Sainte Thérèse d’Avila : Chemin d’oraison

Le chemin de l’oraison avec Thérèse d’Avila, travail proposé par F. Yannick.

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I - Thérèse d’Avila et nous

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A) Introduction

Nous allons peu à peu nous exercer à la prière d’oraison avec Thérèse d’Avila. Elle est née à Avila le 28 mars 1515 de parents profondément croyants. Elle est la troisième de neuf enfants. C’est une période charnière pour l’Occident tant au plan intellectuel, que social que religieux. Elle annonce de grands bouleversements :

Découverte de l’Amerique

- L’unification territoriale de l’Espagne s’effectue à l’époque des rois catholiques ;

  • La prise de Grenade, la fin de la reconquête des territoires occupés par les Musulmans, -l’expulsion des Juifs, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492 tout cela annonce des temps riches en tension avec son poids de drames et de beautés ;
  • avec Copernic et Galilée une réforme considérable des mentalités va s’opérer, ils affirment que la terre est ronde et qu’elle tourne autour du soleil, c’est un reversement total des valeurs qui commence, ce n’est plus l’univers qui tourne autour de la terre, la terre n’est plus le centre du monde, coup de tonnerre à l’époque qui pose déjà le problème de la relation des sciences et de la foi ;
  • À son niveau Gutenberg avec la découverte de l’imprimerie va permettre la vulgarisation des connaissances et va jouer un rôle important.

Tous ces faits sont autant de signes de commencement d’une période nouvelle, imprégnée des structures médiévales, inspirée par de nouvelles visions du monde, l’homme n’est plus au centre du monde. Si l’homme n’est plus le centre du monde, Dieu n’est plus en haut, dans le ciel, mais alors où est-il ? Que deviennent l’homme et Dieu ?…

La question ne se pose pas encore de façon massive, mais les bases sont fondées. La question est plus accrue actuellement avec les découvertes gigantesques et passionnantes des sciences. Et l’homme se sent de plus en plus rejeté dans une partie de l’univers, un univers vide de sens. À moins que comme Olivier Clément le dit si bien il existe un espoir, non du côté du monde, mais de l’homme lui-même :

« Rien de plus émouvant que les voyages interplanétaires, demain peut-être intergalactiques. Il faut que l’homme explore sa prison. Mais sa prison justement n’a pas de limites. La seule issue, ici, c’est un visage, et d’abord sur nos écrans de télévision, le visage du cosmonaute encapuchonné d’abîme. L’explorateur est plus grand que ce qu’il explore, seul son regard nous sauve du néant. Et si le regard se durcit, si le visage se ferme, nous savons que dans le secret un regard à jamais nous accueille, et que le visage du Christ n’est jamais fermé ».

Il y a dans ce regard plus que dans la froidure de l’univers. L’homme est un espoir pour l’homme. Mais Thérèse prolonge ce chemin car on ne lutte pas contre la nuit de ce monde avec des bulldozers, ou des tanks, mais avec la lueur d’une bougie. Cette lueur a brillé dans le cœur de Thérèse. Thérèse, avec d’autres va répondre à sa manière à la question de l’homme et à la question de Dieu. Car se poser la question de l’homme, c’est se poser la question de Dieu. Thérèse est postée, avec d’autres, comme un prophète pour prévenir les tempêtes à venir, pour rappeler la vocation de l’homme et sa destinée sublime, pour annoncer et témoigner par son expérience de la grandeur du cœur de l’homme dans lequel Dieu réside. Car si l’homme n’est plus le centre du monde, si le soleil ne tourne plus autour de la terre, et telle était la vision du monde à l’époque, Dieu n’est plus l’au-delà de l’homme. Dieu n’est plus dans les étoiles, il n’est plus là-haut au ciel. Il est donc ailleurs, mais où ? L’ordre du monde est bouleversé et l’homme va peu à peu croire qu’il n’est qu’une épave isolée à la dérive, au hasard des courants.

Non, Thérèse nous rappelle cette grande aventure pour laquelle l’homme est fait et dans laquelle il est appelé à marcher. Non seulement, elle nous le rappelle, mais elle témoigne par sa propre expérience de ce que peut produire dans la vie d’un être humain l’irruption de Dieu. Dieu n’est pas dans le ciel, il est dans les cieux de notre cœur, dans cet espace infini qui habite le cœur de l’être humain. La vie au sens fort du terme prend son origine à ce niveau. Mais l’homme du XXIéme a perdu le chemin de son propre cœur, alors même qu’il découvre des espaces immenses dans l’infiniment grand comme dans l’infiniment petit. Thérèse nous propose un chemin, celui de l’oraison pour retrouver, habiter de nouveau ces espaces laissés en friches dans lesquels l’homme trouve sa véritable respiration, le sens de sa vocation, sa joie et sa béatitude. L’homme rêve de s’éclater, de découvrir de grands espaces et heureusement, mais il se trompe de moyen et de but. Thérèse est là sur le sentier et nous indique la route.

« âme, tu dois te chercher en moi, et moi, me chercher en toi. »
Therese d’Avila

Elle est maîtresse de vie, elle a trouvé sa vocation de femme à l’aise dans sa peau, dans ce siècle où justement le rôle de la femme n’était pas mis en valeur à l’époque. Elle a su prendre sa place de femme déterminée et engagée. Elle est ainsi devenue maîtresse de vie spirituelle. Dieu a fait d’elle une femme libre, et une mère pour une grande foule d’hommes et de femme. Cette femme du XVIéme a donc quelque chose à nous dire. Lc 11,5-13

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B) Des débuts difficiles

Thérèse est docteur de l’Église, c’est une mystique ayant des relations particulières et hautes avec le Seigneur. Le Seigneur lui parle, il lui apparaît, elle le voit. Elle a eu, elle a un grand rayonnement dans l’Église. Bref c’est une grande sainte, on pourrait même dire une sainte charismatique. Mais sa vie ne doit pas nous faire peur. Ce n’est pas parce qu’elle a eu de grandes extases, des visions du Seigneur qu’elle doit être placée sur de hautes marches et vénérée, vénérée de loin ! C’est la meilleure manière de ne pas se sentir concerné par sa vie. “C’est vraiment quelqu’un de fantastique, mais ce n’est pas pour moi !“. Elle n’est pas née sainte. Elle a d’abord été un être humain avec ses grandeurs et ses ambiguïtés. Si elle est née dans une famille unie, bien des points de sa vie d’enfant, d’adolescente puis de femme peuvent nous concerner. Thérèse a dû combattre pour vivre plus proche du Seigneur. Tôt, il est venu la chercher en lui donnant des grâces d’oraison. Mais cela ne l’a pas empêchée d’être attirée par le monde de sorte qu’elle s’est trouvée tiraillée, comme en position instable entre les désirs du monde et le désir de Dieu : Je voudrais seulement souligner ce point à partir du récit qu’elle fait de sa vie, chapitre 7,1 :

« Je commençais donc de passe-temps en passe-temps, de vanité en vanité, d’occasion en occasion, à m’exposer à de si grand dangers, mon âme se laissa ravager par de telles vanités, que j’eus désormais honte de me rapprocher de Dieu dans l’étroite intimité de l’oraison ; d’autant plus qu’à mesure que croissaient mes péchés, le goût de faire mon régal des choses vraiment vertueuses vint à me manquer. Je voyais très clairement, mon Seigneur, que cela me faisait défaut parce que je vous faisais défaut, à Vous. Le démon me tendit là les plus terribles embûches sous apparence d’humilité : voyant mon égarement je me mis à craindre de faire oraison, mieux valait, me semblait-il suivre la route commune, puisque j’étais parmi les plus misérables. »

Autrement dit elle s’enfonce dans un cercle vicieux. Et pourtant elle ne se découragera pas, mais il lui faudra l’aide de quelqu’un pour la remettre en marche et la faire revenir à Dieu malgré sa misère. Car l’amour de Dieu est plus grand que nos misères.

« Un père Dominicain me dit de ne pas renoncer à l’oraison, qu’en tout cas je ne pouvais qu’en tirer profit. Je revins donc à l’oraison, sans toutefois m’éloigner des occasions, et je ne l’abandonnais plus jamais. Ma vie était extrêmement pénible, car dans l’oraison, je voyais mieux mes fautes. D’une part Dieu m’appelait, de l’autre je suivais le monde. Toutes les choses de Dieu me contentaient vivement, celles du monde me tenaient ligotée. Je paraissais vouloir accorder ces deux adversaires, si ennemis l’un de l’autre, que sont la vie spirituelle, ses joies, ses saveurs, et les passe-temps sensuels. Mon temps d’oraison était fort pénible car l’esprit n’y était pas maître, mais esclave… Je passais ainsi de longues années, et je m’étonne maintenant comment j’ai pu autant souffrir sans renoncer à l’un ou à l’autre. » (V7,17)

Se rapprocher de Dieu, laisser les plaisirs frivoles, les divertissements un peu fous mais passionnants, ce n’est pas facile car le cœur de l’homme est comme enivrés par les séductions passagères du monde. Il y a donc un combat que toute personne doit traverser. Un choix de vie à faire, sans nécessairement quitter le monde. En soit le monde et bon et beau, c’est notre cœur qui n’est souvent pas pur. C’est pour cela que notre relation au monde est faussée, mais le monde en lui-même est bon. Ce n’est pas le monde, ni les hommes qui sont à quitter, mais c’est notre façon d’être qui doit changer. Et c’est là que s’engage le plus terrible et le plus grand des combats. Car c’est en commençant à travailler sur soi que la paix peut progresser dans le monde, mais cela résiste et très fort, nous le voyons avec Thérèse. Le premier des combats à mener est là. À la question de la guerre dans le monde, de la violence dans la ville, la réponse est simple : regardons ce qui habite nos pensées, nos pulsions, ne serait-ce qu’une journée et nous comprendrons. L’oraison sera l’un des leviers qui progressivement nous aidera à passer de la violence à la paix du cœur. Thérèse n’a pas été épargnée sur ce chemin, mais elle n’a pas attendu d’être sainte pour commencer à s’engager sur le chemin de l’oraison, de la vie spirituelle. Cependant, elle a eu besoin d’un coup de pouce en la personne d’un religieux Dominicain. Ce soir je voudrais me faire cet intermédiaire entre Dieu et vous pour vous encourager sur ce chemin, pour vous redonner espoir et confiance. Malgré les difficultés, la fatigue, les soucis, votre indignité, n’abandonnez pas le chemin de l’oraison.

Un autre aspect de la vie de Thérèse doit être souligné : A l’époque où elle avait perdu sa mère, elle avait presque 14 ans, et prenant conscience de ce qui lui arrivait, elle alla se jeter tout en larmes aux pieds de N.D. pour la supplier d’être sa mère :

« Il me semble que ma prière toute simple fut accueillie, car il est bien clair que j’ai toujours trouvé un secours près de cette Vierge souveraine, et finalement elle m’a reçue dans sa maison. »

Ainsi Thérèse a dû affronter le deuil, la solitude. Elle a connu la solitude affective, la souffrance physique. Elle n’a pas été épargnée par la vie, mais cela n’a pas été un obstacle pour la rencontre de Dieu. Dieu se fait proche de chacun de nous, même si nos vies sont traversées par le mal. Cela devrait contribuer à nous la rendre plus proche et à faire comme elle, chercher du secours là où il est le plus sûr, dans les bras de Marie ou de Jésus. Jésus lui ne nous laisse pas orphelins. Mais ce chemin ne peut s’ouvrir qu’à ceux qui s’engagent dans une vie de prière. Lc 15,1-10

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C) Dieu plus grand que ma misère

Nous nous sommes arrêtés aux embûches dans les débuts de la vie spirituelle. Nous avons vu que Thérèse toute sainte qu’elle est devenue n’a pas été épargnée et que cela devait nous encourager nous-mêmes à nous engager dans la vie de prière quelles que soient nos misères. Thérèse nous confiait, hier, qu’il lui était arrivée d’être en mauvaise passe dans ce chemin de la vie spirituelle, et qu’elle avait été prête à tout abandonner. Reprenons ce qu’elle disait :

« …J’eus désormais honte de me rapprocher de Dieu dans l’étroite intimité de l’oraison ; d’autant plus qu’à mesure que croissaient mes péchés, le goût de faire mon régal des choses vraiment vertueuses vint à me manquer. Je voyais très clairement, mon Seigneur, que cela me faisait défaut parce que je vous faisais défaut, à Vous »

Il peut arriver dans notre vie spirituelle, qu’après des échecs, des moments de faiblesses ou à cause d’une culpabilité mal comprise, car toute culpabilité n’est pas forcément liée au péché, il peut donc arriver qu’on se sente indigne de l’amour de Dieu et qu’on fuit sa présence comme en une autopunition. On croit peut-être qu’ainsi on restera digne, ou bien que c’est une façon de faire pénitence et de réparer sa faute. Bref, on arrête ces temps que l’on consacrait à la prière, eucharistie ou oraison. Je ne pratique plus parce que je ne suis pas digne de l’amour de Dieu. Il faut s’arrêter à ce genre de processus qui est plus dévastateur qu’il n’y paraît. Il y a bien souvent à la racine, caché sous une apparence de générosité, de bonne conscience, d’honneur, un sentiment d’orgueil. C’est en tout cas ce que Thérèse a éprouvé en le formulant d’une façon inverse :

« Le démon me tendit là les plus terribles embûches sous apparence d’humilité : voyant mon égarement je me mis à craindre de faire oraison, mieux valait, me semblait-il suivre la route commune, puisque j’étais parmi les plus misérables. »

Entrer dans ce type de fonctionnement, c’est ne pas comprendre notre propre nature et ne pas comprendre la nature de l’amour que nous porte le Seigneur. Devant le mal que nous pouvons sentir en nous-mêmes, nous voulons nous éloigner de ce que nous pressentons de beau, de saint. Ce faisant nous nous coupons encore un peu plus, sinon totalement de la Source même de l’amour, de la beauté. Nous agissons en fait comme si nous pouvions trouver par nous-mêmes ce qui nous fait défaut. Or plus nous nous éloignons de la Source de la Vie, de l’Amour, plus nous sommes livrés à nous-mêmes, à notre fragilité, à notre solitude. Et la solitude dans ces conditions-là n’est pas tenable. La solitude va nous entraîner dans des situations encore plus dramatiques et tout cela Thérèse le dit : « sous apparence d’humilité ». Cette apparence d’humilité est peut-être en fait une des formes d’orgueil les plus sournoises. Or l’orgueil nous coupe de toute relation authentique, elle fait de nous des êtres uniques, solitaires.

« Voyant mon égarement, je me mis à craindre de faire oraison. Mieux valait, me semblait-il suivre la route commune, puisque j’étais parmi les plus misérables. »

Le raisonnement est beau, digne d’une conscience noble, mais il tombe à côté de la vérité. Thérèse a failli tomber dans le piège et elle a eu besoin de quelqu’un qui lui redonne confiance, qui la remette sur le chemin de l’intimité avec Dieu. Mais alors, me direz-vous comment s’approcher de Dieu quand on se sent misérable ou indigne ? Je vous renvoie à l’Évangile de St Luc avec la rencontre de Jésus et de Zachée au chapitre 19. Je n’ai pas le temps ici d’en reprendre tout le commentaire. Je vous indique la pointe de ce récit qui en est la conclusion : « Je suis venu chercher et sauver ce qui est perdu ».C’est une révélation. Dieu ne vient pas pour les bien-portants, mais pour ceux qui ont mal, qui se sente mal à l’aise dans leur peau, qui ont soif d’autres espaces. Comme pour Zachée, Jésus dit à ceux-là :

« aujourd’hui je dois demeurer dans ta maison », c’est-à-dire dans la maison de ton cœur. Ta maison, comme ton cœur est peut-être mal rangée, tu as mal à ton cœur, alors ne perds pas de temps et vite accueille-moi et offre-moi ce qui ne va pas en toi. Laisse-moi t’aimer tel que tu es. Je suis là qui t’attends pour t’aider sur ton chemin. Tu souffres, alors je souffre moi aussi que tu me fermes ton cœur et que tu cherches la vie par toi-même. Je suis la Vie au fond de ton cœur. Je suis mort sur la croix à cause de ton indifférence, de ton orgueil. S’il te plait laisse-moi t’aimer. Accorde-moi un peu de temps chaque jour pour que je puisse descendre dans ton cœur et peu à peu le restaurer.

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D) Ambiguïtés de notre amour pour Dieu

« posséder l’amour croire que Dieu cherche à nous posséder » Gn 3,9

Nous retrouvons Thérèse dans son enfance pour cheminer avec elle sur le chemin de l’amour de Dieu. En bonne castillane, Thérèse a un tempérament absolu. Les livres que son père lui mettait entre les mains ainsi que le soin que sa mère prenait à la faire prier éveillèrent chez elle l’amour de N.D. et de quelques saints.

Que peuvent faire de telles lectures dans le cœur d’un enfant passionné ? Sinon exalter les passions. Cela peut être positif, mais cela peut véhiculer certaines ambiguïtés. Que faisons-nous quand nous laissons les enfants passer des heures à regarder des dessins animés qui exaltent la violence, la toute puissance. Quoi d’étonnant que les enfants s’identifient à ces héros mi-dieux, mi-hommes. Seulement ils ne sont qu’enfants et nous que des hommes et la prise de conscience de la réalité est parfois dramatique. On ne joue pas impunément avec le mensonge. Avec Thérèse ce sont les récits des hommes qui se sont consacrés à Dieu. Récits qui n’étaient pas dépourvus non plus de toute ambiguïté. L’enfant à besoin pour se structurer de s’identifier à de grands personnages, encore faut-il que les modèles qu’on lui propose soient constructifs.

« Voyant le martyre que certains subissaient pour Dieu et leur bonheur d’aller rejoindre le Seigneur, je désirais vivement mourir ainsi. Peut-être pas par amour, mais pour jouir au plus vite des grands biens du ciel que les livres m’avaient décrite. Je recherchais mon frère pour parler avec lui des moyens d’y parvenir. Nous formions le projet d’aller au pays des Maures en mendiant pour l’amour de Dieu, afin d’être décapitée là-bas… Il nous arrivait de passer de longs moments à en parler ainsi et nous aimions à répéter bien des fois : "pour toujours, toujours !" Alors que je prononçais longuement ces mots, le Seigneur me faisait la grâce, malgré mon jeune âge, de me faire comprendre ce que c’est que le chemin de la vérité ».

Et c’est à 7 ans qu’elle met son plan à exécution… en fait de martyr c’est une fessée qui l’attendra ! Ramenés à la maison par un oncle, Thérèse et Rodrigo prendront leur revanche, se faisant ermites au fond du jardin. La sainte notera avec une sorte d’attendrissement leurs efforts d’enfants pour bâtir des ermitages dont les pierres s’effondraient aussitôt. Débuts émouvants du travail de la grâce. Sens de l’absolu déjà chez Thérèse et besoin de faire partager sa foi et son élan vers Dieu. Mais ce sens de l’absolu aura besoin d’être évangélisé. Thérèse désire voir Dieu non pas par amour pour lui, mais pour jouir des biens du ciel. Elle est un peu comme nous aux débuts de notre vie. Notre amour des personnes, de Dieu, n’est pas toujours des plus intéressés. Il n’est pas pur. On aime, non la personne en elle-même, mais pour ce qu’elle a.

« Voyant le martyre que certains subissaient pour Dieu et leur bonheur d’aller rejoindre de Seigneur, je désirais vivement mourir ainsi. Peut-être pas par amour, mais pour jouir au plus vite des grands biens du ciel que les livres m’avaient décrite. »

Il a dans cette forme d’amour en fait le désir de s’attribuer le bien de l’autre, même si l’on ne cherche pas à lui faire du mal d’ailleurs. On cherche à posséder ce que l’on a pas et sans s’en rendre compte on a tendance à écraser, à détruire, ceux-là même que l’on aime. Il a mille façons plus ou moins subtiles pour arriver à ses fins à ce niveau. Vous connaissez je suppose cette citation de Prévert :

« Tu dis que tu aimes les fleurs, tu les coupes !
Tu dis que tu aimes les poissons, Tu les manges !
Tu dis que tu aimes les oiseaux, tu les mets en cage !
Lorsque tu me dis : “je t’aime“, j’ai peur ! »

C’est déjà un signe de santé que l’on puisse prendre peur dans de telles conditions ! Vous me direz, soit de cette forme d’amour pour une personne, mais on ne peut s’approprier Dieu ! Je dirais que fort heureusement, on ne peut s’approprier Dieu, mais il reste que notre cœur, n’est pas encore mûr pour entrer dans une relation gratuite ! Et qu’il y a un chemin à parcourir avant d’arriver à cette pureté de la relation dans l’amour. Dans les débuts de notre vie spirituelle, l’amour que nous avons pour Dieu a quelque chose de cela. Comme pour Thérèse il aura besoin d’être purifié. Dans les débuts de la vie spirituelle nous pouvons projeter un tel amour de Dieu pour les hommes. Hors Dieu n’est pas celui qui me porte un amour possessif, castrateur. Devant cet amour-là, j’aurais raison de le craindre. Dieu se révèle tout autre. Dans les débuts de la vie spirituelle, Dieu peut être pris pour un héros tout puissant qui va réformer le monde d’une main ferme, qui va abolir la souffrance d’une façon définitive, qui va punir le méchant et le rayer de la carte de la vie. Dieu n’est pas sur ce registre-là. La vie d’oraison avec Thérèse va nous amener peu à peu à rencontre Dieu dans sa vérité, sa réalité et ce sera émerveillement et apaisement.

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E) Vingt ans sur une mer orageuse

Avant de faire une lecture suivie avec vous de Thérèse dans le livre de sa vie et de voir ainsi comment elle peut nous aider sur les chemins de l’oraison, je voudrais encore mettre un préliminaire, en guise d’encouragement. On en a bien besoin. On a vu que Thérèse a dû combattre presque pieds à pieds pour s’avancer sur le chemin de la vie spirituelle. Qu’elle oscillait entre les plaisirs de l’oraison et les plaisirs du monde et que cela a été un rude combat pour elle.

« J’ai passé près de 20 ans sur cette mère orageuse, me relevant mais mal, puisque je retombais… Je puis dire que c’est une des manières les plus pénibles que l’on puisse imaginer ; car je ne jouissais pas de Dieu et le monde ne me contentait point. » V8,2

La position est des plus inconfortables. Le cœur est attiré, mais il ne peut prendre de décisions fermes qui le libéreraient. La volonté est comme aliénée, presque anesthésiée, Thérèse se sentait ligotée. On voudrait bien faire, mais on s’aperçoit qu’on ne peut pas faire ce que l’on voudrait.

