Homélie Obsèques du Fr. Emmanuel Renault

Brève biographie

Père Emmanuel Renault, né le 15 mars 1922 à Pointe-à-pitre (Guadeloupe), baptisé le 20 août 1922, il décède le jeudi 1er avril à 22H45 à l’hôpital de Lisieux, Jeudi Saint, au temps où notre Seigneur entrait lui-même dans sa Pâque.

Il avait été hospitalisé mercredi 24 mars du fait des douleurs de son cancer désormais incurable, et son état de santé s’est rapidement détérioré. Nous avons prié une dernière fois avec lui après l’office de la Sainte Cène. Il est entré dans l’ordre après une vie déjà bien remplie quoique encore jeune. Enfant de troupe, il s’était engagé par la suite dans les chasseurs alpins juste avant la seconde guerre mondiale. En 1940, après la débâcle de l’armée française, il rejoint les forces de la France Libre en s’évadant par l’Espagne. Retenu quelque temps dans les prisons franquistes, il est incorporé dans le corps des tirailleurs marocains. Il participa au débarquement de Provence le 15 août 1944, puis remonta la vallée du Rhône, participa à la libération de l’Alsace. Admis à l’école des officiers de St Cyr, il renonce à une carrière militaire pour entrer au séminaire des sulpiciens d’Issy-les-Moulineaux. L’appel à suivre le Christ de plus près et touché par la spiritualité de la petite Thérèse, il entre au noviciat de la Province de Paris des Carmes déchaux de Bordigné dans la Sarthe. Il fera profession le 15 octobre 1950. Il est envoyé pour sa formation au Teresianum à Rome où il reviendra par la suite pour être définiteur général de 1979 à 1991 sous le généralat de Philipe Sainz de Baranda, dont il fut le vicaire général de 1985 à 1991. Il travailla beaucoup pour les carmélites, notamment au difficile dossier de la révision des constitutions, il fut aussi pendant 25 ans assistant des fédérations des carmélites du sud de la France.

L’amour pour les deux Thérèse, de Jésus et de l’Enfant-Jésus, et son travail précis et rigoureux ont fait d’Emmanuel un spécialiste reconnu de notre Mère Thérèse d’Avila et de Thérèse de Lisieux. D’ailleurs, son dernier ouvrage publié en octobre dernier, aux Éditions du Carmel, montrait « L’influence de sainte Thérèse d’Avila sur Thérèse de Lisieux » selon le titre donné à cet ouvrage.

Il rejoint notre communauté de Lisieux, dont il fut le premier prieur en 1998, en février 2009. Durant cette dernière année, alors qu’il savait sa mort prochaine, Emmanuel a montré en communauté, après avoir été un serviteur fidèle du Seigneur, comment attendre dans la Foi l’ultime rencontre avec celui qu’il avait aimé et servi. Lucide et paisible face à sa maladie, il n’en demeurait pas moins joyeux et fraternel en communauté, et exemplaire dans sa vie d’oraison. Nous perdons un frère sur terre, mais nous gagnons certainement un intercesseur auprès du Père pour accompagner notre Province aujourd’hui dans ses défis pour faire vivre le Carmel en France.

Homélie

« Je tiens mon âme égale et silencieuse ; mon âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère. » (Ps 130,2) Telle est la prière du psalmiste. Tel fut le témoignage donné par notre frère Emmanuel au cours de la dernière étape de sa vie terrestre, étape vécue avec humilité, dans un abandon confiant à Dieu. Ce que l’adulte autonome et responsable peut ne pas laisser apparaître dans la force de l’âge se révèle à ce moment de l’existence où l’on perd le contrôle de sa vie. C’est une révélation en effet de ce qui était caché et vécu en profondeur, car cela ne s’improvise pas. Si notre Frère a pu achever sa vie terrestre dans ce climat de sérénité, de confiance et même de joie intérieure, c’est qu’il était entré depuis longtemps dans cette expérience de l’enfance spirituelle. L’adulte énergique et déterminé que nous avons connu avait appris cela à l’école de Thérèse de l’Enfant Jésus. L’enfance spirituelle est la vérité même de la vie chrétienne, comprise comme vie filiale. C’est un chemin d’engendrement à notre filiation divine en Jésus-Christ, une nouvelle naissance fondée sur la Parole. C’est en effet le fruit d’un appel, d’une vocation.

