voyant son chemin jalonné de tant de défections, de tant de chutes, l’Église, affaiblie par toutes les morsures de l’incrédulité, de la raillerie ou de la désunion, en vient à perdre confiance, et elle se met à regarder avec nostalgie vers « l’Égypte » de la facilité et des compromissions.

Dieu a répondu à Moïse dans le désert : « Façonne-toi un Brûlant, que tu placeras sur un étendard. Quiconque le regardera restera en vie » (Nb 20,8). Il répond aujourd’hui à l’Église : « J’ai dressé pour vous un signe de salut ; c’est mon Fils, sur l’étendard de la croix, regardez-le ! ».

Le salut commence donc par un regard, un regard vers Celui que les hommes ont transpercé (Jn 19,37), le regard de la foi vers le moyen paradoxal choisi par Dieu, le regard de l’espérance tourné et maintenu vers la croix du Seigneur. Car sur la croix la souffrance et la mort changent de signe. Dieu l’a voulu ainsi : par la croix de Jésus, la vie déferle sur le monde. Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’il a livré son Fils unique. Dieu a élevé, puis exalté le Fils de l’Homme, afin que tout homme qui croit obtienne par lui la vie éternelle. Et désormais, l’Église nargue, comme saint Paul, les forces de la mort spirituelle : « Thanatos, où est ta victoire ? Mort, où est-il, ton aiguillon ? Tu as voulu piquer l’humanité, et c’est toi qui vas disparaître ! » (cf. 1 Co 15,55).

Ces grandes perspectives, qui sont celles du mystère pascal de Jésus et de l’Église, peuvent nous aider à mieux situer, dans notre vie personnelle, la souffrance, la maladie, l’échec, le vieillissement ou le service qui crucifie la jeunesse, les morsures de la vie fraternelle et les déserts de l’affectivité.

Tout cela, dans le creuset de la résurrection, c’est notre mystère de la croix. C’est un « mystère », donc, au sens paulinien, un plan de Dieu, un dessein de salut longtemps caché et qui peu à peu se dévoile. Tout cela, c’est notre croix, la croix concrète, personnelle, toujours inattendue et toujours étrange, qu’il faut saisir pour suivre Jésus. Et ce mystère de la croix ne se vit pas avant tout au plan émotionnel, mais au niveau du réalisme chrétien.

On pleurait beaucoup, autrefois, devant la croix de Jésus, et l’on identifiait parfois trop vite l’entrée dans la Passion avec des moments de vulnérabilité affective. Mais la croix pour nous, celle qui ressemble le plus à celle de Jésus, c’est celle que Dieu nous aide à reconnaître, plantée là dans notre vie à un endroit que lui seul connaît. La vraie croix pour nous, c’est celle où les morsures du monde deviennent une « brûlure » secrète du cœur, la brûlure d’Emmaüs à l’écoute du Ressuscité. La vraie croix, c’est le réel de notre existence, assumé courageusement et comme un appel à la victoire de Jésus.

La sainte croix, c’est le lieu du service d’où nous regardons vers le Christ Serviteur, et vers Dieu notre Père, qui seul peut faire de la vie avec toutes nos morts.

Revenir en haut