L’important ici est de faire comme Thérèse, être patiente et tenir bon malgré tout. On vit à une époque où l’on veut tout et tout de suite. On veut jouir du monde et des autres tout de suite. Il suffit d’avoir un peu d’argent, d’être un peu débrouillard et l’on arrive à ses fins. On est dans une époque où le temps et l’espace se resserrent et on ne supporte plus d’attendre. Et c’est peut être pour cela que l’on n’est pas heureux. Le bonheur en effet ne s’achète pas, il se donne gratuitement. Il résiste à toute volonté d’emprise. Du plaisir, on en a à volonté. Mais le bonheur profond et durable résiste à toute possession. On voudrait que le monde soit aux pieds de nos désirs. Ce n’est pas le chemin de la vie spirituelle, ni de la vie relationnelle avec ses semblables. Il faut de la patience avec les autres, avec soi et aussi avec Dieu. La patience, c’est cette prise en compte de ce chemin d’humanité que je dois parcourir. La patience, c’est cette prise en compte de cette humanité dans laquelle je suis immergé. Je suis un être humain qui a son propre fonctionnement et à qui il faut du temps pour comprendre et assimiler la vie relationnelle. Or Dieu est relation pure. S’il vient à mes devants, s’il s’accommode à mon humanité, c’est pour que moi aussi je fasse ce même chemin vers lui. Et c’est dans ce chemin que je vais trouver peu à peu la porte de la liberté et la joie. C’est dans ce chemin que je vais peu à peu découvrir ma propre humanité. Or ce chemin est fait de joies, de désirs et d’échecs. C’est tout cela qu’il s’agit d’accueillir comme faisant partie intégrante de moi-même. C’est en expérimentant les réussites et les échecs que je pourrais construire mon humanité et ma vie spirituelle, car c’est tout un.

Elle écrit :

« Je montrerai quelques obstacles qui, à mon avis, empêchent d’avancer dans cette voie de l’oraison, et d’autres choses qui sont un danger, selon l’expérience que le Seigneur m’en a donnée ; j’en ai parlé plus tard avec des hommes très doctes et des personnes qui vivent dans la spiritualité depuis des années ; ils voient que depuis 27 ans à peine que je fais oraison, le Seigneur m’a donné plus d’expérience, à force de faire des faux-pas et de buter en chemin, qu’à d’autres en 47 ou 37 de pénitences et de persévérance dans la vertu, sur cette voie… Qu’il soit béni pour tout… quand on verra que d’un bourbier aussi sale et aussi mal odorant, il a fait un verger plein de si douces fleurs » V10, 9

27 37 47 sont des chiffres qui doivent nous faire réfléchir… Thérèse fait encore remarquer qu’à l’issue de paroles entendues à l’oraison :

« Ne crois pas ma fille, que l’union consiste à être tout près de moi, car ceux qui m’offensent le sont aussi, même contre leur gré. Elle ne consiste pas non plus dans les régals et les délices de l’oraison, même si je les accorde à un très haut degré ; ce n’est souvent qu’un moyen de gagner les âmes, même si elles ne sont pas en état de grâce. » Faveur 1572 p. 551

Il faut de la patience et de l’humilité sur ce chemin. Il se peut bien que dans les débuts l’on ait une relation très forte avec le Seigneur, presque immédiate et l’on a l’impression que lui et nous c’est tout un. Le temps passant, ces expériences deviennent moins fortes, moins sensibles et l’on croit que Dieu s’éloigne de nous ou que l’on s’éloigne de lui, sans qu’il y ait de faute apparente de notre part. Parfois cela peut aller jusqu’au désespoir. En fait nous nous heurtons à un faut problème car ce niveau de la relation que le Seigneur nous attend, mais il veut nous emmener plus loin et nous aider à passer du sensible à l’esprit, car il est Esprit.

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II - L’ouverture du cœur

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A) Emmaüs ou le chemin de l’oraison

Avec Thérèse d’Avila, vous l’avez compris, c’est la tradition du Carmel qui nous rejoint. Thérèse va nous emmener dans son expérience de la prière et cette expérience nous la retrouvons comme en résumé dans l’évangile que je citais la fois précédente. Il s’agit de l’épisode d’Emmaüs dans Luc 24. Deux disciples de Jésus s’en retournent de Jérusalem, tout déconfits. Leur maître vient de sombrer lamentablement et a été exécuté. C’est l’amertume, la désillusion, tous les espoirs se sont envolés. Or un inconnu les croisant va cheminer avec eux. Ce personnage va les aider à relire toute leur histoire et à y donner sens. Puis tout doucement, ils vont passer de la désillusion à la compréhension des événements qui se sont passés. Ils découvrent peu à peu la réalité et la profondeur de ce qui vient d’arriver et leur cœur commence à brûler. Avec l’espérance, c’est plus que la vie qui renaît, c’est une résurrection.

Le soir vient, c’est le temps de se séparer, mais les deux pèlerins invitent l’inconnu à leur table. Et là, oh surprise, à la fraction du pain, quelque chose se passe, ils reconnaissent l’inconnu, c’est le Christ. Alors même que l’inconnu prend visage, il disparaît à leurs yeux, laissant le pain rompu et la place au mystère. Jésus a disparu des regards mais pas de leur cœur.
Il y a là, si on y réfléchit, toute l’aventure spirituelle superbement décrite. C’est d’abord l’expérience d’un cheminement sur une route, la route de notre vie. Route avec ses espoirs, ses désillusions ; puis c’est le passage du cheminement à la rencontre d’un inconnu qui aidant à relire la vie passée permet de découvrir un nouveau sens à la vie, un sens plus profond.

C’est pourquoi le cœur brûle. Non tout n’est pas absurde. La vie a un sens. De la route, on passe à l’auberge pour le partage du repas. C’est l’expression de l’amitié, le passage d’une rencontre fondamentale à l’approfondissement de cette rencontre : qui est Jésus ? Or cette rencontre prend peu à peu la forme d’un visage connu jusqu’à ce que ce visage se voit en plein jour, transfiguré et c’est la lumière du Christ qui apparaît.

C’est alors que s’opère un autre passage. Jésus après s’être fait reconnaître, va nous emmener plus loin encore dans son intimité. Le pain qu’il rompt, c’est lui-même qui se donne à chacun. Ce qui veut dire que, plus loin que l’amitié, il y a, symbolisé par la manducation du pain le passage au fond de l’être, au fond du cœur. C’est pourquoi Jésus disparaît des regards. Pour se faire plus intime encore, pour se faire plus proche de chacun de nous encore. C’est le passage de la rencontre sensible, à une rencontre plus profonde qui est hors de toute expérience sensible. C’est le passage de la vie quotidienne à la vie dans la foi. Nos deux pèlerins ont vu et ils ont cru. Mais c’est le pain qui est resté et une expérience au fond du cœur, l’expérience d’une relation retrouvée à un niveau plus fondamental, dans la foi.

La vie de prière dans le christianisme, c’est cela. C’est cette reprise à notre propre compte de l’expérience des pèlerins d’Emmaüs. Ce passage de la vie quotidienne avec ses joies et ses déceptions ; de cet extérieur de notre être, vers une dimension plus intérieure, plus intime de notre être où Dieu nous attend avant de nous renvoyer, mais différents, vers nos frères. C’est cet itinéraire que Thérèse d’Avila va nous aider à parcourir, ayant fait elle-même le chemin.

La prière c’est l’expérience d’une rencontre qui peu à peu va structurer, donner sens et nourrir à son niveau le plus profond notre vie. Nous lirons pas à pas quelques textes qu’elle a écrits. D’abord dans son livre de la vie, puis si le temps le permet dans cet autre livre qui s’appelle le livre des Demeures. Le temps et l’espace sont là qui se compresse. Il faut faire de plus en plus de choses le plus vite possible. Notre vie s’étale et se considère au nombre de choses que l’on a fait. On gagne en surface, mais on oublie que notre vie a une profondeur. Peut être même fuit-on cette profondeur. Jésus est là et nous attend au bord du chemin, le chemin de nos vies, le chemin de nos cœurs, pour faire route avec nous, s’inviter à notre table, partager son amitié et plus encore si nous le voulons. Voulez-vous vous engager sur ce chemin avec Thérèse de Jésus ?

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B) L’oraison de recueillement

Nous voilà en route avec Thérèse d’Avila, carmélite, sur le chemin de l’oraison. Je vous conseille le petit livre écrit par le P. Emmanuel Renaud, Carme, dans la revue Vive Flamme de 1992, le n° 198 Edt du Carmel : la manière d’oraison thérésienne. Différentes méthodes peuvent être adoptées pour faire ce chemin. J’ai choisi de lire progressivement les textes qu’elle a écrits et de les commenter avec vous. Elle parle d’abord d’elle-même puis généralise pour s’adresser à chacun d’entre nous. On va ainsi s’apercevoir qu’elle a eu des questions que beaucoup d’entre nous se posent encore. Elle est attirée par Dieu, mais ne sait pas comment faire pour le rejoindre. Elle lit la littérature de son époque, fait des essais, erre, se trompe, puis peu à peu trouve son chemin qui la mènera à l’union à Dieu et fera d’elle une réformatrice et une fondatrice pour le Carmel, puis une sainte. C’est ce chemin peu à peu élaboré qui lui donnera le titre de docteur de l’Église. Thérèse est en fait malgré son langage du XVIe très moderne.

Les textes que nous lirons d’elle sont pris dans ses œuvres traduites par Marcelle Auclair, aux éditions DDB. Dans V4,7 nous lisons :

« Au départ, cet oncle dont j’ai dit qu’il habitait sur notre route, me donna un livre…Ce livre vise à enseigner l’oraison de recueillement… Comme le Seigneur m’avait déjà accordé le don des larmes et que j’aimais la lecture, je me mis à rechercher les moments de solitude , à me confesser fréquemment, et à m’engager dans cette voie, avec ce livre pour maître. Car je n’ai pas trouvé de maître, je précise de maître qui me comprenne, bien que j’en aie cherché pendant vingt ans à partir de ce moment ; cela me fit grand tord et je revins souvent en arrière ; je fus même en danger de me perdre entièrement alors qu’un maître aurait pu m’aider à éviter les occasions que j’eus d’offenser Dieu… Le Seigneur commença à tant me choyer dans cette voie qu’il me fit la grâce de m’accorder l’oraison de quiétude, et je parvins même quelquefois à l’union, sans savoir en quoi consistaient l’une et l’autre, sans connaître leur grand prix… Il est vrai que cette oraison d’union durait fort peu, à peine, me semble-t-il le temps d’un Ave Maria ; mais ses effets en moi étaient si grands bien que je n’eusse pas vingt ans à cette époque, je croyais tenir le monde sous mes pieds… Je tâchais autant que possible de vivre en gardant en moi la présence de Jésus-Christ, notre Bien et Seigneur, et c’était là mon mode d’oraison. »

Thérèse emploie plusieurs termes que l’on va reprendre. Elle parle tout d’abord de l’oraison de recueillement. Il s’agit de se recueillir pour trouver Dieu car l’homme est créé à l’image de Dieu et cette image, il la porte gravée au plus profond de son être. C’est dans cet espace secret qu’il peut retrouver la racine de son existence qui est Dieu et c’est ce qui fait pour le chrétien la valeur infinie et sacrée de tout homme. C’est dans cet espace que l’homme peut retrouver l’accès à cette relation fondatrice, relation détruite mais restaurée par le baptême. St Augustin était très lu à l’époque, elle-même, comme Jean de la Croix et d’autres ont parcouru le livre des Confessions. Dans ce livre Augustin nous partage son expérience, sa conversion, son cheminement vers Dieu. Il écrit Conf 27,38 :

« Bien tard je t’ai aimée, ô beauté si ancienne, et si nouvelle, bien tard je t’ai aimée ! Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors et c’est là que je te cherchais, et sur la grâce de ces choses que tu as faites, pauvre disgracié, je me ruais ! Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi ; elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant, si elles n’existaient pas en toi, n’existeraient pas ! Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité ; tu as brillé, tu as resplendi et tu as dissipé ma cécité ; tu as embaumé, j’ai respiré et haletant j’aspire à toi ; j’ai goûté, et j’ai faim et j’ai soif ; tu m’as touché et je me suis enflammé pour ta paix. »

Augustin s’est rué dans son désir de vivre et de goûter les choses de ce monde, mais il cherchait, comme beaucoup d’entre nous, mal. Puis une expérience de Dieu à l’intime de son être lui a fait comprendre où il pouvait trouver sa joie : au fond de son cœur. Dieu n’est pas si loin, si haut qu’il ne se laisse trouver parce qu’il habite en nous, au fond de ce que nous appelons le cœur. Mais comment le rejoindre ? Nous verrons cela la prochaine fois. Lc 10,38 Marthe et Marie

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C) Se recueillir

Thérèse cherchait un moyen pour s’ouvrir à la présence de Dieu, comme nous-mêmes aussi peut-être. Elle trouve un livre qui l’initie au recueillement, qui l’invite à chercher Dieu en elle-même, au plus profond d’elle-même. Il s’agit d’un passage, de passer de notre univers agité, sollicité par mille tâches vers un autre univers au fond de soi-même comme nous le montrait l’évangile d’Emmaüs en St Luc au chapitre 24. Là surgissent les premières difficultés. Nous aurons l’occasion d’en parler lorsque nous lirons le livre des Demeures. Déjà cependant il nous faut être attentifs à cet aspect. Il s’agit donc de se recueillir, c’est-à-dire de réfléchir, de méditer avec le sens de rassembler, réunir. Nous avons à rassembler notre esprit dispersé par les mille sollicitations de nos journées, par les fatigues ou les contrariétés multiples.

Dit autrement, pour se recueillir, il faut apprendre à se poser, à ne rien faire ne serait-ce que quelques instants, au travail, comme à la maison ; prendre le temps d’arrêter toute agitation extérieure ou mentale. Cet arrêt des activités permet de souffler, de prendre souffle. C’est de cela qu’il s’agit en fait au plus profond en jouant sur les mots.

Nous sommes dans une période où l’espace et le temps se compriment. Il nous faut faire le plus de choses, le plus rapidement possible, au travail comme à la maison et même dans les loisirs. Nous pouvons faire ainsi quantité de choses, mais nous nous étalons en largeur et ce que nous prenons dans l’espace nous le perdons au niveau du cœur. Cette agitation quotidienne si l’on n’y prend garde envahit toute notre vie. Il faut se dépêcher pour faire les courses, se dépêcher pour partir en vacances… Faut-il se dépêcher de vivre ? Posé autrement, est-ce par ce moyen là que l’on remplira notre vie, que l’on vivra heureux ? Nous traversons d’immenses espaces mais vers où ?

Nous oublions qu’il y a un espace au fond de nous-mêmes, nous oublions que nous avons un cœur et qu’il appelle. Nous manquons souvent de souffle, de profondeur parce que dans cette course au paraître nous crevons de soif. Le pire, c’est que nous cachons cela derrière les masques reluisants du faux-semblant, du paraître. Nous sommes souvent comparables à de belles vitrines où tout est bâti sur du carton. Mais elle passe la figure de ce monde, n’est-ce pas ?

Nous oublions qu’il y a dans nos vies un immense espace laissé en friche. Et s’il y a un mal être dans la société actuelle, c’est à ce niveau qu’il se trouve. Nous avons perdu cette relation fondamentale à nous-mêmes, nous avons perdu l’accès à notre propre cœur. Aussi se recueillir c’est permettre à notre être de retrouver cette dimension oubliée mais fondamentale de notre existence.

Nous sommes emportés sur la grande locomotive de notre vie, elle est lancée, mais vers quels espaces ? Metro-boulot-télé-dodo est-ce bien de cela dont nous avons besoin ? N’y a-t-il pas une part de notre être qui se révolte ?

Se recueillir c’est peu à peu mettre un frein à cette locomotive, c’est se donner une sorte de respiration qui nous permet d’inspirer quelques goûtes de cet Esprit Saint qui nous est donné et qui nous montre que l’on est aimé, infiniment aimé. Se recueillir, c’est faire une halte dans chaque journée de notre vie, quelques instants ou plusieurs minutes, selon les possibilités. C’est se donner la possibilité de prendre quelques instants de gratuité en accueillant le silence qui monte du cœur, sans peur. Car ce n’est pas le silence qui fait peur, mais notre cœur angoissé. Et c’est une fausse thérapie que de se livrer aux bruits et à l’agitation pour fuir cette angoisse.

Je vous conseille à ce sujet ce magnifique petit livre écrit par Michel Hubaut, Les chemins du silence, collection “l’aventure spirituelle“ DDB. Il commence par cette citation d’E. Rostand :

« Le silence… c’est le plus grand plaisir,
le chant le plus parfait, la plus haute prière…
Silence, ami profond qu’on écoute se taire…
Arrêt des boniments. Trêve des éloquences.
Evasion d’entre les paroles. Vacances.
Délassement délicieux. Cerveaux guéri
de tous les coups dont il était endolori
par tous les bruits que font les gens qu’on rencontre,
et qui ne cessent de parler pour ou contre… »

Le recueillement c’est la porte qui commence à s’entrouvrir, c’est déjà, mais de loin encore entendre la source qui ruisselle et qui rafraîchit au fond du cœur.

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D) Un échange entre Dieu et l’âme

Nous avons fait un grand pas précédemment en découvrant que Dieu était au fond du cœur. C’est bien beau de savoir cela me direz-vous, mais comment aller à la recherche de Dieu au fond de moi ? C’est pour répondre à cela que Thérèse d’Avila parlait de se recueillir pour s’ouvrir à cette présence de Dieu :

« Au départ, cet oncle dont j’ai dit qu’il habitait sur notre route, me donna un livre… Ce livre vise à enseigner l’oraison de recueillement. Le Seigneur commença à tant me choyer dans cette voie qu’il me fit la grâce de m’accorder l’oraison de quiétude, et je parvins même quelquefois à l’union, sans savoir en quoi consistaient l’une et l’autre, sans connaître leur grand prix… Il est vrai que cette oraison d’union durait fort peu, à peine, me semble-t-il le temps d’un Ave Maria ; mais ses effets en moi étaient si grands bien que je n’eusse pas vingt ans à cette époque, je croyais tenir le monde sous mes pieds… » V4

Il s’agit d’un livre écrit par le franciscain francisco de Osuna. Dans ce livre, le troisième abécédaire, « Osuna propose de chercher l’union à Dieu dans la prière par la voie du recueillement intérieur. Il conseillait simplement de faire silence en soi-même, de se rendre “sourd, aveugle et muet“, de “vider l’entendement de toute pensée humaine du créé “en appliquant le principe “ne penser à rien“ pour pouvoir être attentif à Dieu. Il fallait fixer le regard sur Dieu seul et sa Divinité. D’autre part, on devait faire large place au “cœur“, c’est-à-dire à l’amour, ce qui était bien dans la ligne franciscaine. » (E. Renaud, la manière d’oraison thérésienne, V.F).

Si Thérèse trouve là un chemin d’intériorité qui lui profite, déjà elle nuance sa lecture. Le P. Emmanuel, religieux Carme, nous fait remarquer que : « La première interprétation erronée possible de l’enseignement d’Osuna venait du fait qu’on était tenté de faire en soi le “silence absolu“ de façon à la fois prématurée et par trop radicale, en supprimant toute activité de l’esprit (ce qui est appelé ici l’entendement pour l’intelligence, la compréhension) avant que Dieu n’invite à le faire. Osuna parle en plus de faire place au cœur. Thérèse précise aussitôt :

« Je tâchais autant que possible de vivre en gardant en moi la présence de Jésus-Christ, notre Bien et Seigneur, et c’était là mon mode d’oraison. »

Il ne suffit pas de faire le silence pour arriver à cette forme d’oraison qu’elle appelle l’oraison de quiétude. Il ne faut pas confondre hygiène mentale et vie de prière. La vie spirituelle chrétienne ne tient pas en un silence des pensées que l’on obtiendrait par quelques techniques adaptées. La vie spirituelle chrétienne nous place d’emblée dans une relation à Dieu et au frère. Or la relation à l’autre, quel que soit cet autre, n’est pas une question de technique. C’est une des ambiguïtés de notre époque où la technique entre dans toutes les dimensions de notre vie. Déformé par notre éducation on croit ainsi qu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour entrer en relation avec l’autre. Bien souvent on confond relation et communication. Je communique des informations à quelqu’un d’autre, et j’ai à ma disposition des techniques de communication. Bien sûr je caricature, mais à peine parfois… Or la relation à l’autre, à Dieu, résiste à cette forme d’échange. Je peux arriver à une forme de silence intérieur par des méthodes de relaxation ou des méthodes venant d’autres religions. Mais est-ce bien cela qui va nourrir mon cœur ? Car à ce niveau de mon être, c’est d’une relation dont j’ai besoin, c’est un espace dans lequel je peux me dire, et un espace dans lequel je peux recevoir.

C’est un échange qui s’instaure entre Dieu et l’âme. C’est la même chose dans nos vies. Lorsqu’on est avec un ami, que l’on a beaucoup échangé, il y a un moment où l’on désire se taire. Cet instant ne vient pas rompre la relation, mais bien au contraire permet de la prolonger, lui donne de la profondeur. Le silence est alors coloré, rempli d’une présence. C’est à ce niveau là que nous emmène la prière et nous aurons l’occasion d’y revenir au cours de nos entretiens.

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E) Le recueillement

Nous disions donc qu’il ne suffisait pas pour se recueillir de désirer faire silence, que le silence en lui-même ne faisait pas la prière et qu’il n’était pas une question de technique. En fait le silence, pour le chrétien, est le fruit d’une relation. Ce n’est pas un état que l’on obtient à coup de volonté, mais c’est un don. Mais nous sommes pour l’instant au début de notre parcours et l’important, c’est de se mettre en chemin et de se donner des moyens pour se recueillir. Pour lors si l’on ne parle pas de techniques, il y a des méthodes. On pourrait presque dire qu’il y a autant de méthodes que d’individus. Pour adapter les méthodes à sa personnalité, il est bon d’en connaître les principes.

