Textes liturgiques (année A) : 1 S 16, 1b.6-7.10-13a ; Ps 22 (23) ; Ep 5, 8-14 ; Jn 9, 1-41
Comme souvent, la clef de lecture de l’évangile de ce jour se trouve à la fin du passage que nous venons de lire : « Je suis venu en ce monde pour rendre un jugement : que ceux qui ne voient pas puissent voir, et que ceux qui voient deviennent aveugles ». Et pour que nous comprenions bien le sens de cette affirmation, aux pharisiens qui lui demandent : « Serions-nous aveugles, nous aussi ? », Jésus leur répondit : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites : “Nous voyons !”, votre péché demeure ». Les textes de la Parole de Dieu de ce dimanche nous invitent à savoir regarder, discerner et comprendre le monde qui nous entoure selon la lumière de Dieu sans se laisser aveugler par nos idéologies, nos idées préconçues et les apparences trompeuses.
En effet, dans l’évangile de ce jour, Jésus pose un signe extraordinaire qui devrait interpeller tous ses contemporains : « Jamais encore on n’avait entendu dire que quelqu’un ait ouvert les yeux à un aveugle de naissance. Si lui n’était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire », relevait justement l’aveugle-né qui vient d’être guéri. Mais les pharisiens sont aveuglés par leur idéologie et leurs connaissances, ainsi ils ne sont plus capables de voir et de comprendre le réel et les évènements qui se déroulent sous leurs yeux. Et l’évangéliste nous explique pourquoi : parmi les pharisiens, certains disaient : « Cet homme-là n’est pas de Dieu, puisqu’il n’observe pas le repos du sabbat ». Voilà comment l’idéologie à partir de nos connaissances du mystère de Dieu peut nous rendre aveugles : du récit de la création, les pharisiens avaient compris le sens du repos sabbatique : « Le septième jour, Dieu avait achevé l’œuvre qu’il avait faite. Il se reposa, le septième jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite. Et Dieu bénit le septième jour : il le sanctifia puisque, ce jour-là, il se reposa de toute l’œuvre de création qu’il avait faite. » La tradition juive comprit l’importance du repos hebdomadaire qui révèle la dignité de la personne humaine, crée à l’image et à la ressemblance de Dieu, et qui ne peut se réduire à être un simple outil de production de richesse ou à un simple objet consumériste.
Oui, le repos hebdomadaire est très important pour que chaque personne, libérée du poids de son travail et des tentations consuméristes, puisse vaquer à des tâches plus nobles, spirituelles ou philosophiques, et se réjouir des relations humaines, amicales et familiales. Ce sont ces tâches nobles de l’esprit et ces relations humaines qui expriment la dignité et la vocation de l’être humain qu’on ne peut réduire à la production ou à la consommation de biens.
Mais l’idéologie en matière religieuse consiste en l’erreur grave de faire d’une idée juste un absolu par lequel on juge tout le réel, comme des lunettes déformantes qui nous empêchent de voir et de comprendre le réel. Oui, le repos sabbatique est important, mais comme le soulignera Jésus, c’est le sabbat qui a été institué pour l’homme, pour relever sa vocation et sa dignité, et non pas l’homme pour le sabbat (cf. Mc 2,27). Cette erreur funeste de l’idéologisation de la Foi n’est pas une erreur du passé seulement, celle des scribes et des pharisiens du temps de Jésus. Et c’est pourquoi l’Église nous propose ces textes dans notre chemin de carême pour servir à notre conversion à une vie évangélique comme disciples de Jésus, en particulier pour les professionnels de la religion que sont les prêtres et les religieux. Ayant compris un certain nombre de choses de la vie spirituelle, ayant étudié la Parole de Dieu et la théologie, nous courrons le risque d’enfermer Dieu et son agir dans les limites de notre connaissance. L’idéologisation de la Foi inverse la source de la connaissance, alors que nous devrions nous laisser enseigner par les évènements, par le réel, là où l’Esprit du Seigneur agit, nous décrétons savoir et avoir compris comment Dieu agit et nous jugeons le réel et les évènements selon notre grille de lecture. À cet égard, il y a une définition des intégristes que j’aime bien : « Les intégristes sont ceux qui font la volonté de Dieu… que Dieu le veuille ou non ! »
Certes, il est bon et même nécessaire pour notre vie spirituelle d’étudier, de chercher à comprendre et de réfléchir, mais nous ne pourrons jamais épuiser le mystère de Dieu et encore moins enfermer l’être et l’agir de Dieu dans les limites de nos propres compréhensions. On raconte que Saint Augustin se promenait un jour au bord de la mer, absorbé par une profonde réflexion : Il cherchait à comprendre le mystère de la Sainte Trinité. Il aperçoit tout à coup un jeune enfant fort occupé, allant et venant sans cesse du rivage à la mer. Cet enfant avait creusé dans le sable un petit bassin et allait chercher de l’eau avec un coquillage pour la verser dans son trou. Le manège de cet enfant intrigue l’Évêque qui lui demande :
- Que fais-tu là ?
