Textes liturgiques (année B) : Is 50, 5-9a ; Ps 114 (116 A) ; Jc 2, 14-18 ; Mc 8, 27-35
Frères et sœurs, aussi scandaleux que cela puisse paraître, le Christ ne nous annonce-t-il pas que la mort fait partie de la Bonne Nouvelle ! Que le salut qu’il nous apporte exige de consentir à notre condition mortelle ! Le malheur de l’homme n’est-il pas en définitive de vivre dans l’illusion de pouvoir échapper à la mort ? Bien que se savoir mortel soit le propre de l’homme, le désir de toute-puissance lié au péché nourrit en son cœur l’illusion d’une immortalité terrestre de sorte que l’attente religieuse elle-même s’en trouve faussée. Il y a ainsi un point commun aux trois réponses que les gens donnent à la question posée par Jésus sur son identité : chacun des trois personnages cités est perçu comme échappant à la mort : Jean-Baptiste survivrait en la personne de Jésus selon les propres dires d’Hérode (Mc 6,16) ; Élie a été enlevé au ciel et vivrait à présent lui aussi en Jésus ; quant à l’un des prophètes, s’il est revenu en la personne de Jésus, lui non plus n’est donc pas véritablement mort. Pierre en revanche désigne Jésus comme le Christ sans l’identifier à un personnage du passé revivifié, mais il imagine un messie triomphant et invulnérable ; quand Jésus se présente comme le Fils de l’homme soumis à la loi de la souffrance et de la mort, Pierre se révolte au point de se faire le porte-voix de Satan. C’est que l’itinéraire du Fils de l’homme annoncé par Jésus s’oppose frontalement à notre secret désir de ne pas mourir.
L’expression « Fils de l’homme », choisie par Jésus de préférence à celle de Christ employée par Pierre, souligne qu’il est pleinement humain et donc mortel. Être humain, c’est savoir que l’on va mourir, non pas pour s’en désespérer, mais pour vivre en vérité, car la mort donne tout son prix au temps présent. La mort est une bonne nouvelle au sens où elle est la condition de la vie, mais cela ne se réalise vraiment qu’à la suite du Christ, lui qui a choisi d’assumer notre condition mortelle pour nous rendre participants de sa filiation divine. L’expression « Fils de l’homme » ne souligne pas seulement notre condition mortelle, mais aussi notre condition filiale. Il y a un rapport étroit entre les deux, car être fils, c’est mourir à la toute-puissance, c’est renoncer à être le créateur de soi-même et consentir à recevoir sa vie d’un autre. La mort est la condition de la vie véritable au sens où elle est un chemin de filiation. Par sa mort en Croix, le Christ se laisse engendrer par le Père ; il nous libère de ce désir de nous sauver nous-mêmes qui fait obstacle à notre filiation divine.
« Qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. » Ce message central de Jésus prend des accents nouveaux en ces temps où la perdition de l’humanité devient une hypothèse concrète. L’homme moderne, fasciné par la puissance que lui confère la science, refuse la limite et cherche à se sauver lui-même. Plus que jamais, il occulte la réalité de la mort. Les effets mortifères de cette dénégation sur notre planète apparaissent aujourd’hui capables de menacer jusqu’à notre existence sur terre.
Cette situation inédite dans l’histoire peut-être une chance si elle nous fait prendre conscience que notre communion avec Dieu ne saurait se vivre en dehors de cette condition terrestre que son Fils a assumée. Pour cela, il nous faut renoncer à vivre hors du monde réel en prétendant échapper à ses limites. Nous pourrons découvrir ainsi de manière nouvelle en quoi le christianisme, comme religion de l’Incarnation, est véritablement un chemin de salut : renoncer à soi-même pour suivre le Christ et devenir véritablement humain, c’est consentir concrètement aujourd’hui au caractère limité des ressources naturelles ; c’est vivre l’exigence de solidarité avec les autres humains, mais aussi avec tous les vivants. A travers ses deux grandes encycliques « Laudato si » et « Fratelli tutti », le Pape François nous appelle de manière prophétique à prendre soin de notre maison commune pour faire face aux défis gigantesques qui se présentent à nous. Perdre sa vie au nom de l’Évangile, c’est peut-être en priorité aujourd’hui chercher en solidarité avec d’autres le moyen de rendre notre planète respirable et hospitalière à toute forme de vie. Suivre le Christ, c’est suivre celui qui a annoncé le Royaume de Dieu en paraboles, reconnaissant en tout vivant et en tout homme la marque de la présence de Dieu.
Annoncer ce Royaume à la suite du Christ demande donc de faire alliance avec tous les hommes et femmes de bonne volonté qui ont conscience de la révolution qu’il nous faut opérer. C’est sans doute sur ce terrain que nous pouvons le mieux les rejoindre dans leur désir de vivre et chercher avec eux comment réorienter une civilisation engagée dans une impasse. La science et la technique nous ont fait considérer le monde comme un objet à explorer, à étudier, à transformer et à manipuler à notre usage, comme si nous lui étions extérieurs. Le réchauffement climatique, avec son cortège sans cesse grossissant d’épidémies et de catastrophes naturelles, nous fait prendre conscience à quel point nous sommes non seulement dans ce monde, mais encore de ce monde. Il ne s’agit pas de renoncer à la science, mais de la mettre au service de notre maison commune. La chance de cette crise, c’est que personne ne pourra se sauver sans les autres. Certes, certains privilégiés s’imaginent que l’argent et les prouesses scientifiques leur permettront de s’évader sur la planète Mars ou de se mettre à l’abri de la catastrophe dans un bunker technologique. Si la folie des hommes peut aller jusque-là, la Parole de Dieu nous sauve d’une telle illusion. L’appel de la Genèse à prendre soin du jardin où Dieu nous a placés pour le cultiver et le garder est plus actuel que jamais (Gn 2,15). Recevoir cela comme une bonne nouvelle en cherchant humblement à vivre au contact de la terre qui nous porte, tel est la forme que prend l’appel du Christ aujourd’hui, car pour cela, il nous faut renoncer à un mode de vie illusoire ; il nous faut vivre la grâce de notre condition mortelle comme ce lieu où Dieu peut façonner notre argile humaine à son image et ressemblance. C’est là que le Seigneur nous rejoint en effet et nous ouvre la voix du véritable salut : « Celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. »