V4,9 « Je crois maintenant que le Seigneur n’a pas voulu que je trouve quelqu’un pour me guider car il m’eût été, ce me semble, impossible de persévérer pendant les dix-huit années que durèrent cette épreuve et ces grandes sécheresses, à cause de mon incapacité à réfléchir. Pendant ces années là, si ce n’est après la communion, jamais je n’ai osé commencer à faire oraison sans un livre…Le livre y remédiait, il me tenait compagnie, ou, tel un bouclier, il recevait les coups fréquents de mes pensées. La sécheresse ne m’était pas habituelle, sauf lorsque je n’avais pas de livre ; alors mon âme se dissipait immédiatement ; tandis qu’avec la lecture, je recueillais bientôt les pensées égarées et je menais mon âme comme par flatterie. Souvent même il me suffisait d’avoir un livre. Il est des fois où je lisais peu, des fois où je lisais beaucoup, selon la grâce que le Seigneur me faisait. »

Maintenant plus qu’à l’époque de Thérèse nous nous heurtons à cette difficulté qui est de passer du travail, de la vie familiale, de la vie sociale, de la vie scolaire des enfants… à un temps disponible pour se recueillir. A cette difficulté pour trouver du temps, s’ajoute celle de la fatigue. Et cette fatigue est une fatigue nerveuse. Elle n’est pas du même ordre que celle que l’on peut sentir après une grande marche, un travail physique. Elle est plus encombrante. Le corps est là qui a enregistré les tensions de la journée. Dès lors il est difficile de se retrouver à genoux ou dans une autre position pour prendre un instant de recueillement. Il y a une fatigue d’abord à évacuer. Nous ne sommes pas de purs esprits et notre corps à sa place. Les douleurs au dos, à l’estomac, aux intestins sont souvent des signes d’alarme. Si on ne respecte pas cette dimension, tôt ou tard il y aura le retour du bâton.

La prière lors du recueillement n’est pas un bout de temps que je prends, que j’isole dans ma journée. Elle fait partie intégrante de tout ce que j’ai vécu. Il ne suffit pas de tourner une page et de décider qu’à un moment donné je vais me recueillir. Ce n’est pas du travail à la chaîne, mais c’est un espace que je prends dans la journée pour puiser à la vie qui est en moi. C’est une ouverture à une relation qui habite mon cœur. Cette ouverture prend un peu de temps, comme un apprivoisement. Notre corps y tient une place.

Le recueillement tel que nous le propose Thérèse emprunte les chemins de notre humanité. Il s’agit de trouver une nourriture pour notre intelligence dans laquelle l’affectivité est sollicitée. Il s’agit simplement d’orienter nos facultés d’une autre façon, de recueillir nos sens, notre intelligence en les unifiant. Il s’agit de passer des sens, de ce qu’on éprouve par nos sens à l’esprit, puis de l’esprit au cœur. Attention, ici quand on parle du cœur, ce n’est pas l’affectivité, les sentiments, mais c’est le centre profond de nous-mêmes.

Nous recevons dans nos relations, dans nos activités quotidiennes des informations, des images, des sensations. C’est notre intelligence, notre mémoire, notre volonté qui sont sollicitées ; nous sommes touchés, nourris, vivifiés par ces échanges. Tout cela se fait par notre sensibilité, j’entends là l’activité de nos sens. Parfois lorsque nous sommes dans la nature l’émerveillement du paysage, le chant d’un oiseau, le bruit d’une source, la saveur d’un fruit sauvage, une odeur, flattent nos sens. Les tensions se relâchent, quelque chose au fond de nous est touché, toute activité du mental s’arrête, une paix profonde se produit peu à peu. Le recueillement, c’est cela. C’est ce lâcher prise de notre mental et c’est l’accès à une zone plus profonde de notre être. La musique, la vue d’un tableau, un regard échangé, un coin de ciel bleu, un peu de marche et mille autres occasions peuvent en être la source, comme le préliminaire. Quelques mots de Thérèse illustrent bien ce qui vient d’être dit :

V 9,5 « Pour celles qui s’acheminent sur cette voie, un livre aide à se recueillir promptement. Quant à moi, il m’était également favorable de voir la campagne ou de l’eau, ou des fleurs. Ces choses évoquaient pour moi le Créateur, je dis bien qu’elles m’éveillaient, me recueillaient, me servaient de livre ».
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III - S’ouvrir à la vie de l’âme

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A) Le bruit des pensées

Thérèse nous partageait sa façon de prier avec la nature, comment un livre pouvait l’aider à recueillir sa pensée, la tourner vers le Seigneur. Nous avons vu que cette manière de trouver une façon d’apaiser les tensions de la journée puis tout doucement, “comme par flatterie“, commencer à orienter les pensées vers le Seigneur, c’était le début du recueillement. Aujourd’hui Thérèse nous avertit qu’il serait mal sain de commencer à prier sans support pour l’esprit, sans qu’il ait un support pour entrer dans le recueillement :

  • V4,7 « Et bien que dans cette voie où il est impossible de mettre en œuvre l’entendement on parvienne plus vite à la contemplation, si on persévère, elle est très difficile et très pénible ; car si la volonté est inactive et si l’amour ne s’occupe pas d’un objet présent, l’âme se trouve comme sans appui ni exercice, la solitude et la sécheresse lui causent une grande peine, et ses pensées lui livrent un très grand combat. »

Pour se recueillir l’esprit a besoin d’avoir de quoi s’occuper sinon “les pensées lui livrent un très grand combat.“ Vous avez pu en faire l’expérience. il suffit de s’isoler, de s’asseoir, d’avoir un peu de calme, de fermer les yeux pour que les événements de la journée, ou de la semaine se présentent à flots. L’imaginaire est roi et il a un grand empire sur nous dans les débuts de la vie d’oraison si bien qu’au bout de cinq minutes, d’un quart d’heure, on a la surprise d’avoir passer son temps à tout, sauf à la prière. Il ne faut pas s’en étonner. Il s’engage chez l’âme qui choisit de prendre un peu de temps pour l’oraison ce que je crois le plus terrible des combats, le combat contre soi-même, le combat contre ses pensées. J’aimerai ici vous faire réfléchir sur un des aspects de notre vie. Pouvez-vous faire attention au cours de la journée où vont vos pensées, vers quels lieux elles vous emmènent, quelles sont celles qui vous accaparent, celles qui ne cessent de revenir. Pouvez-vous voir la part que la violence, les rêves, les fantasmes ou autres pensées prennent. Etes-vous conscients de l’énergie que cela prend ? Etes-vous conscients du temps que vous passez à tourner en rond ? Ne croyez-vous pas que si vous pouviez calmer le jeu un peu fou de votre mental vous seriez plus en paix ? Avec ces questions, j’aimerais vous aider à prendre conscience d’un des enjeux de la prière, celui de la paix de l’esprit. Bien sûr la prière ne s’arrête pas à une thérapie mentale, elle nous mène plus loin, vers la paix du cœur lorsqu’il s’ouvre à la présence de Dieu. J’aimerais aussi vous aider à prendre conscience que de se lancer dans cette voie ne va pas de soi, surtout dans les débuts et Thérèse y reviendra souvent. Et cependant cela ne vaut-il pas la peine de faire un peu d’effort pour calmer le flot impétueux et souvent destructeur des pensées ? Je parlais de la plus terrible des guerres, parce qu’il me semble que c’est la plus fondamentale. En effet comment prétendrions-nous faire la paix dans le monde si nos pensées nous maintiennent dans une tension quasi permanente, s’il y a la guerre dans notre tête. La paix ne doit-elle pas commencer en nous-mêmes ? Le silence dont nous parlions les fois précédentes ne peut venir qu’en s’engageant dans ce combat. Souvenons-nous de la parole surprenante de Jésus en Mt 10:34 : « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. » Le même Jésus un peu plus loin demandera à Pierre, qui a dû comprendre cette parole littéralement, de rengainer son épée : 26,51-52 « Et voilà qu’un des compagnons de Jésus, portant la main à son glaive, le dégaina, frappa le serviteur du Grand Prêtre et lui enleva l’oreille. Alors Jésus lui dit : " Rengaine ton glaive ; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. » Vous comprenez bien alors que le combat vers lequel nous entraîne Jésus est d’un autre ordre, qu’il est contre le mal dans le monde et d’abord en soi. Ne soyons donc pas ni surpris, ni déstabilisés, mais écoutons encore Thérèse :

  • V 8,4-5 : « … qu’on comprenne le grand bienfait que Dieu procure à l’âme qu’il incline à l’oraison, même si elle n’y est pas aussi disposée qu’il le faudrait ; enfin, si elle persévère, malgré les péchés, les tentations, et les mille occasions de chute que lui oppose le démon, pourquoi je tiens pour certain que le Seigneur la conduira au port du salut, comme Il m’y a conduite moi-même, à ce qu’il me semble maintenant… malgré les erreurs commises, celui qui a commencé à faire oraison ne doit pas y renoncer ; c’est le moyen pour lui de se guérir ; sans l’oraison ce serait beaucoup plus difficile… Quant à ceux qui n’ont pas encore commencé, pour l’amour du Seigneur, je les conjure de ne pas se priver d’un si grand bien. Il ne s’agit pas de craindre mais de désirer… »

“Il ne s’agit pas de craindre mais de désirer“ trouver l’intimité avec le Seigneur et de se cacher avec lui loin des bruits de ce monde. Paix et silence dans la présence aimée. La guérison n’est pas loin. L’amour du frère non plus !

2B. Ne pas craindre2

Lc 11,9 demandez cherchez frappez

Nous retrouvons Thérèse avec cette citation : V 8,5

  • « malgré les erreurs commises, celui qui a commencé à faire oraison ne doit pas y renoncer ; c’est le moyen pour lui de se guérir ; sans l’oraison, ce serait beaucoup plus difficile… Quant à ceux qui n’ont pas encore commencé, pour l’amour du Seigneur, je les conjure de ne pas se priver d’un si grand bien. Il ne s’agit pas de craindre mais de désirer… Si on persévère, je mets mon espérance en la miséricorde de Dieu, puisque nul ne l’a pris pour ami sans qu’il l’ait récompensé ; l’oraison mentale n’est rien d’autre, à mon avis, qu’un commerce d’amitié où on s’entretient souvent et intimement avec Celui dont nous savons qu’il nous aime. »

La prière chrétienne nous met en relation avec Dieu, avec un Dieu qu’il ne s’agit pas de craindre mais de désirer, avec un Dieu dont nous savons qu’il nous aime, un Dieu avec qui nous pouvons converser intimement, dans l’Esprit. La prière chrétienne nous place d’emblée dans cette relation trinitaire dans laquelle pour être deux, il faut être trois. Celui qui aime, l’être aimé, l’amour. Quelques mots sont lâchés, une expérience simple est partagée, mais en fait il y a tout un parcours à faire pour chacun d’entre-nous, que nous soyons ou non avancés dans l’oraison. Croire que Dieu nous aime ne va pas de soi. On peut l’avoir entendu, le savoir, mais quant à laisser ce savoir descendre dans le cœur rien n’est moins évident. En chacun de nous il y a des zones de l’affectivité qui ont été atteintes, blessées, de sorte que nous ne savons plus très bien ce que c’est que d’aimer, de se laisser aimer. Et ici aimer, c’est accueillir l’Esprit puis le partager. On croit souvent qu’on aime quand on se donne, mais on oublie que l’amour est à deux niveaux, on oublie qu’il s’agit aussi d’être capable de recevoir. Or la vie spirituelle, par les confidences reçues, par ma propre expérience, montre qu’une des deux dimensions de la relation d’amour, ou même les deux, est altérée, froissée, plissée. On a peur parfois de se donner dans l’amour ou de se laisser aimer. On a peur parce qu’on n’a pas connu ce genre d’expérience, ou que cela s’est soldé par un échec, une trahison ou que sais-je. Du coup on n’a plus confiance en l’autre et l’on ne sait plus donner de l’affection ou en recevoir car l’amour rend vulnérable. On peut croire qu’on aime, mais c’est parfois plus une façon que l’on a de s’affirmer qu’une relation réellement vécue. Il y a des façons d’aimer qui sont plus des façons de s’imposer au détriment de l’autre et qui ne font que l’étouffer. Et tout cela bien sûr avec les meilleurs intentions. Mais dans ces occasions, s’est-on demandé si l’autre en face de nous existait ? On peut aussi croire que l’on aime, mais en fait, on ne sait que recevoir, c’est la seule chose qui importe. Toute une stratégie a été mise en place pour attirer l’attention des autres, vient le temps de la solitude, et fatalement il viendra, et c’est le désespoir. On retient en fait jalousement tout pour soi sans s’en rendre compte. Les gammes sont infinies et dans ces multiples relations on se débat souvent comme on peut sans bien savoir quel chemin prendre. Or la relation à Dieu sera teintée des mêmes couleurs car on ne peut comprendre cette relation qu’à partir de notre vécu, d’où les multiples images de Dieu que nous nous faisons. Dieu pourra être pris pour celui qui donne tout comme une mère généreuse et infinie, ou bien il pourra être pris pour celui qui capte tout. Rien d’étonnant alors que ce Dieu puisse faire peur. Et l’on aurait raison de craindre un tel Dieu et de le fuir. La crainte vient d’autant s’amplifier, que si on ne sait pas se donner à ce Dieu imaginaire, on risque fort d’être pris d’un sentiment de culpabilité dont on aura du mal à se sortir. C’est une prison qui risque de refermer ses portes sur nos consciences mal éclairées tant que la révélation de Dieu en Jésus-Christ n’aura pas fait son chemin de libération dans nos cœurs. Dieu n’est pas là pour nous manger, nous détruire. C’est un Dieu de vie. Et Jésus dans l’Evangile viendra peu à peu nous aider à purifier ces représentations incomplètes ; à passer de nos projections au Dieu vivant et vrai. Tout cela la prière nous le fait traverser car elle nous ajuste et nous fait expérimenter cette relation trinitaire. Dans cette relation Dieu n’est pas expérimenté comme un Dieu pour lui, mais un Dieu pour moi. Dans la vie d’oraison, il se peut produit des blocages qui sont en fait l’appel de Dieu à un dépassement de notre comportement, à une conversion de notre relation. Le mode de relation de Dieu c’est le don et s’il y a souffrance c’est que nous avons tendance à limiter ce don, à le garder pour nous ou à le refuser. Or ce qui est de l’ordre du don est gratuit. Toute la vie spirituelle vise à m’inscrire dans cette dynamique. Alors si Dieu est pour moi, je puis être à lui ! Je suis invité à entrer dans cet espace de gratuité. C’est cela l’oraison thérèsienne.

2C. Oser accueillir la vie comme Zachée2

Cette citation de Thérèse de Jésus que nous avons déjà méditée va nous entraîner un peu plus loin encore : V 8,5

  • « Si on persévère, je mets mon espérance en la miséricorde de Dieu, puisque nul ne l’a pris pour ami sans qu’il l’ait récompensé ; l’oraison mentale n’est rien d’autre, à mon avis, qu’un commerce d’amitié où on s’entretient souvent et intimement avec Celui dont nous savons qu’il nous aime. »

Thérèse d’Avila va nous inviter à lire l’Evangile pour approfondir ce qu’elle nous dit. Comme la prière chrétienne nous invite à la relation avec Dieu autant se poser la question fondamentale : qui est Dieu pour moi. Je crois qu’on ne se pose pas suffisamment cette question. Elle est essentielle cependant. Dieu se révèle en Jésus-Christ, c’est une révélation de l’amour de Dieu pour nous qui ne sera jamais achevée en profondeur. De la réponse à cette question dépendra notre relation avec Dieu dans la prière. En effet je ne puis m’adresser à lui de la même façon si je me considère comme esclave, serviteur ou fils. L’Evangile de Zachée en Luc 19 va nous aider sur cette route. Zachée est là haut sur son arbre pour voir plus que pour être vu, et Jésus est en bas sur le chemin. Or c’est Jésus qui lève les yeux et le regarde. Que s’est-il passé dans ce jeu des regards ? Car maintenant tout bascule…. Moment de vision, de contemplation dans les regards échangés. Jésus va plus loin que Zachée ne l’aurait imaginer. Cela aurait pu se terminer par une simple rencontre si Jésus ne prenant l’initiative ne lui demande de descendre et de l’inviter chez lui. Zachée n’en demandait pas tant ! Zachée homme de désir, mais Jésus ?. Si Zachée voulait simplement voir qui était Jésus, Jésus lui, désire partager l’amitié avec cet homme. Mais voilà, pour que la rencontre se fasse il faut être sur le même plan ! A Zachée qui monte pour voir, Jésus dit de descendre. Il faut descendre pour voir, non seulement pour voir, mais pour accueillir Jésus, chose que Zachée n’aurait jamais osé demander ou imaginer. Renversement de situation Zachée, poussé par son désir, s’était élevé, et il lui est demandé de descendre ; non seulement de descendre, mais d’accueillir Jésus à sa table, lui le collecteur d’impôts. Descendre, le verbe se charge de valeurs symboliques : On passe alors de la sphère publique au domaine privé, de la vie publique à l’intimité de la table et c’est une descente. Une descente du bruit de la foule vers le silence et l’intimité du cœur. On passe de la vie en société avec toutes ses apparences (un tel c’est le pharmacien, une telle est médecin, un autre c’est le boulanger..) à la sphère de la vie privée, la où l’on quitte ses chaussures de ville pour prendre les pantoufles ; là où l’on dénoue sa cravate qui serre trop la gorge ; là ou l’on vit tel qu’on en a envie, tel qu’on ose le faire, à l’abri de tous les regards indiscrets. Et c’est une descente. Et c’est là que Jésus attend Zachée, non sur son arbre. Il l’attend là où il est réellement, tel qu’il est. Il l’attend dans sa maison alors que Zachée n’a pas eu le temps de la préparer (vite il descendit, vite il couru). C’est dans l’empressement que Zachée l’accueille et il l’accueille chez lui, telle qu’est la maison. C’est là que Jésus vient le rencontrer, qu’il vient rencontrer tout homme, non dans son prestige, mais face à face, en sa vérité. Descendre, Jésus vient nous rejoindre sur nos chemins d’humanité et nous le cherchons sur les hauteurs, nos propres hauteurs. Cette descente est une révélation de Dieu qui se joue en Jésus, non pas d’un Dieu imaginaire, mais de Dieu en sa réalité. Car en quelque sorte Jésus descend dans la maison de Zachée. Quel est alors l’enjeu de cette révélation qui s’opère pour nous avec Zachée ? C’est de passer de notre tête, de notre esprit à notre cœur pour y découvrir la joie. Cette descente va lui permettre de rencontrer Dieu, mais c’est bien après avoir fait un chemin de vérité sur lui. Et ce qui lui a permis d’entrer sur ce chemin, c’est la rencontre du regard aimant de Jésus. Le regard de Dieu a illuminé son cœur et lui a montré en même temps sa misère. Non pas sa misère toute nue, mais en même temps l’amour de Dieu en son cœur, cet amour infini qui déborde de toute part, plus grand que toute misère. Alors pour lui c’est la joie. Il cherchait à voir qui était Jésus, il a vu… Il a vu l’amour se presser sur son cœur et il a oser l’accueillir. C’est ce pas qu’il nous demande d’abord de faire : oser recevoir son regard et dans ce regard trouver la vie. Voilà le chemin de l’oraison, de la rencontre de Jésus dans l’intimité de notre cœur.

2D. Croire en l’amour de Dieu2

Lc 7,36-47 Zachée dans St Luc 19 nous a montré comment être téméraires : il a osé descendre de son arbre pour accueillir Jésus chez lui, dans son cœur. La témérité ici c’est d’avoir osé regarder Jésus et en fin de compte de s’être laissé regarder. Zachée c’est l’antihéros de nos bandes dessinées où le personnage principal cache sa fragilité sous des apparences d’invincibilité au prix d’une violence à tout casser. Zachée lui, se laisse atteindre dans sa vulnérabilité et c’est ce qui lui a permis d’accueillir la vie. Il nous a montré ce que nous enseigne Thérèse d’Avila V 8,5

  • « Il ne s’agit pas de craindre mais de désirer. »

Dieu n’est pas à craindre, mais est offert à notre quête, à notre désir de vivre. Pour cela il vient chercher et sauver ce qui en nous est perdu. Nous sommes des êtres de désirs, nous avons dans notre cœur quantité de capacités enfouies, surtout nous avons une immense capacité à aimer et à être aimés. Nous avons un désir fou d’être reconnus, compris. Le travail à partir des contes revient à la mode actuellement et qu’est-ce qu’un conte si ce n’est une forme d’expression qui aide à remonter cette quête que l’on a enfoui dans un recoin du cœur. Il ne s’agit pas là de faire de nous des supermen mais de nous aider à retrouver ce que nous avons enfoui ou à trouver ce qui nous habite et que nous n’avons pas découvert. Il s’agit tout simplement de s’humaniser. L’Evangile est à ce niveau et la prière dans la rencontre de celui qui seul peut nous sauver de nous-mêmes entre dans cette dynamique. Les échecs de la vie, les relations qui n’ont pu aboutir ont pu provoquer un manque de confiance en nos capacités et on les a mis en veille. Quelque chose en nous est perdu, caché à notre propre regard. Jésus nous dit, nous crie même en différents endroits de l’Evangile, son désir d’entrer en relation avec nous pour nous aider à nous retrouver, à faire de nous des hommes et des femmes debout. Entrer dans cette dynamique de la prière, c’est s’ouvrir à une relation d’amour. On ne s’approche pas de Dieu en Jésus parce qu’il le faut, parce qu’on nous a dit que cela faisait partie de la caisse à outils du parfait chrétien. On vient à Jésus parce qu’on a fait une expérience si minime soit-elle de l’amour de Dieu, ou parce qu’on souhaite la faire. On vient à Jésus parce que notre cœur nous y appelle, plus loin que tout raisonnement. Il y a à la fois le désir et la peur qui inhibe ce désir, peur d’un Dieu imaginé à travers le filtre de notre inconscient. On demandait à des enfants à une réunion de catéchèse pourquoi les apôtres empêchent les enfants d’approcher Jésus ? L’une des réponses était : “Parce qu’il a des pouvoirs qui sortent de lui“. Il y a d’autres images encore qui nous paralysent et nous empêchent d’avancer comme celle-ci : “Dieu va tout me prendre et je vais me perdre !“. N’oublions pas le récit tragique après la chute racontée en Gn 3. Dieu se promène dans le jardin à la brise du soir, et Adam a peur et il se cache. L’Adam en chacun de nous a peur de Dieu parce qu’il a perdu toute relation avec Lui et qu’il s’est bâti de fausses images de son créateur. Thérèse nous le rappelle :

  • « Si on persévère, je mets mon espérance en la miséricorde de Dieu, puisque nul ne l’a pris pour ami sans qu’il l’ait récompensé ; l’oraison mentale n’est rien d’autre, à mon avis, qu’un commerce d’amitié où on s’entretient souvent et intimement avec Celui dont nous savons qu’il nous aime. »

Elle nous invite à faire de ce temps de la prière un commerce d’amitié. Qu’est-ce qu’un commerce sinon un échange. Elle nous dit que cet échange doit être fréquent et intime. C’est parce que les relations sont fréquentes que l’on apprend à se connaître, à évacuer toute crainte ou peur. Le propos de la prière, c’est de faire expérimenter l’amour de Dieu pour nous, l’amour que Dieu verse dans nos cœurs. « Venez à moi vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau et moi je vous soulagerai » Venir à Jésus, c’est balayer toute peur, c’est oser venir à lui avec notre poids de mal être, de misère, de blessure, de péché. C’est oser dans cet état se laisser rejoindre par le regard de Jésus. C’est comprendre alors que Dieu nous aime tels que nous sommes, que l’on n’a pas à attendre d’être saints pour s’approcher de lui. Le seul saint, c’est Lui et c’est son amour en nous qui nous rendra saints, ce ne sont pas nos efforts, si louables soient-ils. Ils ne sont que saut de puce devant l’infini de l’amour de Dieu. Dieu passe sur notre chemin, il nous attend non du haut de sa toute puissance, mais sur nos sentiers de tous les jours, en bas, comme pour Zachée.