- Je veux mettre toute l’eau de la mer dans mon trou.
- Mais, mon petit, ce n’est pas possible ! reprend Augustin. La mer est si grande, et ton bassin est si petit !
- C’est vrai, dit l’enfant. Mais j’aurai pourtant mis toute l’eau de la mer dans mon trou avant que vous n’ayez compris le mystère de la Sainte Trinité. Sur ces paroles, l’enfant disparaît. Augustin réalise alors que c’est un ange qui a pris cette forme pour lui faire comprendre qu’il y a des mystères, c’est-à-dire des Vérités divines, que l’esprit limité de l’homme ne pourra jamais arriver à comprendre dans leur totalité.
Le disciple de Jésus sait donc qu’il doit être prêt à se laisser surprendre, à être attentif au réel et aux évènements pour y discerner la présence et l’œuvre de l’Esprit qui souffle où il veut et qu’il est impossible d’enfermer. Il nous faut donc avoir le cœur et l’esprit ouverts et disponibles, avec en plus la difficulté supplémentaire soulignée par la première lecture : « Dieu ne regarde pas comme les hommes : les hommes regardent l’apparence, mais le Seigneur regarde le cœur ». Si nous devons être attentifs au réel et aux évènements, il ne faut cependant pas se laisser impressionner par les apparences, mais être capables de comprendre au-delà de ces apparences pour rejoindre la présence cachée de Dieu. Beaucoup d’erreurs pastorales des dernières décennies, en particulier dans l’accompagnement des communautés nouvelles qui impressionnaient par leur succès en nombre de vocations, proviennent de cet aveuglement par les apparences trompeuses. Tout ce qui brille n’est pas or, et le succès n’est pas un fruit de l’Esprit Saint contrairement à l’humilité ou la charité.
Ainsi dans la recherche de la lumière de la vérité dont nous parlait St Paul dans la deuxième lecture, le disciple de Jésus a trois défis à relever afin d’éviter le reproche que Jésus faisait aux pharisiens : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites : “Nous voyons !”, votre péché demeure ».
- Tout d’abord, l’étude et la recherche pour comprendre le mystère de Dieu afin de conformer sa vie au dessein du Père et respecter une dimension essentielle de la dignité humaine comme être doué de raison. Pour cela, il a une boussole sûre par la fidélité à l’enseignement authentique de l’Église et la communion aux pasteurs légitimes en particulier avec le successeur de Pierre.
- Ensuite, il sait qu’il ne peut enfermer l’être et l’agir de Dieu dans les limites de sa propre compréhension, mais qu’il doit se laisser surprendre, car, plus qu’avoir raison et prétendre connaître le mystère de Dieu, le disciple de Jésus veut l’aimer et le servir en vérité, tel qu’il se donne, c’est pourquoi nous nous laissons interpeller par le réel et les évènements.
- Cependant, nous devons apprendre à voir ce réel et ces évènements comme le Seigneur les voit et comme le Seigneur se donne à travers eux pour ne pas se tromper dans l’accueil du don de Dieu. Il faut donc apprendre à déjouer les pièges des apparences, surtout quand elles brillent par la grandeur, le succès et les valeurs mondaines.