« Cette divine prison De l’Amour avec lequel je vis A fait mon Dieu captif Et libre mon cœur Et voir mon Dieu prisonnier cause en moi une passion telle Que je meure de ne pas mourir. » Poésie 1

2E. Laisser jaillir notre désir2

Jn 4 Samaritaine

La fois précédente je faisais remarquer que la dynamique de la prière, était de s’ouvrir à une relation d’amour. On ne s’approche pas de Dieu en Jésus parce qu’il le faut, parce qu’on nous a dit que cela faisait partie de la caisse à outils du parfait chrétien. On vient à Jésus parce qu’on a fait une expérience si minime soit-elle de l’amour de Dieu, ou parce qu’on souhaite la faire. Il y a un souhait, un désir, une attente.

  • V 8,9 « Comme il sera beaucoup parlé de ces plaisirs que le Seigneur donne à ceux qui persévèrent dans l’oraison, je n’en dis rien ici. Je dis seulement que l’oraison est la porte des si grandes faveurs qu’il m’a faites ; lorsqu’elle est fermée, je ne sais comment Il peut les accorder ; car bien qu’il veuille venir se délecter dans une âme et la choyer, il n’en trouve pas l’accès, alors qu’il la veut seule, limpide, et désireuse de recevoir ses faveurs. Si nous lui opposons beaucoup d’obstacles sans rien faire pour les supprimer, comment viendra-t-il à nous. »

Vous entendez ? Dieu veut venir se délecter dans notre cœur et le choyer ! Thérèse de Jésus n’invente rien, elle ne fait que reprendre l’Evangile de St Jean et l’actualiser.

  • Jn 14:23 « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera ; nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure chez lui. »

Est-ce que nous croyons que cette parole s’adresse à nous, chacun d’entre-nous ? Ou bien ne pas réserve-t-on cela qu’à ceux qu’on appelle des saints, comme un moyen trop rapide de ne pas se sentir concernés par cette parole. Ce sont des promesses qui parfois peuvent nous surprendre, nous déranger. On les entend, mais on n’ose y croire et en même temps si l’on écoute bien son cœur on en crève de désir. Mais, devant cette promesse on dit que c’est trop beau que cela n’est pas pour soi, et l’on va voir ailleurs ou alors on ne progresse pas dans cette intimité avec le Seigneur. La toute première démarche est de croire en la promesse de Dieu puis oser désirer recevoir ses faveurs. Nous en avons trop brièvement parlé hier. Il nous faut oser désirer, oser laisser monter les désirs profonds qui nous habitent, ne pas en avoir peur.

  • V 30,19 : « Oh ! que de fois, je me rappelle l’eau vive que le Seigneur donna à la SamaritaineÊc’est pourquoi j’aime beaucoup cet Evangile. Déjà, quand j’étais enfant, je l’aimais beaucoup sans comprendre la valeur de ce bien, et je suppliais très souvent le Seigneur de me donner de cette eau… »

Ces désirs profonds sont parfois refoulés, masqués par d’autre désirs plus immédiats, mais notre cœur reste marqué par cet appel à l’infini de sorte qu’il ne se satisfait jamais de ce qu’il a. Dans ce désir inassouvi, il y a un appel du cœur vers Dieu et un cri de Dieu au fond du cœur. Ces différents appels sont souvent cachés, masqués tant ils nous encombrent ou nous font peur. Regardons ce qui se passe avec la Samaritaine en Jn 4. Jésus, assis au bord d’un puits, se laisse approcher par une femme. Au cours d’un dialogue, il la rejoint dans ses occupations journalières. En fait, il va l’aider à creuser le puits de son cœur pour y dégager l’eau vive qui y coule. Ce sont d’abord les désirs quotidiens qui sont abordés, besoins matériels, impératifs de la vie biologique. Puis peu à peu Jésus sondant le cœur de la Samaritaine lui fait prendre conscience qu’une autre soif la tenaille plus profonde et fondamentale, elle a soif d’être aimée et demeure insatisfaite alors qu’elle a essayé de la désaltérer auprès de nombreux compagnons. De cette soif la Samaritaine passe à la question du sens de la vie, de la quête spirituelle et de la confusion dans laquelle elle est : “Où faut-il adorer ?“ Vous voyez que ces questions ne sont pas loin de celles que nous nous formulons. Jésus est là qui nous aide à faire le même chemin. Il nous aide à dégager des multiples désirs qui nous assaillent, les plus fondamentaux. Alors n’ayons pas peur de les laisser venir, remonter, Jésus ne nous laissera pas seuls. Il est là dans le temple de notre cœur et attend un peu d’attention de notre part et de la persévérance. Aux âmes qui sont tentées de se décourager Thérèse dit C 19,2 :

  • « Elles sont peut-être à moins de deux pas de la source d’eau vive, dont le Seigneur a dit à la Samaritaine que celui qui en boira n’aura plus jamais soif. Que de raison et de vérité dans ces paroles, dites de la bouche de la Vérité même ! Il est vrai que l’âme n’aura jamais la soif des choses de cette vie, mais elle grandit pour les choses de l’autre plus que la soif naturelle ne nous permet de l’imaginer. Quelle soif on a d’éprouver cette soif ! L’âme comprend son grand prix et pour pénible et épuisante que soit cette soif, elle porte en soi la satisfaction qui l’apaise ; de sorte que cette soif n’étouffe que les choses terrestres ; elle rassasie si bien que lorsque Dieu la satisfait, l’une des plus grandes faveurs qu’il puisse accorder à l’âme est de la laisser assoiffée, d’une soif qui ne fait que grandir chaque fois qu’elle boit de cette eau. »
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IV. Le chemin du cœur

2A. Prendre un peu de temps2

La toute première démarche de la vie d’oraison est d’oser accueillir les désirs qui montent du cœur comme l’expression d’une quête essentielle, nous nous y sommes arrêtés la fois précédente. C’est ce désir reconnu comme sien et comme possible à vivre qui met en mouvement.

  • V 8,5 « Si on persévère, je mets mon espérance en la miséricorde de Dieu, puisque nul ne l’a pris pour ami sans qu’il l’ait récompensé ; l’oraison mentale n’est rien d’autre, à mon avis, qu’un commerce d’amitié où l’on s’entretient souvent et intimement avec Celui dont nous savons qu’il nous aime. »

Nous n’avons pas encore fait le tour de tout ce que renferme cette définition de Thérèse. Je m’y arrête longuement avec vous tant cela est fondamental pour commencer et persévérer dans la vie de prière. Le commerce d’amitié fréquent et intime suppose que l’on prenne du temps. Or le temps, notre temps, c’est un bien précieux parce que court. Les journées sont courtes et trouver du temps, un peu de temps, c’est difficile. Sauf quand il y a un match de foot à la télé, sauf quand il s’agit d’acheter un ordinateur, sauf quand… Je ne continue pas la liste. Ce que je voudrais faire sentir par là, c’est que tout ce que nous entreprenons ou faisons est une question de motivations. Vous pourriez m’objecter que ce qui peut faire la difficulté de la vie d’oraison, c’est que justement l’urgence est quotidienne et que trouver un temps régulier chaque jour cela n’est pas évident. Je voudrais cependant vous répondre en témoignant que la prière est d’une urgence capitale dans une période où tout semble se disloquer et que prendre du temps pour recoller les morceaux, pour se pacifier, s’unifier, ce n’est pas perdre son temps.

  • « Venez à moi vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau et je vous soulagerai. » dit Jésus. Mais avant de se donner, Dieu demande un peu d’effort de notre part et de la persévérance.
  • V 8,9 « Comme il sera beaucoup parlé de ces plaisirs que le Seigneur donne à ceux qui persévèrent dans l’oraison, je n’en dis rien ici. Je dis seulement que l’oraison est la porte des si grandes faveurs qu’il m’a faites ; lorsqu’elle est fermée, je ne sais comment Il peut les accorder ; car bien qu’il veuille venir se délecter dans une âme et la choyer, il n’en trouve pas l’accès, alors qu’il la veut seule, limpide, et désireuse de recevoir ses faveurs. Si nous lui opposons beaucoup d’obstacles sans rien faire pour les supprimer, comment viendra-t-il à nous ? Et nous voulons que Dieu nous fasse de grandes faveurs ! »

Dit autrement quel choix de vie voulez-vous faire ? Comment voulez-vous employer votre temps ? Car le choix de la prière revient à cela… Thérèse semble nous demander alors un gros sacrifice, celui de prendre du temps, un peu de temps. Au début c’est difficile, c’est vrai ; puis quand on a pu trouver un rythme, cela devient plus facile. Lorsque les activités le permettent, trouver un temps régulier, à la même heure dans le même lieu, c’est une grande force. Notre organisme a besoin de rythme.

  • Mt 6,6 « Mais quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est là dans le lieu secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. » Voyez comment Thérèse dit sous d’autres mots ce que nous enseigne Jésus. Jésus dit d’entrer dans sa chambre, de fermer la porte aux bruits du monde, aux préoccupations. Thérèse nous dit que Dieu veut l’âme “seule, limpide et désireuse de recevoir ses faveurs.“ Il y a un préambule important qui peut nous aider à passer de notre journée agitée à un calme propice au recueillement, c’est essayer de se détendre. C’est une première façon d’entrer dans la chambre dont nous parle Jésus. Car vous le comprenez bien sous les images, Jésus nous indique avant tout un cheminement du cœur. Le même qu’à fait Zachée et Luc 19. Il est passé du bruit de la place publique, à sa maison pour accueillir Jésus dans son intimité. Comme Zachée nous sommes invités à passer du bruit de la ville, de notre mental, à la paix de la maison. La détente, la relaxation, le jeu avec les enfants peuvent nous mettre sur cette route, nous préparer à cette intimité. Attention, il suffira que vous preniez un peu de temps gratuit pour que mille tâches urgentes vous assaillent l’esprit. Mais l’urgence est-elle réelle ? Il y aura donc à s’exercer à une forme de lâcher prise. D’autant que l’avenir du monde n’est peut-être pas en jeu !…
  • C 23,2 « Les brefs instants que nous nous décidons à lui accorder sur le temps que nous gaspillons à nous occuper de nous et de gens qui ne nous en seront nullement reconnaissants, donnons-les-lui d’un esprit libre et dégagé de tout le reste, et la ferme décision de ne jamais les lui reprendre, malgré les peines que cela peut nous causer, les difficultés, les sécheresses… »

Le temps d’isolement peut très bien être vécu dans le métro, même si les conditions ne sont pas idéales. On est très isolé dans le métro. Les mètres carrés sont parfois très chers et il faut batailler pour gagner sa place, mais on est très seul, très isolé… et puisque la prière nous invite à nous isoler autant en profiter. Mais c’est pour trouver une présence. Zachée aussi était seul, isolé. Il est sur la place publique, Jésus passe, il ne peut le voir à cause de la foule et de sa petite taille. Personne ne fait attention à lui, sinon Jésus. Jésus en s’invitant chez lui le fait passer de l’isolement à la solitude de sa maison. Cette solitude avec Jésus rayonne d’une présence, d’une rencontre, et tout change. « Prie ton Père qui est là dans le lieu secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. » nous dit Jésus. Alors nous pourrons sourire à ceux qui nous entourent et faire du métro un lieu de vie…

2B. Un exercice du cœur2

Nous nous sommes arrêtés hier à cette phrase de Jésus en Mt 6 « prie ton Père qui est là dans le lieu secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. » Nous avons donc pris un peu de temps, nous avons pu nous isoler. J’ouvre une petite parenthèse : est-ce nécessaire de laisser le téléphone sonner et d’y répondre, ne pouvez-vous pas le débrancher quelques minutes ou mettre le répondeur ? Peut-être n’y a-t-il rien d’urgent ? Parce que si vous le laissez fonctionner, c’est justement à ce moment là qu’il va sonner… Donc tout est prêt, vous avez un peu de temps, alors surtout soyez simples avec le Seigneur, ne soyez pas tributaires des convenances. Il est important que le corps ne soit pas une gêne ou qu’il gêne le moins possible. Alors, si être allongés sur la moquette, dans le lit, assis sur un petit banc ou en train de marcher, cela n’a d’importance que si vous êtes à l’aise, le plus possible du moins car je pense aux malades à l’hôpital. Dieu ne fait pas fi des situations pourvu qu’on lui réserve un peu de son temps et de son cœur. Il s’agit maintenant de s’adresser à Dieu et les apôtres demandent à Jésus comment prier. Celui-ci leur enseigne la prière du Notre Père. Il y a certes plusieurs manière de se recueillir et Thérèse elle-même est libre par rapport à cela, elle en utilisera plusieurs selon les circonstances. Cependant, elle s’arrête longuement sur la prière du Notre Père dans le Chemin de la Perfection à partir du ch 27. Avant de nous aider à méditer sur cette prière, elle écrit en préliminaires au C22,1,3, et c’est à ce niveau que je vous convie :

  • « il est bon de considérer à qui vous parlez et qui vous êtes… » « Qui peut dire que nous avons tort de commencer par nous demander à qui nous allons parler et qui lui parle, afin de savoir quel titre nous allons lui donner ? »
  • C 22,4 : « L’humilité de ce Roi est telle que si en personne grossière je ne sais lui parler, cela ne l’empêche pas de m’écouter, il ne m’empêche pas de l’approcher, ses gardes ne me chassent point ; les anges qui sont là connaissent bien le caractère de leur Roi, qui préfère la grossièreté d’un humble petit berger dont il voit qu’il en dirait plus s’il en savait plus, aux élégants raisonnements de grands savants et doctes hommes, s’ils ne sont pas accompagnés d’humilité. Mais ce n’est pas parce qu’il est bon que nous devons être discourtois. »

Et Thérèse entend par discourtois, ceux qui font une chose et pensent à une autre. Elle propose comme clé de lecture C 22,8

  • « Mais ne parle pas à Dieu en pensant à autre chose, ce serait ne point comprendre ce que c’est que l’oraison… »

Et et elle ajoute car ce serait ne point comprendre qui l’on s’adresse.

  • C 24,2 « car il ne faut pas qu’on puisse dire de nous que nous parlons sans comprendre de que nous disons, sauf s’il nous semble suffisant de suivre une habitude, en nous contentant de prononcer les mots, et que cela suffise… Ce que je voudrais que nous fassions, c’est ne point nous en contenter ; car quand je dis Credo, il me semble juste de comprendre et de savoir ce que je crois, et quand je dis Notre Père, l’amour consistera à comprendre qui est ce Père, et qui est le maître qui nous a enseigné cette prière. »

Pour Thérèse, l’exercice de l’oraison est un exercice du cœur non un exercice de l’intelligence. Ce que l’on dit doit descendre dans le cœur ou provenir du cœur. Attention : Thérèse ne se situe pas au niveau de l’émotion quand il s’agit d’aimer Dieu. Elle ne dit pas non plus que l’intelligence ne sert à rien. Mais elle dit qu’il est capital pour entrer dans la prière d’oraison de s’exercer à l’amour, de considérer celui à qui on s’adresse non pas seulement de mots, ni d’intelligence, mais avec amour. Pour cela, l’exercice de la connaissance de Dieu est fondamental. En plus de la Bible, il y a sur le marché d’excellents livres qui nous aident à mieux comprendre qui est Dieu comme celui de Jean-Noêl Besançon dont le titre provocateur dit bien ce dont il s’agit : “Dieu n’est pas bizarre“, éd. Bayard/Centurion. Ce pourrait être un bon livre pour commencer votre oraison. Il ne s’agit pas là de lire un roman, mais de laisser la lecture imprégner notre cœur, le nourrir.

« Cette divine prison De l’Amour avec lequel je vis a fait mon Dieu captif et libre mon cœur ; Et voir mon Dieu prisonnier Cause en moi une passion telle Que je meure de ne pas mourir. »

2C. De la tête au cœur2

Thérèse nous invitait à nous exercer à l’amour par nos lectures, nos méditations. Elle nous invitait à considérer qui était celui à qui nous adressions. Elle faisait remarquer que la connaissance intellectuelle n’était pas suffisante, mais qu’il s’agissait d’éveiller notre cœur par une meilleure connaissance de Dieu. Un jour la grâce peut passer plus fort, Dieu semble répondre d’une manière significative à nos efforts et peut se servir des moindres événements, joie, souffrance, regard croisé… Ce fut le cas pour Thérèse à la vue d’une statue du Christ, une statue qu’elle avait pu maintes et maintes fois contempler. Cette fois-ci, son cœur fut touché et la vue de cette statue lui inspira une grande dévotion. Depuis son mode d’oraison a pris une intensité nouvelle :

  • V 9,3 « Comme je ne pouvais discourir avec l’entendement, mon mode d’oraison était de tâcher de me représenter le Christ en moi, et je me trouvais mieux, ce me semble, de le rejoindre là où je le voyais le plus solitaire. Il me semble que lorsqu’il était seul et affligé comme un indigent, il devait me recevoir. J’avais souvent de ces simplicités… »

Ce n’est plus la méditation du Notre Père qui lui servait pour se recueillir, mais la contemplation du Christ. La vie de son Dieu souffrant d’amour pour elle excitait en retour sa dévotion et une relation intime pouvait s’engager entre elle et Lui. Les méthodes d’oraison préconisées à son époque limitaient l’exercice de l’âme à la méditation des mystères de la Passion du Christ sans chercher à élever le cœur à quoi que ce soit de divin. Dans les Relations 4, elle précise :

  • « sans songer jamais à quoi que ce soit de divin : elle ne considérait que les créatures ou les choses qui l’éclairaient sur la brièveté de tout au monde. »

Cette méditation discursive lui apparaissait comme essentiellement un exercice de l’intelligence et croyait que toute l’affaire était dans la pensée. Et certes il y a des personnes pour qui ce type de méditation est quasi naturelle. Il y en a qui ont la capacité par la pensée d’échafauder quantité de schémas et ce type de méditation ne peut que renforcer leur tempérament sans les faire progresser dans la relation avec Dieu. Il faut faire un pas de plus pour s’ouvrir au recueillement, il faut que cela descende dans le cœur profond. Et souvent c’est à ce niveau qu’il y a des blocages. On s’accroche à l’exercice de l’intelligence et on n’ose pas aller plus loin. Le chemin de la tête au cœur s’il est le plus court, n’est pas le plus simple pour beaucoup de personnes. Ce chemin va engager toute l’affectivité, va traverser des zones de notre être blessées, va demander de lâcher prise en engageant la confiance par l’exercice de la foi. Dans la vie d’oraison, toutes les zones de notre être seront peu à peu sollicitées. Cela pourra occasionner parfois des tensions, des moments où l’on se croira perdu, alors qu’il s’agira d’une conversion de notre être en profondeur… Ne l’oublions pas, Thérèse est restée vingt ans assise entre deux chaises, si j’ose résumer ce qu’elle en dit. Ne pouvant se conformer totalement à l’effort de pensée que cela imposait, après avoir longtemps peiné, elle finira par prendre un peu de liberté grâce à la lecture d’Osuna. Il lui permettra de prendre son essor en donnant une plus grande place à la simplicité et à l’amour.

  • 9,3 « Comme je ne pouvais discourir avec l’entendement, mon mode d’oraison était de tâcher de me représenter le Christ en moi »

vient-elle de nous dire. Elle continue un peu plus loin :

  • V 9,6 « Je ne pouvais penser au Christ qu’en tant qu’homme ; c’est ainsi que jamais je ne pus me le représenter intérieurement, malgré tout ce que je lisais sur sa beauté et les images que je regardais ; j’étais quelqu’un qui est aveugle, ou dans l’obscurité, qui bien qu’il parle avec une personne, sachant qu’il est avec elle, car il est certain qu’elle est là, ne la voit pourtant pas. C’est ce qui m’arrivait quand je pensais à Notre-Seigneur. » 9,5 « pour en revenir à ce que je disais du tourment que me causaient mes pensées, cette manière de procéder sans discours de l’entendement a cette particularité que l’âme doit être tout entière gagnée ou perdue ; je précise qu’elle doit avoir perdu la considération. Si elle fait faire des progrès, ils sont très grands, car l’âme progresse dans l’amour. Mais nous n’en arrivons là qu’à nos dépens, à l’exception des personnes que le Seigneur veut amener rapidement à l’oraison de quiétude… pour celles qui s’acheminent sur cette voie, un livre aide à se recueillir promptement. Quant à moi, il m’était également favorable de voir la campagne… Ces choses évoquaient pour moi le Créateur, je dis bien qu’elles m’éveillaient, me recueillaient, me servaient de livres. »

Beaucoup de choses sont dites dans ces quelques lignes qu’il nous faudra reprendre et approfondir.

2D. Le travail du cœur2

la foi Ep 3,14 Nous avons commencé à parler de l’ouverture du cœur à la présence de Dieu, passage de la méditation de la vie du Christ à l’expérience du Christ en soi. Il s’agit non pas de la vision, mais du sentiment de sa présence de la même manière que l’on peut sentir la présence de quelqu’un à côté de soi dans une pièce sombre. On ne voit rien, mais on sait qu’il est là. Nous touchons là une des expériences de la vie de foi. Il y a comme un passage de la foi, de ce que je crois, à une expérimentation vivante et vécue de cette foi. Il y a comme une intensité dans le touché de Dieu que j’expérimente dans la foi. C’est la même foi, vécue avec une pureté différente. La foi devient de plus en plus vive jusqu’à devenir presque rencontre. Le Christ devient de plus en plus vivant parce que nous faisons l’expérience plus intensément. Cette expérience là, c’est la foi qui est devenue vivante. C’est cela le passage de la tête au cœur. C’est ce passage qui est tout l’objet de la vie chrétienne parce qu’il n’est jamais achevé sur cette terre. Bien au contraire, toute l’expérience spirituelle va nous amener à plonger dans cette dimension de la foi, dans une foi toujours plus pure, puisque l’objet de la foi, c’est Dieu lui-même. Dieu se donne en effet à ma liberté par l’acquiescement que je fais de sa présence. C’est le passage à la foi. Dans la foi, Dieu se donne totalement. Or comme Dieu est infiniment pur, il faudra que la foi qui m’a été donnée se purifie et qu’elle puisse m’aider à recevoir Dieu avec plus d’amplitude. Saint Jean de la Croix s’étend beaucoup sur ce sujet et on sent les traces d’une polémique chez Thérèse au paragraphe 6 de V 10. Elle y dit que la foi a besoin d’être éveillée et fortifiée par les faveurs de Dieu, et que peut être certains n’ont besoin que de la vérité de la foi pour accomplir des œuvres, mais que ce n’est pas son cas. Ce qui est une façon de dire son désaccord. Cette vie de foi va engager en fait tout mon être. Qui dit foi, dit confiance, c’est la même racine, se fier à. Et l’on comprend bien dès à présent ce dont je parlais précédemment à propos des passages plus ou moins difficiles dans la vie d’oraison. En effet vivre la confiance ne va pas de soi quand justement certaines expériences négatives de la vie m’ont montré qu’il fallait se méfier de l’autre. Je prends cet exemple, mais de multiples autres possibilités existent et viennent baliser le parcours du croyant et le transformer parfois en saut d’obstacles. Beaucoup d’expériences qui n’ont pu se faire, qui se sont terminées par un échec viennent altérer le poids de confiance que je peux faire à l’autre. On peut imaginer cela par l’épisode de la tempête apaisée en St Mt 14,28-31 :

  • « Pierre lui répondit : Seigneur, si c’est toi, ordonne que j’aille vers toi sur les eaux. Et il dit : Viens ! Pierre sortit de la barque, et marcha sur les eaux, pour aller vers Jésus. Mais, voyant que le vent était fort, il eut peur ; et, comme il commençait à enfoncer, il s’écria : Seigneur, sauve-moi ! Aussitôt Jésus étendit la main, le saisit, et lui dit : Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? »

Il y a bien des occasions de notre vie où comme Pierre nous expérimentons la fragilité de notre foi. Elle n’est pas à changer, mais à purifier. C’est ce qui arrive à Pierre au cours de son épreuve. Il passe peu à peu de soi, de ses hésitations humaines à Dieu. Je viens de parler un peu de la foi, mais on pourrait aborder des choses semblables à propos de l’espérance ou de la charité. A ce niveau de la relation à l’autre et à Dieu tout se tient. S’engager dans la vie d’oraison, c’est se placer sous cette lumière du Christ et se laisser transformer peu à peu par elle. Quand elle entre, elle fait jaillir la lumière et en même temps fait apparaître certaines zones d’ombre. Il n’y a pas à s’étonner de cela. Mais cela met en valeur toute l’importance de l’oraison et fait comprendre qu’elle est un combat contre soi-même, contre le monde, contre le démon. Thérèse dira dans les premiers chapitres du livre de la Vie combien sont fort les ennemis et combien l’âme doit se déterminer à prendre du temps pour l’oraison, quoi qu’il en coûte. C’est d’autant plus nécessaire que l’enjeu est de taille : s’ouvrir à la présence du Seigneur de l’univers en soi. Sur ce chemin Thérèse nous encourage tant qu’elle peut. Si elle nous montre les difficultés, c’est pour que nous n’en soyons pas étonnés. Il y a une énergie en elle qui est communicative.

  • V 8,4-5 : « Si j’ai longuement écrit cela c’est … pour qu’on comprenne le grand bienfait que Dieu procure à l’âme qu’il incline à l’oraison, même si elle n’est pas aussi disposée qu’il le faudrait, enfin si elle persévère, malgré les péchés et les tentations, et les milles occasions de chute que lui oppose le démon, pourquoi je tiens pour certain que le Seigneur la conduira au port du salut, comme il m’y a conduite moi-même. » « malgré les erreurs commises, celui qui a commencé à faire oraison ne doit pas y renoncer ; c’est le moyen le plus sûr pour lui de se guérir ; sans l’oraison ce serait beaucoup plus difficile. Si le démon lui suggère la tentation de renoncer par humilité comme il l’a fait pour moi, qu’il ne cède point ; qu’il croit que Dieu ne peut faillir à sa parole. »

Mais peut-être Thérèse fait-elle ici une trop large part au démon, à ce principe du mal qui nous habite. Il me semble que nous y avons largement notre propre part, que les blessures de notre cœur, de notre esprit, sont autant de portes largement ouvertes à son action. Et ces portes nous avons parfois un malin plaisir à les maintenir grandement ouvertes. Dit autrement nous avons notre propre part de responsabilité au mal qui habite notre cœur et celui du monde. C’est un long chemin que celui de lâcher tous les replis personnels et de s’ouvrir à la confiance à Dieu.

2E. De l’humilité2

1D2,8 Nous avons commencé à réfléchir sur l’oraison comme lieu d’un travail, comme lieu de l’intégration de notre affectivité profonde, lieu de la relation à Dieu. Cela exige une remise de soi à Dieu dans la foi. Il faut donc peu à peu se quitter, passer de l’autonomie revendicatrice à l’acceptation de la relation comme nécessaire à mon épanouissement. C’est une forme de l’humilité et c’est chemin pour accéder à mon affectivité profonde, reliée à Dieu. Dans le livre de la Vie que nous parcourons pas à pas et qui nous a fait déjà bien cheminé, elle aborde ce thème d’une façon originale. Souvent quand on entend le mot humilité, nous entendons le mot humiliation, vexation. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Un cœur humble pourra traverser des humiliations sans dommages. Comme le roseau, il ploie sous le vent. Le chêne lui se fracture et parfois casse. Le sujet est vaste, mais ici Thérèse nous en avertit tout de suite :

  • V 10,4 « Car on confond avec l’humilité le fait de ne pas reconnaître les dons du Seigneur. Comprenons bien, bien, ce qui en est : nous n’avons nullement mérité ces dons de Dieu, remercions-en sa Majesté, car si nous ne reconnaissons pas ce que nous avons reçu, nous ne sommes pas incités à aimer. C’est chose certaine que plus nous nous trouvons riches, tout en sachant que nous sommes pauvres, plus nous progressons, en particulier dans la véritable humilité. Autrement, l’âme intimidée se croit incapable de grandes choses, et si le Seigneur commence à lui accorder ses biens, elle s’en effraie, par peur de la vaine gloire. »

Que nous dit Thérèse, sinon : “avance au large, déploie tes voiles, laisse le vent te porter au loin, tu as besoin de lui ; alors s’il souffle utilise-le et goûte l’ivresse du voyage en rendant grâce pour tout bien reçu.“ Vous voyez peut-être depuis que nous sommes ensemble combien la vie spirituelle se tient et que nous ne nous sommes pas trop attardés en tournant autour de cette définition que Thérèse fait de l’oraison au chapitre 8 :

  • « un commerce d’amitié fréquent et intime avec Celui dont on sait qu’il nous aime. »

C’est parfois alors que nous percevons l’amour de Dieu, que nous percevons cette relation comme fondamentale, que vient comme en contre point cette réaction : “et après, qu’est-ce qu’il va me demander ?“. Bien souvent ne dit-on pas un peu frileusement : “soit pour qu’il m’aime mais pas de trop près !“ sous-entendu, “je n’ai pas envie de souffrir et la croix qu’il me propose, qu’il la donne à d’autres !“ Sur une douce lumière qui commençait à s’éveiller dans notre cœur, un sombre nuage surgit qui avale tout et empêche toute progression. Comme si Dieu voulait nous faire souffrir ! Nous n’avons pas besoin de lui pour cela. Ouvrez avec un autre regard les journaux… Nous poussons même la perversion jusqu’à aller tuer au nom de Dieu. Or Dieu se propose à notre cœur pour y déverser sa tendresse et il va jusqu’à en mourir sur la Croix. Il meurt de notre indifférence, de notre peur de recevoir de l’amour, en lâchant nos peurs et nos violences. Car, pour ne pas oser accueillir le don de Dieu nous restons enfermés avec notre violence et nos peurs. Il y a plusieurs façons de se donner dans l’amour. La première chronologiquement, dans notre relation aux hommes, je pense ici au bébé, et dans notre relation à Dieu, c’est de recevoir l’amour. Recevoir de l’amour, c’est permettre à l’autre d’exister en notre cœur. C’est lui permettre ainsi d’exister dans la vie. A condition bien sûr que cet amour que l’autre veut nous donner ne soit pas une mainmise sur notre liberté, qu’il ne soit pas senti comme étouffant. Or tel n’est pas le projet de Dieu sur nous qui respecte infiniment notre liberté. Accepter l’amour de l’autre, c’est recevoir de sa richesse et ne pas se prendre pour le centre du monde. Denis Vasse dans son livre “l’autre du désir et le Dieu de la foi » , au Seuil, le dit bien : « L’homme prétend produire l’amour qui le fait vivre et en être le maître comme si le trésor de la rencontre pouvait s’acquérir par son travail… » Il y a en nous un orgueil fondamental qui fait que nous avons difficilement accès à la source de toute vie, puisque nous prétendons nous suffire à nous-mêmes. Sans être dans cet excès, il y a quelque chose de cela qui peut nous handicaper dans la vie d’oraison et sous couvert d’humilité nous empêcher d’avancer. Car pour avancer nous avons besoin de force et où prendre cette force sinon dans l’amour que Dieu nous porte. Et comment accepter cet amour en nos cœurs, si nous avons peur, aussitôt reçu, de le perdre. Humilité et foi, confiance. V 10,6 « Nous devons renouveler nos forces pour servir, et nous garder de l’ingratitude ; le Seigneur nous donne ses grâces à cette condition, et si nous n’usons pas bien de ce trésor et de la haute situation dans laquelle il nous place, il les reprendra, et nous nous retrouverons beaucoup plus pauvres qu’avant… » N’est-ce pas une façon de lire la parabole des Talents de l’Evangile ? Mt 25,14

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V. aimer

2A. Les serviteurs de l’amour2

Mc 10,17 3e D par 5-7 Les fois précédentes, Thérèse nous parlait de la foi et de l’humilité. Elle voit dans ces vertus le chemin qui nous permet d’accepter notre dépendance puis d’accueillir avec simplicité les grâces du Seigneur. Nous poursuivons la lecture de Thérèse et nous allons voir encore une fois la justesse de son jugement et comment en fait, elle continue de parler de l’humilité sous une autre forme, ce qui va encore nous ouvrir à de grands espaces.

  • V 11,1 « Je vais donc parler maintenant de ceux qui commencent à être les serviteurs de l’amour ; nous ne sommes rien d’autre, ce me semble, lorsque nous décidons de suivre sur ce chemin de l’oraison celui qui nous a tant aimé ; c’est là une si haute dignité que j’éprouve à y penser une joie extraordinaire, la peur servile s’élimine bientôt, si nous nous comportons comme nous le devons dans ce premier état. »

Il va nous falloir peu à peu lire tout ce paragraphe tant la pensée est serrée. Voici donc une première partie que j’ai isolée. Thérèse parle des serviteurs de l’amour. On pourrait croire qu’elle s’adresse uniquement à ses religieuses, mais est-ce bien sûr. Elle nous donne une première réponse quand elle dit : « nous ne sommes rien d’autre, ce me semble, lorsque nous décidons de suivre sur ce chemin de l’oraison celui qui nous a tant aimé » et elle continue d’ouvrir la proposition au paragraphe 3 et 4. Donc tout le monde peut se sentir concerné… L’oraison est un chemin par lequel on peut suivre “celui qui nous a tant aimé“. Il y a donc un compagnonnage, une intimité de relation qui se créent qui nous permettent de marcher sur ses pas. J’espère avoir su vous partager au cours des entretiens précédents cet amour qu’a pour nous le Christ et que vous pouvez maintenant ajouter avec Thérèse :

  • « c’est là une si haute dignité que j’éprouve à y penser une joie extraordinaire, la peur servile s’élimine bientôt ».

Il est certain que lorsqu’on aime on ne calcule pas, on fonce. Cependant Thérèse ajoute :

  • « si nous nous comportons comme nous le devons dans ce premier état. »

Qu’est-ce à dire, sinon qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Elle dit encore :

  • « Ô Seigneur de mon âme, mon Bien ! Pourquoi n’avez-vous pas voulu que l’âme qui décide de vous aimer et s’efforce de tout quitter afin de mieux se vouer à cet amour de Dieu ait immédiatement la jouissance de s’élever jusqu’à cet amour parfait ? Je m’exprime mal. J’aurais dû dire en gémissant que c’est nous qui ne le voulons pas ; car c’est uniquement par notre faute que nous ne jouissons pas tout de suite d’une si haute dignité ; lorsqu’on arrive à ressentir parfaitement ce véritable amour de Dieu, il apporte avec lui tous les biens. Nous nous prisons si cher, nous sommes si lents à nous donner totalement à Dieu, que devant la volonté de sa Majesté de ne pas nous laisser jouir d’une chose si précieuse sans payer un grand prix, nous hésitons à nous y disposer. »

Dieu se donne donc, mais il attend de nous que nous fassions notre part du chemin. C’est là que les problèmes commencent. Nous sommes aliénés dans notre capacité de donner ou de recevoir et il y a mille lieux de notre être qui sont prétextes à replis sur soi, incapacité à faire un pas de plus. Il vous est peut-être arrivé de mettre votre main dans un cours d’eau. Comment vous y prendriez-vous pour capter le maximum d’eau ? Regardez, si vous fermez le point, il y a un peu d’eau qui reste ; mais plus vous le fermez, moins il en reste. Par contre plus vous ouvrez la main, plus vous pouvez capter d’eau, au risque de tout perdre ! Mais comme la main reste dans le cours d’eau, elle se remplit immédiatement… Deux remarques à partir de cette image : Pour que cela marche, il faut maintenir la main dans le courant. Jésus nous appelle à demeurer en son Amour, à quitter notre petit moi pour s’ouvrir à sa présence. Humilité. Puis, il faut consentir à ouvrir la main. Simplement consentir et c’est tout un travail. Pour que le sarment porte plus de fruits, il sera émondé, nous dit St Jean. Foi. Il en est ainsi de la vie spirituelle. On décide souvent de tout donner, mais au bout d’un certain temps on s’aperçoit que la main n’est pas tout à fait ouverte. Il n’y a rien d’étonnant, la vie de foi n’est pas un concept intellectuel, mais une dynamique, Jésus nous entraîne à sa suite. Il s’agit de vivre Dieu, de recevoir Dieu en soi et c’est impliquant. Viens et suis-moi, cela se conjugue au présent et c’est quitter son confort et ne trouver son aise qu’en Dieu. Pour certains, ce sera d’être auprès des plus pauvres, pour d’autre ce sera la vie d’oraison. J’ai l’air ici d’opposer ici deux réalités qui ne font que se compléter en réalité. Les grands noms de la vie apostolique sont souvent ceux qui ont une forte vie d’oraison. De Jean Paul II à mère Térésa, voyez, c’est le même travail en fait qui se passe. La relation à Dieu nous place face au tout autre, la relation au pauvre nous place en face de l’autre. C’est un même mystère, et cela engage le même travail intérieur de purification, de détachement de soi pour s’ouvrir à l’autre. Et ce travail de don et de détachement de soi, un père ou une mère de famille ne sont-ils pas amenés à le vivre autant qu’un religieux ou qu’une religieuse ?

2B. Il faut de la détermination2

Thérèse de Jésus se demandait pourquoi une âme qui apparemment se donne à Dieu totalement n’a pas la jouissance de s’élever jusqu’à cet amour parfait. Elle fait simplement remarquer que notre don n’est qu’apparent, et au chapitre 11, elle pense à ses sœurs en religion, elle dit qu’il ne suffit pas d’avoir fait des vœux, il faut les vivre. Or elle constate que l’âme est si fragile qu’aussitôt la première ferveur passée, l’âme récupère peu à peu tous ses biens. L’engagement religieux, comme la vie baptismale, ne sont pas des événements qui se conjuguent au passé, mais au présent. C’est aujourd’hui que je suis baptisé, que je vis mon engagement religieux. Au paragraphe de V 11,2, elle ne fait pas de cadeaux et elle enchaîne :

  • « Nous décidons d’être pauvres, et c’est un grand mérite, mais nous sommes bientôt repris par nos inquiétudes, à nouveau nous faisons diligence pour ne point manquer non seulement du nécessaire, mais du superflu et acquérir des amis qui nous le procurent ; nous nous mettons davantage en soucis, et, d’aventure, en danger, par crainte de manquer, que nous l’étions naguère, lorsque nous possédions des biens. Nous croyons aussi avoir renoncé à l’honneur en entrant au couvent, ou débuté dans la vie spirituelle en recherchant la perfection, mais à peine touche-t-on à notre point d’honneur que nous oublions l’avoir déjà remis à Dieu… »

Il est plus facile de parler des autres que de soi, non ? Mais que fait Thérèse de Jésus sinon contester notre façon de vivre par trop narcissique. Nous nous mettons en soucis pour avoir un appartement confortable, une belle auto. Tout s’organise autour de la prestance, et l’on se fait esclave d’une mode, plus que les maîtres et l’on finit par en perdre la paix. Ce n’est plus nous qui dominons le monde, c’est lui qui sournoisement empiète sur notre vie privée et nous met à genoux. Comment dès lors pouvoir s’organiser dans ce monde pour en être le maître, pour être le maître de notre destinée ? Cela suppose une hygiène, un choix de vie. On ne peut se complaire dans les soucis, dans l’angoisse et trouver la paix dans son cœur. Il faut le rappeler : le péché, c’est une recherche de bonheur qui se trompe de direction. Le point de départ est bon, mais on se trompe de cible et l’on finit par se faire souffrir inutilement. Parce que le but fixé, c’est bien le bonheur !

  • V 11,3 : « Jolie façon de chercher l’amour de Dieu ! Et nous voulons l’obtenir immédiatement, avoir, pour ainsi dire, les mains pleines. Nous voulons garder nos affections, puisque nous ne cherchons pas à réaliser nos désirs, et que nous ne parvenons pas à les élever de terre et avec cela l’abondance des consolations spirituelles ; cela ne va pas, et je ne crois pas que ce soit compatible. C’est donc parce que nous n’arrivons pas à tout donner à la fois qu’on ne nous donne pas ce trésor tout entier. »

Cela, Christian Bobin, dans le Très Bas, le formule magnifiquement : « Trois mots vous donnent la fièvre. Trois mots vous clouent au lit : changer de vie. Cela c’est le but. Il est clair, simple. Le chemin qui mène au but, on ne le voit pas. La maladie, c’est l’absence de chemin, l’incertitude des voies. On n’est pas devant une question, on est à l’intérieur. On est soi-même la question. Un vie neuve, c’est ce que l’on voudrait mais la volonté, faisant partie de la vie ancienne n’a aucune force. On est comme ces enfants qui tendent une bille dans leur main gauche et ne lâchent prise qu’en s’étant assurés d’une monnaie d’échange dans leur main droite : on voudrait bien d’une vie nouvelle, mais sans perdre la vie ancienne. » Ce n’est pas un appel à tout vendre et à aller sur une île déserte. Il ne suffit pas de se promener tout nu sur la plage, cela ne change pas le cœur. C’est la ferveur des commençants à qui tout paraît possible. Vienne l’épreuve du temps qui vérifie et partage l’ivraie du bon grain, l’imaginaire du réel : le démon qui nous empoisonne est en fait dans notre cœur et il faut l’en faire sortir. Ce que à quoi nous invite Thérèse de Jésus c’est à la conversion de l’Evangile, là où nous sommes, et d’abord dans ce combat de nous mêmes contre nous mêmes. Ce n’est pas l’autre qu’il s’agit d’abord de convertir pour se rassurer, mais soi. V 11,4 : « Si le débutant s’efforce, avec la faveur de Dieu, d’atteindre au sommet de la perfection, je crois qu’il n’arrive jamais seul au ciel, mais qu’il y emmène beaucoup de gens derrière lui. »

« Que rien ne te trouble que rien ne t’effraie, tout passe Dieu ne change pas, la patience obtient tout Celui qui a Dieu ne manque de rien Dieu seul suffit. » P 9

2C. Il arrache et plante2

Thérèse nous l’a fait comprendre plusieurs fois déjà qu’on ne peut aimer Dieu et le monde, le monde dans ce qu’il a d’enfermant, d’étroit, d’égoïsme, de mensonge… Elle nous a dit que l’oraison était un chemin qui permettait de suivre celui qui nous a tant aimé et qu’un commerce d’amitié allait tout doucement s’organiser, mais que cela ne se ferait pas sans de grandes difficultés, surtout au début. Maintenant que nous dit-elle de plus ?

  • V 11,6 : « Le débutant doit concevoir que le terrain où il entreprend de cultiver un verger où se délectera le Seigneur est très ingrat, plein de mauvaises herbes. Sa majesté arrache les mauvaises herbes et doit planter les bonnes. Sachons que cela est déjà fait quand une âme décide de faire oraison et qu’elle a commencé. Avec l’aide de Dieu, nous devons tâcher, en bons jardiniers, de faire pousser ces plantes, prendre soin de les arroser pour qu’elles ne meurent point, mais donnent un jour des fleurs dont se réjouira Notre-Seigneur. »

La tournure de la phrase est curieuse : « Sa majesté arrache les mauvaises herbes et doit planter les bonnes. Sachons que cela est déjà fait quand une âme décide de faire oraison et qu’elle a commencé. » L’âme décide donc de faire oraison et elle commence ; au dire de Thérèse cela correspondrait en fait à l’action du Seigneur en elle. Deux sujets différents pour une même action, c’est assez difficilement compréhensible. Il faut savoir ou c’est l’âme ou c’est le Seigneur ! Pour que l’articulation des deux phrases se tienne, il faut entendre que faire oraison ne peut correspondre qu’à un appel du Seigneur, une action spécifique de l’Esprit-Saint dans le cœur d’une personne. L’âme se contente de coopérer à cet appel lorsqu’il est entendu, car Dieu ne cesse d’appeler. Cependant si tout le monde est appelé à la prière, tout le monde n’est pas forcément appelé à faire les deux heures d’oraison quotidiennes vécues au Carmel, tant chez les moniales que chez les religieux. C’est Dieu qui met au cœur ce désir de le rencontrer, ce désir de marcher avec lui, tout près de lui.

  • 1Co12,4-7 « Il y a diversité de dons, mais le même Esprit ; diversité de ministères, mais le même Seigneur ; diversité d’opérations, mais le même Dieu qui opère tout en tous. Or, à chacun la manifestation de l’Esprit est donnée pour l’utilité commune. »

Là encore il est bon de préciser que quelqu’un engagé dans le monde peut se sentir appelé à cette quête et qu’il ne pourra pas avoir deux heures, ni même une heure de libre. Que fera-t-il alors ? J’aurais envie de préciser en la matière, que la vie n’est pas faite que de compétitions à gagner, en ce sens que le but de l’oraison n’est pas de faire tant de minutes d’affilée, chrono en main. On ne juge de la qualité de son oraison au temps passé, mais à la paix reçue, mais à la foi plus forte, mais à la charité renouvelée. Ce serait autrement mal comprendre ce qu’est la prière et donner trop de place à l’esprit du monde. Dieu est amour et vérité, ce n’est pas en se faisant illusion qu’on progressera à sa rencontre. Ce qui compte, c’est la qualité de la relation. Prendre par exemple dix fois cinq minutes au cours d’une journée sera beaucoup plus profitable pour que le Seigneur grandisse dans le cœur que vouloir à tout prix prendre une heure parce qu’on a vu les autres faire comme cela et qu’on veut en faire autant. La vie spirituelle n’est pas une question de mayonnaise, mais une question de cœur et c’est d’ailleurs là que le Seigneur nous attend. La pratique de l’oraison apprendra en fait qu’il ne s’agit pas uniquement de réserver un temps dans la journée, de découper sa journée en rondelles de saucisson, bien séparées les unes des autres en se disant après que je suis quitte, que j’ai fait mon devoir, que j’ai réussi à caser toutes mes petites affaires, que j’ai réussi à tenir autant de temps. Dieu n’est pas là et il se jouera bien de nous si nous l’enfermons dans ce genre de petites boîtes. Encore une fois la vie de prière n’est pas une question de techniques. Vous constaterez aussi qu’il suffit de s’isoler quelques minutes pour que toute la journée, ou plus, reflue dans la pensée : les tensions, comme les joies, les moments loupés comme ce qui a bien marché. Tout revient pèle-mêle. Cela veut dire en fait que c’est toute ma journée qui doit être peu à peu bâtie, convertie, vécue plus en accord avec l’Evangile pour que je puisse le soir ou le matin me retrouver devant le Seigneur en paix. Dans cette ligne-là, il est bon d’isoler une ou deux choses seulement pour ne pas se perdre et à partir de cette constatation de répétitions d’événements mal vécus, on peut se poser de très bonnes questions sur la nature de nos failles. On peut faire les mêmes constatations pour ce qui a été positif et qu’il faut savoir reconnaître… Pourquoi l’enseignement sur la prière en St Mt 5-7, se trouve-t-il au centre de ce qu’on appelle le Sermon sur la Montagne ? C’est aussi toute la dynamique de prend Thérèse de Jésus lorsqu’elle rédige le Chemin de la Perfection. Elle nous dit qu’elle va parler de l’oraison, qu’elle se prépare à en parler, et en fait il faudra attendre la moitié du livre pour qu’elle commence à en parler. Que fait-elle avant ? Elle prend le temps d’en placer les fondations qui sont l’amour du prochain, le détachement du créé, la véritable humilité. Tout un programme n’est-ce pas ? Une petite précision, il ne faut pas attendre d’être arrivé pour se mettre en chemin, mais l’inverse, il faut oser se mettre en chemin pour arriver.

2D. Oraison et mérites2

  • V 11,6 « Avec l’aide de Dieu, nous devons tâcher, en bons jardiniers, de faire pousser ces plantes, prendre soin de les arroser pour qu’elles ne meurent point, mais donnent un jour des fleurs dont se réjouira Notre-Seigneur. »

Pour Thérèse arroser les plants que le Seigneur a mis dans le jardin c’est la part de l’oraison. Il y a l’appel à une vie d’oraison, une quête de Dieu qui vient du fond de nous-mêmes et il y a le principe de réalité, le choix de vie que je fais. Comment vais-je pouvoir répondre aux appels du Seigneur dans ce choix de vie ? Car c’est bien à moi de faire ce choix ! En ce qui concerne la vie d’oraison, est-ce que je vais pouvoir consacrer plusieurs fois cinq minutes, une demi-heure, plus ? Il y a en moi l’expression d’un désir, il a le principe de réalité. Et souvent un conflit résultera de ce processus, conflit qui orientera un choix de vie, un peu moins de temps ici un peu plus là, peut-être même jusqu’à la question de la vie religieuse, pourquoi pas ? Avec Thérèse, nous poursuivons notre marche. Il s’agit d’arroser le jardin, mais alors comment pouvons-nous procéder ? Thérèse nous en montre quatre, qu’elle assimile à quatre degré d’oraison : V 11,7-8

  • Tirer à grand peine l’eau d’un puits ;
  • en tirer plus à moindre peine avec une manivelle ;
  • amener directement l’eau d’une rivière ou d’un ruisseau, ce qui arrose mieux car la terre se gorge mieux d’eau et on n’a pas besoin d’arroser si souvent ;
  • enfin laisser la pluie faire son travail sans que nous ne prenions aucune peine, c’est alors l’œuvre du Seigneur lui-même, et c’est de beaucoup préférable à tout ce que j’ai dit. Il est bon là encore de faire attention à la pensée de Thérèse et de lire le texte avec lenteur. En effet derrière la simplicité des images se cachent quelques vérités. Il semblerait que l’on passe du labeur au laissé faire . On s’aperçoit que la vie spirituelle n’est pas une question de mérites. Elle n’est pas du donnant donnant et Thérèse de Lisieux nous l’a bien montré. Elle est une question de don dans la gratuité et ce, depuis la création de l’homme. Dieu est Vie, et la Vie de Dieu jaillit en Don, en fruits de l’Esprit. Dieu n’est pas castrateur, mais donateur de Vie.A nous de savoir être attentifs aux dons qu’Il nous fait. C’est pourquoi, dans la vie d’oraison on peut s’être évertués à “tirer à grand peine l’eau d’un puit“ pendant de longues années et on peut avoir, en même temps, passer à côté du don que Dieu veut nous faire de sa présence. On va souvent chercher midi à quatorze heure. Thérèse de Jésus et Jean de la Croix nous aident à vivre cette dimension de la prière avec plus de simplicité, mais à la condition d’une avancée dans la vie théologale plus ferme, c’est-à-dire une foi, une espérance, une charité plus vive. Dieu vient sonner à notre porte à toute heure et l’on peut à la fois êtres très occupés à penser à Lui et ne pas reconnaître que c’est Lui qui est en train de frapper. Il faut aller jusqu’à laisser notre savoir sur Dieu pour connaître Dieu. Dans ce monde un peu obscur parfois, les éclats de lumière, les clins d’œil de la vie sont autant de repères, d’encouragements pour qui sait les voir. Tout peut être chemin vers la prière. Ici Thérèse nous dit qu’on arrive à tirer l’eau du puits, c’est-à-dire avec une corde et un seau, mais à grand peine et que c’est assez peu efficace en fait. Dit autrement, ce n’est pas parce qu’on fait des efforts, des prouesses spirituelles qu’on travaille bien, qu’on est plus près de Dieu, même si ces efforts sont nécessaires au début. On pourrait même aller jusqu’à dire, en lisant pas à pas, que moins l’âme fait de travail, mieux elle se porte, plus elle laisse de place au Seigneur et le travail est mieux fait. Notez que Thérèse ne dit pas de ne rien faire et d’attendre que les choses viennent, ce qui serait du quiétisme ou de l’insouciance. Il y a une image dans la vie monastique qui court pour parler de la vie spirituelle, pour parler de celui qui chercher Dieu et n’arrive pas à le trouver. On compare la vie spirituelle à un escalier qu’on va gravir. Les marches correspondent aux différentes phases de la vie ascétique, plus on les gravit plus on s’approche de la porte qu’il s’agit d’ouvrir, car derrière il y a Dieu. Ce travail est à faire. Alors évidemment à coup de volonté on finit bien un jour par y arriver à cette porte et avec la même détermination que l’on a mise pour gravir les marches, on empoigne cette porte et on pousse. On pousse, jusqu’à épuisement. C’est un peu le combat de Jacob. Finalement à bout de fatigue, on finit par lâcher prise, descendre quelques marches, un peu d’humilité ne fait pas de mal, et s’asseoir, découragé. C’est alors que la porte s’ouvre ! Mais dans l’autre sens… Il était important qu’on gravisse les marches, que l’on essaye d’ouvrir la porte. Tout cela nous a enrichi sur la connaissance de nous-mêmes, sur l’exercice des vertus, sur la connaissance de Dieu. Il faut du temps pour que nous puissions récolter les fruits de notre labeur et que nous nous disposions à recevoir Dieu, gratuitement et que nous puissions commencer à nous donner à lui gratuitement. Il faut du temps pour construire une relation.

2E. Arroser le jardin2

Thérèse commence à nous parler de quatre formes d’oraisons possibles. Elle prend la comparaison du jardinier voulant arroser son jardin. A l’introduction de ce V 11, elle écrivait : « Ce chapitre est très utile aux débutants et à ceux qui ne goûtent pas les saveurs de l’oraison. » Puis elle constatait que c’est tout d’abord parce qu’on ne se donne pas totalement à Dieu que Dieu ne se donne pas totalement à nous. On voudrait recevoir sans trop prendre de risque en osant la confiance. Suivent donc les quatre façons d’arroser. Ici, on peut pousser le raisonnement de Thérèse comme suit : avec la première nous peinons beaucoup, mais au moins nous avons l’impression de faire quelque chose, de ne pas perdre notre temps. Nous avons vraiment l’impression de nous donner à lui, mais cette impression est en fait subjective, basée sur notre activité, non sur l’efficacité du travail. Avec les deux ou troisième autres nous faisons de moins en moins, mais nous avons encore l’impression d’être pour quelque chose à l’arrosage du jardin. Nous avons soit tourné une manivelle, soit détourné une partie du cours d’eau jusqu’au champ. On peut cependant le remarquer, le travail se fait d’autant plus efficacement que nous avons une part active moindre. Avec la quatrième, nous attendons que tout vienne du ciel, aux deux sens du terme, d’en haut, de Dieu et surtout nous le laissons faire. Il faut s’être en fait longuement exercés dans la vie spirituelle pour incarner cela dans le quotidien. Quand le Seigneur agit tout reste rutilant de son passage. Que ce “rien faire“ ne fasse pas illusion cependant. Relisez la vie de Thérèse d’Avila, et vous verrez le nombre de fronts ou de chantiers à traiter qui s’ouvraient en même temps devant elle… Ces quatre façons d’arroser que nous présente Thérèse marquent des seuils dans la vie d’oraison, des passages. Il y a des moments de conversion internes à la vie d’oraison qui permettent d’accéder à des capacités de goûter et de sentir Dieu différemment. L’image que prend Thérèse montre que cela correspond à une présence de Dieu de plus en plus marquée. Dieu se prépare un nid en notre cœur, il respecte notre chemin et prend le temps. Cependant, ces passages ne vont pas toujours de soi et l’âme peut se sentir un peu désorientée dans les débuts. Ses repères changent, il lui est bon de faire moins et de laisser la place au Seigneur et parfois l’âme se demande un peu où elle en est. Parce que ne croyez surtout que comme Thérèse vous allez avoir des apparitions de Dieu avec une carte à la main pour vous montrer où vous êtes ou que vous verrez des phénomènes surnaturels et que c’est là-dessus que vous allez vous appuyer pour avancer. On a tendance à réduire Dieu à nos fantasmes. Or Dieu est vivant et vrai : donc il résiste au mensonge. Si vous vous engagez avec de tels désirs, vous encourez de gros risques et vous vous faites de belles illusions et cela n’a pas été le chemin de Thérèse : V 11,13 :

  • « Oui, l’amour de Dieu ne consiste pas dans les larmes, ni dans ces saveurs et tendresses que nous désirons souvent pour notre consolation, mais c’est servir Dieu avec justice, force d’âme et humilité ».

C’est uniquement par la foi, l’espérance et la charité qu’ici bas on s’unit à Dieu. Relisez l’épître au Cor 12 et 13. Or les passages d’un mode d’oraison à un autre exigeront simplement une plus grande qualité de ma foi, de mon espérance, de mon amour pour lui. C’est simple en soi et c’est là qu’il y a souvent toute la difficulté. La progression dans l’union à Dieu est là. Mais cette progression engage toute ma vie, tout mon être parce que c’est une progression dans la relation à l’autre, moyennant foi, espérance et charité. D’où les hésitations, les moments de sécheresse, où l’on croit reculer alors qu’il n’en est peut-être rien. S’engager dans la vie de foi fait parfois un peu peur quand on s’agrippe à la logique humaine. Là il s’agit de se laisser porter par le vent. Tout va bien tant que l’on est près de la côte, le fait de la voir bouger nous donne une vitesse relative du bateau. Mais quand peu à peu elle s’éloigne, les repères s’estompent et il faut faire confiance au vent, lui remettre notre sort. Nous n’avons qu’un seul moyen de contrôle pour savoir si nous progressons et Thérèse le soulignera : l’amour du prochain. Sur ce parcours, nous opposons de nombreux freins à l’action du Seigneur. Il faut apprendre de lui le chemin de la confiance. Cela va à l’encontre de notre société qui veut qu’on s’assure de tout, sur tout et qui demande des preuves. On s’assure pour la mort, pour sa carte bancaire, pour son chat… et trouve-t-on réellement la paix ? Est-ce cela le remède à notre angoisse ? Ici, dans la vie d’oraison, il n’y a pas de compagnie d’assurance, il y a l’apprentissage de la confiance comme l’enfant quand il exerce ses premiers pas. Avancer, c’est aller de déséquilibre en déséquilibre, et c’est cela l’apprentissage de la foi, de la foi vive. C’est là que nous trouvons notre paix et notre réconfort.

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VI. Un chemin de foi

2A. Méditer2

Il y a plusieurs manières d’être dans la prière d’oraison. Thérèse dans son livre de la Vie, au chapitre 11, nous en a partagé quatre : puiser l’eau d’un puits avec un seau, tirer l’eau avec une manivelle, détourner un ruisseau, laisser la pluie faire son œuvre. Cela correspond à quatre étapes de la vie spirituelle. Mais qu’on ne confonde pas ces états avec des seuils qui une fois franchis, sont dépassés pour toujours. Il ne faut pas confondre vie spirituelle et examen de passage pour obtenir des diplômes successifs. Thérèse y reviendra dans le Chemin de la Perfection. Ici, plus on approche de Dieu, plus l’humilité et grande. De sorte que la première façon de faire oraison peut être parfois pratiquée par celui ou celle qui en est à des états plus élevés. Dans cette dimension de la vie spirituelle, l’âme va et vient en toute liberté, selon ses nécessités. Mais laissons la place à Thérèse qui va nous expliquer d’une façon plus détaillée la première phase qui est la méditation. V 11,9 « Nous pouvons dire de ceux qui commencent à faire oraison qu’ils tirent l’eau du puits à très grande peine, comme je l’ai dit, car ils ont du mal à recueillir leurs sens ; habitués à l’éparpillement, ils ont beaucoup de mal. »

Ainsi une âme qui ne prie pas est éparpillée dans ses pensées, livrée à toutes les agitations du moment qui vont et viennent et qui fatiguent sans apporter beaucoup de réconfort. Nous n’avons pas forcément conscience de cette agitation, sauf peut-être par contrastes. Il peut en effet arriver dans certains lieux qu’un grand calme intérieur se fasse, une grande paix. Puis au bout de quelque temps les soucis, les angoisses, les mille sollicitations de la vie reprennent le dessus. Une expérience de recueillement a été faite et a montré qu’une autre dimension pouvait exister. Dans le psaume 34 il y a un verset qui dit ceci : « recherche la paix et poursuis là. » Cet espace de respiration intérieure n’est pas immédiatement accessible et il faut se donner un peu de mal pour l’obtenir. Le psaume souligne qu’il faut la poursuivre comme on poursuit quelqu’un. S’engager dans la vie d’oraison, c’est s’engager sur ce terrain de combat. Vous vous doutez qu’il risque d’être rude, surtout dans les débuts. Lorsqu’on lance un objet à une certaine vitesse, une balle, par exemple, pour la freiner, il faudra lui opposer une énergie contraire constante et cela produit de la chaleur. Qu’on songe à un train que l’on veut freiner. C’est un peu la même chose quand on désire par la prière orienter différemment nos pensées. Il y a une résistance très forte au début pour passer du tintamarre intérieur à une pensée plus unifiée. Les événements de la journée sont là qui nous habitent, les joies et les peines, les réussites et les échecs, les scénarios que l’on répète mille fois pour réussir quelque chose, ou pour réparer une erreur. Le mental est réellement très encombré. Faire oraison, c’est réellement partir de cette situation là pour retrouver un peu d’espace, de calme. C’est réorganiser tout ce monde intérieur grouillant pour en devenir plus le maître que le sujet ou l’esclave. Vous pensez peut-être que je suis pessimiste. Essayez et vous verrez. Faire oraison, c’est commencer une réelle thérapie mentale. Il y aurait beaucoup à réfléchir sur l’interaction de nos pensées et de notre santé mentale et physique. Une autre image pour considérer la vie de prière, c’est l’assimiler à un exercice auquel on n’est peu habitué, comme si un membre que l’on venait à solliciter était atrophié. Il faut alors le rééduquer. Un muscle peut se rééduquer, s’assouplir, retrouver, à condition de le faire travailler avec patience et ténacité, une certaine souplesse. Il en est ainsi de notre âme, elle n’a peut-être jamais été sollicitée pour la prière, et l’on voudrait tout à coup lui demander ce qu’elle ne peut pour l’instant donner. Evidemment au bout d’un peu de temps, le découragement arrive et l’on abandonne tout. Tout l’art de la prière est celui d’un bon éducateur qui fait avancer sans violenter le corps, mais avec beaucoup de fermeté. Ce que l’on doit faire, Thérèse le précise au même paragraphe :

  • « Il doivent s’accoutumer à ne point se soucier de voir ni d’entendre, et à le mettre en pratique aux heures d’oraison, à demeurer dans la solitude et isolés, penser à leur vie passée… Il doivent chercher à méditer sur la vie du Christ, et c’est une fatigue pour l’entendement. »

Dit autrement Thérèse propose de remplacer les bruits qui nous assaillent tout au long de la journée, d’abord extérieurs, puis surtout ceux des pensées, par d’autres bruits. Il s’agit par exemple de méditer sur notre vie, puis sur celle du Christ. Au bruit sauvage des pensées incontrôlées, Thérèse oppose, celui qu’apporte la méditation. C’est la première phase du recueillement et elle est de notre ressort. Thérèse ajoute :

  • « Voilà ce que nous pouvons acquérir par nous-mêmes, bien entendu, avec la faveur de Dieu. » Elle dit bien qu’au début, c’est une fatigue pour l’entendement, c’est-à-dire l’intelligence.

2B. Un exercice de la pensée2

Nous terminions notre entretien, hier, par cette citation de Thérèse en V 11,9 :

  • « Ils doivent s’accoutumer à ne point se soucier de voir ni d’entendre, et à le mettre en pratique aux heures d’oraison, à demeurer dans la solitude et isolés, penser à leur vie passée… Ils doivent chercher à méditer sur la vie du Christ, et c’est une fatigue pour l’entendement. »

Thérèse propose de passer des bruits extérieurs à une certaine solitude, puis des pensées vagabondes qui nous assaillent tout au long de la journée à une pensée plus unifiée, plus paisible. Il s’agit par exemple de méditer sur notre vie, puis sur celle du Christ. Au bruit sauvage des pensées incontrôlées, Thérèse oppose, celui qu’apporte la méditation. A la venue incontrôlée du flot des pensées, Thérèse nous invite par la méditation à exercer une pensée libre et consciente. Et c’est à ce niveau que se situent les principales difficultés. Mais, c’est la première phase du recueillement et elle est de notre ressort. Thérèse ajoute :

  • « Voilà ce que nous pouvons acquérir par nous-mêmes, bien entendu avec la faveur de Dieu. »

Elle dit bien qu’au début, c’est une fatigue pour l’entendement, c’est-à-dire l’intelligence. C’est une fatigue parce que c’est une lutte, parce que c’est un exercice dont on n’a pas l’habitude, parce qu’il faut souvent se faire un peu violence pour y consacrer un peu de notre temps, parce que la fatigue est là qui parfois peut amener au découragement. Il est clair qu’avec ce petit tableau, il faut une motivation certaine, un appel du Seigneur, un désir de le goûter, un cœur touché par le désir de Dieu pour pourvoir s’engager sans y renoncer sur ce chemin. Ce n’est pas là une question de volontarisme, mais c’est le fruit d’une volonté touchée, saisie par Dieu. Lorsque le cœur est touché, on trouve du temps pour s’organiser. Lorsque le cœur est touché, tout suit. Le mot méditation doit être employé dans son sens étymologique (meditari) : donner ses soins à quelque chose, s’exercer à. C’est un exercice de la pensée pour réfléchir sur un point précis. Il n’y a rien de surnaturel dans cet acte. C’est simplement un exercice de l’intelligence, de la mémoire, de la volonté. Or tout homme possède ces facultés, donc tout homme peut méditer. Ce qui différencie l’acte spirituel de l’acte naturel, c’est son orientation à Dieu. On peut ainsi prendre un évangile ou un beau texte spirituel, le lire plusieurs fois, s’en imprégner, l’analyser pour en dégager la dynamique et réfléchir à partir de cela ce qu’on peut en dégager. On n’est pas là devant un roman dont on voudrait, à peine ouvert, déjà connaître la fin. Il ne s’agit pas de tourner les pages, mais d’entrer par l’exercice de la pensée dans une certaine profondeur du texte, ce que veut nous dire le texte. Et l’on a souvent la grosse surprise de découvrir des choses auxquelles on n’avait pas fait attention à une première lecture rapide, souvent trop affective. Thérèse parlera dans le chemin de la Perfection de la même façon quand il s’agira de prier le Notre Père. Il s’agira de faire attention à ce qu’on dit et non pas de rabâcher. Ainsi qu’est-ce que je dis quand je dis “Notre“ ou “Père » ou “qui est aux cieux“. Pour vous qu’est-ce que ces mots veulent dire ? Ont-il un sens, ou font-ils partie d’une simple formule apprise par cœur ? Méditer, c’est donc un exercice du mental sur un objet déterminé pour mieux en pénétrer le sens. Dans ce simple travail, la pensée devient moins agitée, se simplifie, la paix se fait jour. Il y a des tempéraments qui sont très doués pour ce type d’exercice et ils peuvent rester longtemps en cet état. Mais méditer ainsi est-ce faire oraison ? Thérèse précisera dans le Chemin de la Perfection ch 24, 2 : « et quand je dis Notre Père, l’amour consistera à comprendre qui est ce Père et qui est le maître qui nous a enseigné cette prière. » Et un peu plus loin, para. 6 « nous devons comprendre à qui nous parlons. » Ce qui veut dire que l’oraison ne vise pas uniquement à recueillir nos pensées et les appliquer à de belles considérations, elle va plus loin, beaucoup plus loin. Elle vise à une rencontre. Elle nous invite à faire de Dieu le compagnon de nos journées, à instaurer une relation avec ce Dieu qui ne se voit que par le regard de la foi. Et ce n’est pas évident dans les débuts de s’adresser à quelqu’un qu’on ne voit pas, qu’on ne sent pas. Si l’on a une belle intelligence, on peut prendre tous les textes possibles, les fouiller par la pensée dans tous les sens, mais l’on ne se sera pas engagé dans une relation. Or Thérèse nous invite à considérer celui à qui on s’adresse et toute la force de son enseignement est là en fait. Dieu est vivant et dans l’oraison on s’adresse à lui. Plus qu’une façon de faire, c’est une manière d’être. Ainsi à chaque mot du Notre Père, elle nous invite en même temps à penser à qui ces mots s’adressent. Aussi la méditation prend une couleur nouvelle, elle devient par les mots égrenés recueillement de la pensée, puis relation trouvée avec celui à qui on s’adresse. Si bien qu’avec un peu d’expérience, et elle le dira elle-même, le but de la méditation n’est pas tant de parcourir tout le Notre Père, mais de se trouver en sa présence.

2C. Méditer et contempler2

La méditation nous l’avons vu est un moyen pratique pour recueillir ses sens, les unifier, les orienter d’une façon consciente vers Dieu. Notre volonté, notre mémoire, notre intelligence sont sollicitées par cette pratique. En soit, il n’y a rien encore de proprement spirituel à ce niveau. La vie spirituelle apparaît lorsque ces facultés sont orientées vers Dieu. Lorsque je médite le Notre Père, peu à peu mes pensées s’ordonnent, s’apaisent, mais ce n’est à ce niveau encore qu’une simple thérapie mentale. Lorsque peu à peu j’oriente les pensées vers celui à qui je m’adresse et que je prends du temps à considérer qui il est, il y a une élévation du cœur à partir des mots sur lesquels j’appliquais la pensée à la présence de Dieu expérimentée dans la foi. L’intelligence s’ouvre et laisse place à Dieu perçu par la foi. C’est ce passage là en fait qui est important et qui est visé par Thérèse, comme par Jean de la Croix. Et c’est à ce niveau que se place la vie contemplative, où l’on passe de la méditation à la contemplation. On entend par contemplation une oraison caractérisée par la prédominance du simple regard, de la vue simple et affectueuse. Par rapport à la méditation, la pensée se simplifie à l’extrême pour admirer et entrer dans le mystère de Dieu. Il n’est plus alors nécessaire de discourir, de réciter tout le Notre-Père, un seul mot peut suffire, une seule image et l’âme se trouve recueillie, absorbée parfois par Dieu. Il peut ainsi arriver de rester une heure sur l’un des articles du Notre Père, le cœur étant saisi par ce Dieu qui peu à peu se fait jour, présent. Car il est vivant ! L’oraison vise à cette expérimentation. C’est alors le démarrage de la vie spirituelle, de l’action de Dieu dans le cœur de la personne.

  • C 25,1 : « il est fort possible que tandis que vous récitez le Notre Père, le Seigneur vous élève à la contemplation parfaite. Sa Majesté montre ainsi qu’elle entend qui lui parle, et sa Grandeur lui parle à son tour en suspendant son entendement et en arrêtant sa pensée… L’âme comprend que ce Maître Divin l’instruit sans bruit de paroles, suspendant ses puissances, qui feraient plus de mal que de bien si elles agissaient. Elle jouit sans savoir comment elle jouit, embrasée d’amour, l’âme ne sait comment elle aime… »

Dans les quatre manières qu’à l’âme d’arroser le jardin, la première correspond à la méditation et les autres sont une ouverture progressive vers la contemplation. Dans la méditation, l’âme tire du fruit de son propre trésor, de ses propres richesses. Mémoire, intelligence et volonté sont à l’œuvre. Dans cette phase, l’âme peut être embarrassée par ses propres richesses intellectuelles et ne pas comprendre qu’il y a une autre profondeur à son être. Elle peut faire quantité de constructions mentales et en tirer de la joie. Mais où est Dieu là dedans ? Car il est encore peu, bien peu présent, même s’il est à l’œuvre, même si l’âme se tourne vers lui. C’est l’âme qui prend encore, pour ainsi dire, toute la place. Selon le langage imagé de Thérèse, elle prend le seau, le jette à l’eau puis le tire à bout de bras. Le résultat est plutôt moyen et la fatigue est grande. Dieu est discret et respectueux. Si l’on parle, il se tait. Mais, s’il nous arrive de nous taire, alors sans bruit de mots, il apporte sa fraîcheur en nos cœurs. Le but de l’oraison, c’est de faire une place à Dieu dans notre cœur pour qu’il puisse y déposer son amour. Puisque l’âme en ne méditant plus, laisse la place vide en quelque sorte, elle a l’impression pendant quelques instants de ne plus rien faire, de se trouver dans une sorte de vide des pensées, et elle se sent comme perdue et elle a envie de retourner en arrière. Relisons cette phrase

  • « …L’âme comprend que ce Maître Divin l’instruit sans bruit de paroles, suspendant ses puissances, qui feraient plus de mal que de bien si elles agissaient. »

Or l’âme ne comprend pas toujours. Et c’est là le point délicat, puisque justement Dieu agit délicatement et que l’âme peut se sentir, dans les débuts un peu décontenancée par cette nouveauté. Qu’elle n’ait donc pas peur, mais garde confiance, car c’est Dieu qui maintenant agit. Il est clair que l’âme perd maintenant toutes ses sécurités, puisque ce n’est plus elle qui agit directement, et il lui faut avancer dans la foi, dans la confiance, sans violence. Cela impose un lâcher prise de l’intelligence, de la mémoire, de la volonté pour avancer dans la foi, l’espérance, l’amour. Et ce passage peut être vécue douloureusement. C’est dans cette lumière qu’on comprend ce que Thérèse écrit en V 11,15 :

  • « ils vivent dans l’affliction, persuadés de ne rien faire. Ils ne peuvent souffrir que l’entendement cesse d’agir ; alors que d’aventure la volonté s’amplifie et se renforce, ils ne s’en rendent pas compte… »

Vous comprenez pourquoi il ne faut pas se fixer aux différentes façons d’arroser le jardin, comme autant de repères qui viendraient confirmer notre progression. On peut très bien passer de la première étape à la quatrième et réciproquement. Dieu est le maître et c’est lui qui a l’initiative, à l’âme de se laisser faire, d’être attentive à son action.

2D. Croire que Dieu est2

S’ouvrir à la présence de Dieu en soi se fait par divers phases successives, par divers lâcher prise ou détachements et l’âme dans ce cheminement peut se sentir un peu perdue, dépourvue. Il y a encore d’autres lieux de détachement, de conversion. On lit en V 11,13 :

  • « Notez bien que je parle d’expérience : l’âme qui s’engage résolument dans cette voie de l’oraison mentale, et qui peut obtenir d’elle-même de ne pas faire grands cas de ce que les plaisirs et ces tendresses, se consoler ou se désoler, lui fassent défaut, ou que le Seigneur veuille bien les lui accorder, doit savoir qu’elle a déjà couvert une grande partie du chemin ; elle n’a donc pas à craindre de retourner en arrière, pour beaucoup qu’elle bronche, car l’édifice est fondé sur des bases solides. »

Dans cette aventure de la vie de prière qu’est l’oraison on aime bien avoir des repères, savoir si l’on avance. On juge de cette progression au goût que l’on éprouve, aux expériences que l’on fait. Dans les débuts, surtout lorsqu’on arrive à la foi après une conversion, certains ont des fortes joies intérieures de sorte que l’on pense que Dieu et soi, c’est tout un. D’autres peinent pendant de longues années et éprouvent un peu d’inquiétude à la vue du peu de fruits de leur labeur. Or la vie spirituelle n’est pas au niveau du ressenti, de la sensibilité, de l’émotivité. Thérèse nous invite à aller plus loin dans la vie spirituelle, c’est-à-dire dans l’amour. Au milieu du paragraphe précédent V 11,12 elle note :

  • « bouchez-vous les yeux plutôt que de penser : “Pourquoi donne-t-il de la ferveur à celui-là au bout de si peu de jour, et pas à moi, après tant d’années ?“ »

Dieu donne, Dieu fait sentir sa présence, c’est important ; mais il attend en retour qu’on l’aime pour lui. La marche à la suite du Christ nous invite à dépasser cette dimension sensible, émotionnelle pour aller plus profond dans la relation à Dieu. Attention, il ne s’agit pas de la nier, de l’occulter. Il s’agit d’aller à un niveau plus profond dans la relation. Thérèse nous invite à aller plus loin que notre ressenti dans ces quelques mots : « qui peut obtenir d’elle-même de ne pas faire grands cas de ce que les plaisirs et ces tendresses, se consoler ou se désoler, lui fassent défaut, ou que le Seigneur veuille bien les lui accorder, doit savoir qu’elle a déjà couvert une grande partie du chemin. » Il faut vivre tout simplement dans la foi. Jean de la Croix prendra l’image de l’enfant que la mère porte dans ses bras pour l’allaiter. Puis quelque temps après, il devient suffisamment grand et fort, elle le pose par terre pour qu’il marche tout seul. L’enfant porté dans les bras, c’est l’enfant que Dieu nourrit de sa grâce, de ses consolations pour le fortifier. Celui qui marche, c’est celui qui, suffisamment fort et confiant en sa mère, ose faire ses premiers pas et c’est la vie dans la foi, c’est la vie dans l’Esprit qui commence. Cette marche nous entraîne peu à peu vers une expérience de Dieu plus en profondeur, vers une authentique relation dans laquelle on est deux. Ecoutons encore Thérèse de Jésus nous dire à la fin de V 11,12 :

  • « et plaise à Votre Majesté de ne pas donner une chose aussi précieuse que votre amour à des gens qui ne vous servent que pour goûter vos plaisirs. » et dans le paragraphe suivant : « Oui, l’amour de Dieu ne consiste pas dans les larmes, ni dans ces saveurs et tendresses que nous désirons souvent pour notre consolation, mais c’est servir Dieu avec justice, force d’âme et humilité. Sinon ce serait recevoir, ce me semble, plutôt que donner nous-mêmes quelque chose. »

Quand Thérèse parle de l’oraison, elle nous invite à nous y engager avec détermination de telle sorte que rien ne nous arrête, surtout pas l’absence de consolation. Elle parle de s’engager résolument, avec détermination. Elle pense aux âmes qui dans les débuts peinent et s’épuisent à monter l’eau du puits. Elle pense aux âmes qui méditent, qui font travailler l’entendement et ne trouvent que sécheresse :

  • « Mais que fera celui qui au bout de longs jours ne trouve que sécheresse, déplaisir, fadeur, et si peu d’envie de puiser l’eau que s’il ne se rappelait qu’il fait plaisir au Seigneur du verger et qu’il lui rende service, s’il n’hésitait à perdre tout ce qu’il a déjà fait, car il espère encore un gain du grand travail qui consiste à descendre bien des fois le seau dans le puits et à le remonter sans eau, il abandonnerait tout ?… Qu’il prenne donc la décision de ne pas laisser tomber le Christ avec la croix, même si cette sécheresse devait durer toute la vie. Le temps viendra où tout lui sera payé à la fois. »

Elle ajoute V 11,11 :

  • « Ces peines ont leur prix, en personne qui les a endurées de longues années, je sais qu’elles sont immenses… Mais j’ai vu clairement que Dieu ne manque point de beaucoup les récompenser, même dès cette vie, car, vraiment, une seule des heures de celles où le Seigneur m’a accordé depuis ses saveurs me semble avoir payé toutes les angoisses que j’ai longtemps endurées pour persévérer dans l’oraison. Je crois à part moi que souvent le Seigneur veut donner au commencement, et d’autres fois sur la fin, ces tourments, et les nombreuses autres tentations auxquelles on est en butte, pour éprouver ceux qui l’aiment, savoir s’ils pourront boire le calice et l’aider à porter la croix, avant de déposer en eux de grands trésors. Je crois que sa Majesté veut nous mener par ce chemin pour notre bien, pour que nous comprenions le peu que nous sommes, car les faveurs qui suivront seront d’une si haute dignité qu’il veut nous donner d’avance l’expérience de notre misère pour qu’il ne nous arrive pas la même chose qu’à Lucifer. »

Les faveurs que Dieu veut nous faire sont si grandes qu’il fortifie les fondations. Alors patience et courage dans la joie de l’espérance.

2E. La place du corps2

Le Seigneur veut mettre en nous sa joie, veut agrandir l’âme de façon divine, C’est ce qu’il nous promet surtout dans l’Evangile de St Jean. Thérèse actualise ces promesses et nous encourage sur le chemin. Elle nous partage en V 11,11 :

  • « Je crois à part moi que souvent le Seigneur veut donner au commencement, et d’autres fois sur la fin, ces tourments, et les nombreuses autres tentations auxquelles on est en butte, pour éprouver ceux qui l’aiment, savoir s’ils pourront boire le calice et l’aider à porter la croix, avant de déposer en eux de grands trésors. Je crois que sa Majesté veut nous mener par ce chemin pour notre bien, pour que nous comprenions le peu que nous sommes, car les faveurs qui suivront seront d’une si haute dignité… »

Le but est là, mais sur le chemin il y a des difficultés, des obstacles et tout en nous engageant avec fermeté, car elle attend que celui qui s’engage à l’oraison soit déterminé, résolu, elle nous conduit avec souplesse. C’est tout notre être qui va à Dieu, non pas l’esprit d’un côté, l’âme de l’autre, le corps d’un autre encore. L’homme est un et il faut reprendre une conception plus biblique de notre être dans laquelle le corps et l’âme sont intégrés, comme une pièce avec deux faces. Les difficultés rencontrées dans l’oraison peuvent venir de difficultés spirituelles, mais aussi corporelles. Thérèse parle d’indispositions corporelles. En V 11,15 :

  • « notre âme, pauvre petite captive, participe aux misères du corps ; et les changements du temps, les accès d’humeur, l’empêchent souvent, malgré elle, de faire ce qu’elle veut, ils la font souffrir de toutes les manières ; et plus on veut lui faire violence à ces moments-là, pis cela est, et plus le mal dure ; il faut au contraire avoir la prudence d’examiner s’il s’agit de cela, et ne pas étouffer la malheureuse… c’est un grand malheur de vivre dans cette misère, sans pouvoir faire ce qu’elle veut, par la faute du si mauvaise hôte qu’est le corps. »

Elle ajoute qu’il faut en la matière beaucoup de prudence, car il arrive que cet état vienne du démon. Dit autrement, il ne s’agit pas de devenir esclave de son corps mais de tout examiner avec discernement. Aujourd’hui nous parlerions différemment tant les relations entre le corps et l’âme commencent à être mis à jour. On entend par âme, en gros, nos facultés psychiques. Il y a des résonances multiples qui vont de l’un à l’autre. On parle beaucoup de somatisation. Soma, c’est le corps. Des tensions psychiques raisonnent jusque dans le corps et se fixent en certaines parties souvent déjà fragiles de ce corps. Le corps ne ment pas, il exprime à sa façon ce qui ne peut ou n’est pas encore advenu à la parole. Mais les clés de lecture sont parfois difficiles à trouver, si tant est qu’on cherche bien à faire la lumière en soi. Il me semble qu’il y aurait là tout un champ d’investigation à explorer. Qu’est-ce que mon corps veut me dire de ce que je suis, du mal être que je porte ? J’ai parmi plusieurs exemples connu une personne souffrant d’une sciatique chronique, or cette sciatique se manifestait surtout après des conflits d’ordres relationnels. Il est grandement probable qu’il y a là un problème physiologique, mécanique à la base, mais la relation avec les problèmes psychologiques est évidente. Il y a une interaction de différentes composantes qu’il serait peut-être bon de mettre à jour. Qu’est-ce qui est là en jeu ? Pourquoi les tensions se fixent-elles là et pas ailleurs ? Chez ceux ou celles qui se lancent dans la vie contemplative, il y a le même phénomène. L’âme participe aux misères du corps et réciproquement. Et ces épreuves peuvent être de véritables freins au développement de la vie spirituelle. On accuse le corps d’être un frein alors qu’il ne vient qu’extérioriser, que manifester un problème plus intérieur, des tension psychologiques. Je crois qu’il faut surtout regarder le corps comme une caisse de résonance, comme un lieu de concrétisation de ce qui se passe au plus profond de l’âme. La rencontre du frère peut engendrer des tensions, obliger à des conversions. Il en est de même dans la vie spirituelle où l’on s’ouvre au Dieu vivant et donc au Dieu tout autre. Cela passe par des phases de conversion qui engendrent des tensions. Dans cette dimension avec ses connaissances et son vocabulaire, Thérèse vient nous dire qu’il faut ici agir avec doigté. Elle écrit V 11,16 :

  • « Qu’elle serve alors le corps pour l’amour de Dieu, afin que le corps serve souvent l’âme à son tour ; et qu’elle s’accorde la distraction de quelques conversations vraiment saintes, qu’elle aille à la campagne, selon ce que conseillera le confesseur. L’expérience qui nous fait comprendre ce qui nous convient est toujours un grand bienfait, et on sert toujours Dieu. Son joug est doux, la grande affaire est de ne point tirer l’âme à la traîne, mais de la conduire avec douceur, pour son plus grand avancement. »

Il faut parfois écouter son corps et s’accorder des temps de détente des espaces de liberté comme autant d’exutoire à certaines tensions qui montent du plus loin de nous-mêmes. Mais s’il faut conduire avec douceur, qu’on n’oublie pas de s’interroger sur ce que cela peut signifier…

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VII. Dans le silence

2A. Le Christ notre compagnon2

Thérèse décrit, nous l’avons vu, quatre degrés d’oraison. Le premier, c’est ce qu’elle appelle la méditation, « c’est-à-dire ce qu’il est possible d’acquérir par nos propres moyens… » En ces quelques mots du livre de la V 12,1, elle résume ce qu’elle a dit dans les chapitres précédents. La méditation des mystères de la vie du Christ nous aide à recueillir nos pensées éparpillées, à les unifier. Elle nous aide ainsi à mieux le connaître, à mieux pénétrer sa vie et son amour pour nous. Cette étincelle initiale qui nous a rapprochée de Dieu, qui nous a fait revenir à la prière doit être entretenue, elle doit croître. La méditation vient actualiser, rendre sensible les mystères de son incarnation, de sa résurrection. Bref, le Christ de lointain qu’il était, nous devient progressivement plus familier, plus proche. Son amour pour nous touche notre cœur. V 12,1 :

  • « lorsque nous pensons à ce que le Seigneur endura pour nous, et que nous scrutons cette idée, cela excite notre compassion ; l’idée de la vie éternelle que nous espérons, celle de l’amour que le Seigneur eut pour nous et sa résurrection, excitent en nous une joie qui n’est ni tout à fait spirituelle ni tout à fait sensuelle »

Thérèse emploie même le verbe exciter tant cette familiarité peut susciter de dévotion. Le but de la méditation est là. Dieu s’est fait proche de nous, à nous de nous rapprocher de lui, d’ouvrir notre intelligence à sa présence, de marcher en sa compagnie, de faire de lui un ami, un confident, de faire de lui le compagnon de notre route. Mais la méditation peut prendre une forme moins intellectuelle, plus simple et spontanée :

  • V 12,2 : « Nous pouvons nous représenter nous-mêmes devant le Christ, nous exercer à vivement nous éprendre de son humanité sacrée, vivre en sa présence, lui parler, lui demander ce dont nous avons besoin, nous plaindre à lui de nos peines, nous réjouir avec lui de nos joies, et ne pas l’oublier pour autant, sans chercher des prières appropriées, mais des mots conformes à nos désirs et à nos besoins. C’est une excellente façon de faire de très rapides progrès ; ceux qui s’efforcent ainsi à vivre en cette précieuse compagnie, à beaucoup en profiter, à éprouver un amour véritable pour ce Seigneur, à qui nous devons tant, je les tiens pour avancés. Pour cela, nous ne devons pas faire cas d’un manque de ferveur, comme je l’ai déjà dit, mais rendre grâce au Seigneur qui nous permet de désirer le contenter, même si nos œuvres sont minces. » Elle ajoute en V 12,3 :
  • « Cette manière de vivre en compagnie du Christ est profitable dans tous les états, c’est un moyen extrêmement sûr de progresser dès le premier degré d’oraison, d’atteindre bientôt le second, et, aux derniers, de nous garder des périls auxquels peut nous exposer le démon. »

On l’aura compris pour Thérèse, cette présence du Christ est capitale. Le but de la méditation est non d’intellectualiser, de s’enfermer dans un raisonnement intellectuel, mais de s’ouvrir à une relation. Elle avertit sur ce chemin qu’il serait illusoire de vouloir s’affranchir de cette médiation du Christ pour aller plus haut dans l’union avec Dieu V 12,1 :

  • « Il sied à l’âme qu’il n’a pas fait monter plus haut de ne pas chercher à monter seule, prenez-y bien garde car vous ne feriez qu’y perdre. »

On sent à la lecture de Thérèse qu’elle avance à pas comptés, avec précaution, tellement le sujet est délicat. Il l’était à son époque à cause de l’Inquisition. Mais il l’est encore actuellement pour les âmes qui avancent seules, sans l’expérience de quelqu’un d’autre et qui pourrait s’enfermer dans l’exclusivité d’une méthode. Elle invite ceux qui se perdent dans la méditation à lâcher prise avec leur mental pour s’ouvrir à une relation plus chaleureuse, plus immédiate, plus spontanée avec le Christ. Elle dit en V 13,11 :

  • « Pour en revenir à ceux qui réfléchissent, je leur demande de ne pas consacrer tout leur temps à cela, bien que ce soit très méritoire ; comme ce mode d’oraison est très savoureux, ils ne conçoivent pas qu’il y ait de dimanche ni de moments sans travail pour eux. Cela leur semblerait perdre du temps, alors que j’estime cette perte très avantageuse ; comme je l’ai dit, qu’ils se tiennent en présence du Christ, et sans fatiguer l’entendement, qu’ils lui parlent et se réjouissent avec lui ; sans se fatiguer à composer des discours, qu’ils lui présentent leur besoin… »

et en V 13,22 elle ajoute :

« il est bon de s’arrêter un moment pour méditer sur la passion du Christ, de penser aux peines qu’il a subies… Mais ne nous fatiguons pas à ne chercher toujours que cela, restons plutôt auprès de Lui, et imposons silence à l’entendement. Occupons-le si possible à considérer Celui qui nous regarde, tenons-lui compagnie… »

Encore une fois le but de l’oraison n’est pas d’obtenir de belles pensées sur telles parties de la vie du Christ, mais c’est de s’ouvrir à une présence, celle de Jésus-Christ, et d’entrer en dialogue avec lui.

2B. Du silence à la présence2

La vie spirituelle nous engage dans une certaine liberté de relation avec le Seigneur et vouloir se fixer sur une méthode de prière de manière exclusive nous empêche de grandir dans l’union avec Dieu. Thérèse nous invite ainsi à ne pas faire de la méditation une méthode absolue. Mais elle nous encourage plutôt à ouvrir la méditation à une réelle relation. C’est à partir de cette relation que le Seigneur pourra conduire l’âme : C 25,1 :

  • « il est fort possible que tandis que vous récitez le Notre-Père, le Seigneur vous élève à la contemplation parfaite. Dieu montre ainsi qu’il entend qu’on lui parle, et Dieu lui parle à son tour en suspendant son entendement et en arrêtant sa pensée… L’âme comprend que ce Maître Divin l’instruit sans bruit de paroles, suspendant ses puissances, qui feraient plus de mal que de bien si elles agissaient. Elle jouit sans savoir comment elle jouit, embrasée d’amour, l’âme ne sait comment elle aime… »

Ce mode d’oraison n’est pas le fruit de notre labeur, mais don du Seigneur. Ce n’est pas l’âme qui se plonge dans une sorte de vide des pensées, c’est le Seigneur qui la place dans cet état. C’est pourquoi il n’est pas bon d’arrêter les pensées et de se plonger dans le silence trop tôt en croyant ainsi passer dans une étape ultérieure de la vie spirituelle comme passer de la méditation à la contemplation. Ecoutons Thérèse V 12,4 :

  • « Ceux qui voudraient aller au-delà, élever leur esprit jusqu’à goûter des délices qui ne leur ont point été donnés, perdraient, ce me semble, l’un et l’autre ; c’est là un état surnaturel et lorsqu’il y a perte de l’entendement (la faculté de comprendre), l’âme se retrouve déserte et dans une grande sécheresse. Comme tout cet édifice est fondé sur l’humilité, plus nous sommes près de Dieu, plus cette vertu doit grandir, sinon tout est perdu. Il y a une sorte d’orgueil à vouloir monter plus haut de nous-mêmes… »

Elle le dit bien l’état surnaturel que l’on recherche est l’œuvre du Seigneur et il ne dépend pas de nos efforts. C’est lui alors qui empêche l’entendement d’agir. Thérèse insiste V12,5 :

  • « Prétendre ou penser suspendre l’entendement de nous-mêmes, voilà ce que je demande de ne point faire ; il ne faut pas non plus cesser de l’utiliser, sous peine de devenir froid, stupide, et de ne rien obtenir ; car quand le Seigneur suspend et arrête notre entendement, il lui donne de quoi l’émerveiller et s’occuper… »

Le Seigneur nous a donné une mémoire, une intelligence, une volonté et c’est pour que nous puissions nous en servir au fil des jours, aussi bien dans nos occupations que dans notre vie spirituelle. Il ne suffit pas d’arrêter notre entendement pour que nous soyons tournés vers Dieu et plus proches de lui. Le silence n’est pas de soi ouverture à Dieu et il n’est pas de soi le signe que le cœur est pur ou charitable. Comme la méditation, le silence intérieur que l’on chercherait à obtenir peut provoquer une plus grande paix. Mais ce n’est pas là la voie du recueillement thérésien. Dans notre univers agité, angoissé, ces techniques peuvent apporter de grands fruits en canalisant le flot des pensées, en procurant une sorte de respiration intérieure. C’est une sorte de recueillement où la main de l’homme est trop présente. Or il s’agit de s’ouvrir à l’action de Dieu dans notre cœur et de le laisser faire son œuvre de sanctification en nous. L’oraison thérésienne va au-delà des méthodes. Il pourra être bon à certaines personnes de s’exercer au silence par des techniques de relaxation, par la pratique du Zen, mais c’est pour pouvoir ensuite se tourner vers le Christ, pour pouvoir entrer en relation avec lui, en faire un ami. Nos psychologies sont multiples, nos conditions de vie aussi, cela nous façonne et ouvre à chacun un chemin particulier à parcourir et la vie d’oraison n’est pas en dehors de ce chemin-là. Partir de la réalité est un bon principe. Pour certains il sera plus utile de faire silence quelques instants que d’essayer de méditer sur un texte quelqu’il soit. Le silence a ses vertus propres. Mais il n’est que passage et comme la méditation, il n’est pas une technique absolue. Il est moyen, chemin possible pour l’âme. Puis la méthode doit être abandonnée pour que l’âme puisse aller plus loin, au lieu de s’enfermer dans une sorte de petite bulle. Nous sommes dans la vie chrétienne et si Dieu s’est incarné, s’il a pris les chemins de notre humanité, c’est pour nous rejoindre et nous ouvrir à une vie de relation. Nous sommes encore avec l’arbre symbolique de Zachée. Nous cherchons Dieu en montant, par l’ascèse, par la pratique de techniques et c’est louable. Ce faisant nous montons sur le petit arbre de notre perfection. Que se passe-t-il ? Jésus passe en dessous, au ras des pâquerettes. Pour le rencontrer, il nous invite à descendre et à l’accueillir chez nous, en notre cœur, là où il a encore mal. Il veut y déposer sa paix, mettre en nos cœurs son Esprit. Or tout cela se passe dans un dialogue, dans une relation, dans un cœur à cœur. Cela Thérèse l’a compris, l’a vécu et témoigne de l’importance de cette relation et elle nous dit à sa façon de descendre de notre arbre. Cette montée est l’expression de notre désir de voir Dieu et cela est bon. Mais notre cœur a besoin d’être évangélisé, de s’ouvrir à la présence du Dieu vivant. L’ouverture au silence se fera après, mais il sera coloré d’une façon différente, il sera habité d’une Présence. C’est Jésus-Christ qui nous emmène au Père.

2C. L’humanité du Christ2

Il y a le silence que l’on peut produire en soi par diverses techniques, c’est un silence d’ordre psychologique. Le mental se purifie de tout ce qui l’encombre et s’apaise. Puis il y a le silence qui est un fruit de la vie spirituelle, qui est le fruit d’une rencontre. Jésus alors nous emmène vers plus grand que lui, vers le Père, l’innommable. Pour Thérèse c’est Jésus qui nous aide à faire ce passage et c’est toute la Révélation qu’elle reprend à son compte ici. Si Jésus nous aide à nous ouvrir au Père, s’il est médiateur c’est que son rôle est fondamental. Jn 14,6 :

  • « Jésus lui dit : Je suis le chemin, la vérité, et la vie. Nul ne vient au Père que par moi. »

D’où l’importance pour Thérèse de ne pas abandonner l’humanité du Christ sous couvert de spiritualité. V 22, 1 :

  • « certains livres sur l’oraison expliquent que bien que l’âme ne puisse atteindre d’elle-même à cet état, puisqu’il est uniquement l’œuvre surnaturelle du Seigneur qui agit sur elle, elle peut y aider en haussant son esprit au-dessus de toutes les choses créées et en l’élevant avec humilité, après avoir vécu de longues années d’une vie d’ascèse et progressé dans la vie d’oraison. Ces livres leur recommandent beaucoup d’éloigner toute imagination corporelle et de l’élever à la contemplation de la Divinité ; car bien qu’il s’agisse de l’humanité du Christ, disent-ils, c’est une gêne pour ceux qui sont très avancés, cela les empêche d’atteindre à la contemplation la plus parfaite… Ils croient que puisque tout est esprit dans cette pratique, n’importe quoi de corporel peut la gêner ou l’empêcher, qu’ils doivent chercher à se mettre dans l’attitude parfaite, entourés par Dieu de toutes parts, et se voir abîmés en Lui. Il m’arrive de juger cela bon ; mais qu’on s’éloigne entièrement du Christ, qu’on identifie ce divin corps à nos misères, ou à toutes les choses créées, je ne puis le souffrir. »

C’est la méditation des mystères de la vie du Christ, la méditation du Christ en son humanité qui se fait par l’imagination qui est visée ici, et qu’on invite à dépasser par le silence pur de la contemplation. Cette affirmation a une part de vérité. Dieu est Esprit et il est plus grand que tout, il dépasse tout ce qu’on peut imaginer de lui. Il faut pour le trouver en vérité dépasser toutes les images que l’on a de lui. Et moins l’esprit sera encombré par toutes ses constructions, plus l’âme sera dans la vérité. Thérèse a eu sous les yeux le livre d’Osuna dont nous avons déjà parlé, le Troisième abécédaire, et c’est contre cela qu’elle réagit. On lit par exemple : « Il convient à ceux qui cherchent à atteindre la haute et pure contemplation de laisser les créatures et la sainte humanité du Christ pour monter plus haut. » ou « Ceux qui ont le très haut amour de Dieu ne cherchent que sa déité. » (V.F. 198 p 16, notes du P. Emmanuel) Mais c’est précisément nier toute la révélation que Dieu fait de lui dans l’incarnation de son Fils. Col 1,15-19 :

  • « Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute la création. Car en lui ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, trônes, dignités, dominations, autorités. Tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses, et toutes choses subsistent en lui. Il est la tête du corps de l’Église ; il est le commencement, le premier-né d’entre les morts, afin d’être en tout le premier. Car Dieu a voulu que toute plénitude habitât en lui. »

Si Dieu a pris le chemin de notre humanité, c’est qu’il avait quelque chose à dire de notre propre humanité. En prenant corps, il en montre, entre autres choses, la grandeur et la noblesse infinies ; que cette humanité, en fait, est à découvrir, à bâtir, surtout à recevoir de lui ; que le véritable homme, c’est Jésus. Le Christ en son incarnation, Dieu homme, déploie en même temps devant nos yeux tous les mystères de la divinité. Il est le Chemin, la vérité, la vie et vouloir s’affranchir de cette vérité pour aller directement à Dieu, c’est vouloir jouer à l’ange et refuser le chemin d’incarnation que lui-même a parcouru. C’est en quelque sorte refuser une part de notre identité et fuir la réalité sous couvert de spiritualité. Par la médiation de l’humanité du Christ, elle nous invite au réalisme de l’incarnation, à accepter par contre coup notre propre humanité et celle des autres, à nous réconcilier avec nous-mêmes. La vie spirituelle n’est pas une drogue qui nous fait faire de grands voyages en quittant notre corps. La vie spirituelle est rencontre de notre être blessé dans l’immense tendresse de Dieu. Elle est réintégration et acceptation de notre corps, de notre vie psychique avec ses failles et ses grandeurs sous cette lumière de Dieu. C’est un chemin d’incarnation. Thérèse voit deux raisons à cette fuite :

  • le premier : un manque d’humilité, si sournois, si caché, qu’il nous passe inaperçu. V 22,9 :
  • « Ce qui ne me semble pas bon, c’est de nous habituer malignement et soigneusement à ne pas essayer de toutes nos forces d’avoir toujours devant les yeux cette Humanité sacrée ; c’est vivre l’âme en l’air, comme on dit, car elle semble sans appui, même si elle se croit pleine de Dieu. »

Là est cette ambiguïté cachée, se croire plein de Dieu et faire l’impasse de Jésus-Christ.

  • le second point : nous ne sommes pas des anges mais nous avons un corps. Vouloir faire l’ange pendant que nous sommes sur terre, c’est de la folie.

Thérèse nous renvoie au réalisme de notre propre humanité. La tête dans les étoiles, mais les pieds sur terre. C’est sur terre que se joue notre vie spirituelle.

2D. Méditation et silence2

Thérèse, par le chemin de l’oraison nous invite à une avancée dans la foi et la confiance au Dieu vivant. Elle nous aide à ne pas nous éterniser dans les premières phases de l’oraison de recueillement qu’elle appelle la méditation. L’âme doit s’émanciper et oser s’adresser au Seigneur dans une relation plus simple, plus immédiate, voir un simple regard. Elle nous invite à passer de la tête au cœur. Elle nous aide à passer d’une conception trop intellectualisée de l’oraison et de Dieu à une relation plus simple et plus immédiate et plus profonde. Avec la méditation, nous sommes dans l’ordre de la communication, c’est-à-dire que nous échangeons des informations. Je lis un texte et j’entre dans sa profondeur et le texte me délivre son message. Je prends à desseins cette formulation très contemporaine car elle masque une ambiguïté énorme. Je communique ou je reçois des informations, des messages, mais d’une façon très neutre parce que cette communication est médiatisée. Je ne suis pas en relation directe avec l’autre personne. Ainsi marche l’audiovisuel. Mais la communication d’informations peut aussi inaugurer des relations dans lesquelles j’ai à m’engager, à me risquer et c’est une autre aventure qui commence alors. Avec la communication, au premier degré de l’échange, je reste dans une sorte d’isolement, de solitude. Mais s’il m’est possible à partir de cela, de créer des contacts, je passe de l’isolement à une relation. C’est un peu de cela qu’il s’agit quant on passe de la méditation à l’oraison. On lâche le support et l’on entre dans un nouveau registre. On s’ouvre à une relation avec Dieu. Et Dieu s’engage à son tour dans cette relation. Dieu alors n’est pas confondu avec une machine automatique qui lorsque j’appuie sur un bouton me délivre une bouteille de jus de fruits, ou des messages. Dieu n’est pas celui que je prie pour qu’il exauce mes besoins les plus farfelus. Il est là comme un vis-à-vis à qui je m’adresse, que je cherche à connaître, à qui je puis partager mes soucis. Il est là devant moi, en moi, pour me répondre, non d’une manière magique, non pour être à la remorque de mes petites et mesquines insatisfactions, mais pour m’emmener dans son univers qui est paix et joie. Il m’est bon donc de ne pas faire de la méditation lorsque j’y prends goût une méthode absolue. Je peux m’y sentir à l’aise, y trouver une certaine joie, m’y sentir en sécurité. Thérèse nous emmène plus loin et nous invite progressivement à faire un pas de plus dans une relation réelle et confiante avec Dieu. Il y là un passage qui peut être difficile pour certains. Remarquons, l’équilibre et le dynamisme de Thérèse, elle nous aide à ne pas nous enfermer dans la méditation, mais à parler à Dieu avec le cœur et ainsi à nous ouvrir à une présence. Mais encore, elle s’adresse à ceux qui veulent aller trop vite et qui sous couvert de spiritualité, abandonnent la médiation du Christ pour s’immerger plus rapidement et plus profondément dans la vie contemplative, pour être en Dieu immédiatement. Elle leur dit patience et humilité

  • V 22,10 : « nous ne sommes pas des anges, mais nous avons un corps. Vouloir faire l’ange pendant que nous sommes sur terre, c’est de la folie ; notre pensée doit avoir d’ordinaire un point d’appui, même si l’âme sort parfois d’elle-même, ou si elle est souvent si pleine de Dieu qu’elle n’a besoin d’aucune chose créée pour se recueillir. Cet état n’est pas habituel, mais dans les affaires, les persécutions, les épreuves, lorsqu’on n’est pas dans la paix coutumière, aux heures de sécheresse, c’est un très bon ami que le Christ, car nous voyons l’Homme en lui, nous voyons ses faiblesses, ses épreuves, et il nous tient compagnie ; si on en prend l’habitude, il nous est très facile de le trouver près de nous. »

Le point d’appui de la pensée, c’est la présence de l’humanité du Christ, de façon globale non détaillée. Il s’agit pas de voir de quelles couleurs sont ses yeux, ses cheveux. Il ne s’agit pas de le visualiser mais de le considérer avec le regard de la foi. Elle ajoute cependant avec réalisme car même cela n’est pas magique :

  • « à certains moments pourtant nous ne pourrons obtenir ni l’un ni l’autre. Il sera bon, alors, comme je l’ai déjà dit, de ne pas nous habituer à rechercher des consolations spirituelles. »

Elle dit que c’est le moment d’embrasser la croix. Dieu nous fait expérimenter alors le manque et la limite pour creuser en nous des capacités nouvelles ou pour nous aider à aller plus loin dans la relation avec lui. L’épreuve du manque ou de la limite est capitale pour qu’on ne confonde pas Dieu et nous-mêmes, Dieu et notre pensée, Dieu et nos sentiments, Dieu et l’imagination que l’on s’en fait. Cette épreuve marque une distance et nous renvoie à notre solitude. Mais cette solitude n’est pas vide, elle est chemin pour s’ouvrir à une relation authentique, elle est espace pour la parole et donc prise de distance. Dieu n’est pas réductible au sentiment que j’en ai. Cet espace qui autorise la parole maintient dans une relation authentique et permet l’ouverture du désir à un niveau plus profond. Le lieu de la parole ici est le retour sur soi pour comprendre ce qui est en jeu dans cette épreuve et cela a besoin d’être formulé, mis à distance. Cette épreuve est généralement passage vers un autre état plus paisible et profond. C’est une conversion intérieure, abandons de repères anciens pour avancer dans la foi vers Dieu. C’est une ouverture plus grande du regard intérieur. Elle apparaît à divers moments de la vie spirituelle pour nous inviter à aller plus loin dans la vie de foi. Ce peut être le signe de l’abandon de la méditation comme de l’ouverture à la vie contemplative.

2E. La vie spirituelle2

Nous voilà au bout de notre parcours avec Thérèse de Jésus. Nous avons lu ensemble les chapitres 7 à 13 de son livre de la Vie. Vous avez pu constater que Thérèse de Jésus est une femme très incarnée et réaliste. Tout au long de nos partages ce sont des aspects de notre vie relationnelle qui ont été mis à jour car pour elle la vie de prière est une vie de relation dont Dieu est le partenaire privilégié. Or cette vie de relation se vit dans un corps, elle s’incarne. Cette mise en route n’est pas toujours facile et nous y avons rencontré des obstacles dus à nos conditions de vie, à notre psychologie. C’est une venue de l’Esprit de sainteté dans notre humanité blessée. C’est une aventure dans la vie de foi, d’espérance et d’amour. Pour Thérèse, l’oraison est un chemin de sanctification puisqu’il est marche et ouverture vers Celui qui est la sainteté même. La sainteté n’est pas un état qui s’obtient à coup de volonté, à coup d’ascèse, de jeûnes répétés. Notre regard est un peu faussé à ce niveau par toutes les projections mentales, toutes les idées que nous avons sur la perfection. Nous assimilons souvent perfection et sainteté parce que tous les messages que nous recevons au quotidien exaltent cette idée. Nous avons devant les yeux les images publicitaires d’hommes ou de femmes parfaites dans leur corps, dans leur mental, dans leur vie conjugale. Nous avons devant les yeux l’image d’êtres infaillibles performants, efficaces, rapides des héros de films ou de sportifs. Or la vie, et la vie spirituelle surtout, n’est pas faite de compétitions à gagner. Mais elle bien plus que cela. Elle est d’abord réconciliation de moi avec moi-même par la prise en compte de mes failles, de mes limites reconnues et acceptées. Elle est prise de conscience de ma finitude et de celle des autres. Ce qui permet cette prise de conscience de mon humanité qui est être en relation, c’est la découverte et l’accueil de l’amour infini du Dieu Sauveur. C’est dans ce double accueil assumé et accepté qu’il y a ouverture vers l’infini de ce Dieu qui se donne en sa beauté en sa tendresse. Il y a donc pas à pas sur le chemin de l’oraison des phases de conversion d’un Dieu imaginé à un Dieu qui se révèle. Il y a réconciliation en profondeur avec ce Dieu qui va bien au-delà de toutes les images que j’ai pu me faire de lui. C’est cette rencontre qui m’aide à faire les différents passages de la vie spirituelle que nous avons commencé à aborder. Car plus son visage est mis à jour, plus j’accepte sa présence, plus je la désire même. Cette rencontre permet en même temps d’assumer ma propre humanité dans sa réalité car c’est cette humanité blessée, imparfaite que Dieu vient épouser pour la transformer. Ma petitesse, ma finitude se dévoilent, mais ne provoquent pas d’humiliation, elles ne sont pas non plus écrasement, bien au contraire puisqu’elles permettent l’accueil de l’infini de Dieu dans la singularité de mon humanité. C’est bien cette exaltation que je cherche sans le savoir. La sainteté est donc cette ouverture du cœur à ce Dieu infiniment bon pour qu’il puisse mettre en mon cœur le plus profond de lui-même, son Esprit Saint. La sainteté est donc et surtout l’accueil de Dieu dans ma vie pour qu’il puisse y faire son œuvre de réconciliation. C’est le chemin de l’incarnation de l’Esprit de Dieu dans mon humanité. C’est lui qui fait l’essentiel du travail dans notre humanité consentante. Notre part, c’est de nous engager dans ce travail de réconciliation et donc de vérité. Mais il y a des ténèbres en nous qui n’aiment pas le travail de la lumière et ce peut être l’occasion de conflits et de souffrances. C’est le prix de la conversion, du déploiement de tout ce qui a été froissé, de tout ce qui est limité et étroit pour une vie plus grande. Entrer dans le chemin de l’oraison, c’est entendre cet appel à naviguer au large qui réside au fond du cœur. L’oraison nous entraîne sur ces rives lointaines par ce qu’elle est brèche ouverte à la lumière divine. Elle est appel de notre désir le plus profond à s’ouvrir à cette relation d’amour de Dieu. Elle est appel de l’amour à s’engager dans une relation de plus en plus étroite avec Dieu et du coup elle nous rend solidaire de l’humanité pour y porter cette joie, cette espérance qui jaillit du plus profond de l’être. Elle est marque de l’infini de notre être dans un corps limité et faillible. Elle est appel de l’infini de Dieu dans la particularité de nos existences. Finalement elle devient débordement de la joie de Dieu. Mais avant il faut que la joie de Dieu fasse son nid en nos cœurs, qu’elle s’y installe. Dans les chapitres suivants Thérèse de Jésus commencera à parler de l’oraison de quiétude. Dans cette forme d’oraison, les

  • « délices et les contentements sont si différents de ceux d’ici-bas qu’ils semblent combler le vide fait en notre âme par nos péchés. C’est au plus intime d’elle-même que notre âme ressent cette satisfaction. Il lui semble tout trouver à la fois, sans savoir ce qu’elle a trouvé. » V 14,6 . Thérèse continue sa route à vous de la lire maintenant si vous voulez aller plus loin et profiter de son expérience. Joie à vous dans l’Esprit.

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