Toute existence croyante est une réponse dans la foi à une parole qui nous précède, qui nous convoque, qui nous conduit. Le Père Emmanuel, qui était un homme réservé, a pu exprimer avec gratitude avant de mourir le sentiment d’avoir été conduit par Dieu tout au long de sa vie. L’humilité est tout entière dans cette gratitude envers ce Dieu qui nous appelle à une vie authentiquement humaine, authentiquement filiale, authentiquement libre. Être comme un tout petit, c’est vivre de gratitude comme l’enfant conscient de bénéficier d’un amour inouï que rien ne justifie. C’est avoir le sens aigu de l’absolue gratuité de l’amour divin envers les créatures que nous sommes. L’humilité de l’enfance spirituelle rayonne à travers la certitude que tout est don de Dieu et que notre réponse ne saurait être autre chose que l’offrande gratuite de nous-mêmes dans le Christ. Tel est le sens de l’Eucharistie, ce mystère par excellence de l’Eglise qu’il a été donné au Père Emmanuel de célébrer comme prêtre, ce mystère commémoré solennellement par l’Eglise en ce soir du Jeudi Saint où il lui a été donné de rendre à Dieu son dernier souffle.

« Une seule chose compte : oubliant ce qui est en arrière et lancé vers l’avant, je cours vers le but pour remporter le prix auquel Dieu nous appelle là-haut dans le Christ Jésus. » (Ph 3,13s) nous confie l’Apôtre Paul. La vie chrétienne est un exode, une marche, une quête vers une plénitude déjà donnée dans le Christ, mais de manière cachée, dans l’attente de la pleine manifestation de sa Gloire. Être disciple du Christ, c’est ne pas regarder en arrière lorsque l’on met la main à la charrue, car la vie en plénitude est en avant de nous. Être disciple du Christ, c’est être libre de ce qui ne peut que vieillir. Cette détermination très déterminée à aller de l’avant, sans amertume pour les échecs, sans nostalgie pour les réussites passées, a sans doute contribué à cette connivence profonde que le Père Emmanuel avait avec la Santa Madre.

Cet homme qui aimait la marche et les expéditions en montagnes ne pouvait que résonner aux injonctions vigoureuses de Thérèse de Jésus à entreprendre de grandes choses pour Dieu. Homme de décision, il rejoignit à l’âge de dix-huit ans la France libre pour combattre contre le nazisme et pour la libération de son pays. Durant ces années de jeunesse qui auraient dû être celles des études universitaires, il fut ainsi un combattant. Cette expérience de la guerre forge sans nul doute un caractère. Son entrée au séminaire puis au Carmel en feront un combattant d’un autre ordre. Marchant à la suite du Christ, il vit cette vocation avec un caractère entier. Il aime profondément son Ordre. Il est convaincu de la grandeur de sa mission dans l’Eglise. Il s’est largement investit auprès de nos Sœurs Carmélites pour les aider à vivre l’idéal de notre vocation, idéal contemplatif et missionnaire fondé sur un même amour de l’Eglise et du Christ. Il travaillera avec passion à diffuser cette spiritualité par ses écrits en étudiant les œuvres des Docteurs du Carmel, tout particulièrement celles de Thérèse d’Avila et de Thérèse de Lisieux. Son ardeur à pénétrer leur message et à le faire connaître ne s’est pas démentie. Il a jusqu’au bout poursuivi ce travail de recherche, nous laissant une étude inachevée sur l’influence de l’Imitation de Jésus-Christ dans la spiritualité de Thérèse de l’Enfant Jésus. Il ne s’agissait pas là d’une simple passion intellectuelle, mais d’un engagement vital, car il chercha à vivre lui-même cette vocation contemplative tout entière au service de l’Evangile du Christ.

Tout quitter pour suivre le Christ à l’exemple des Saints du Carmel, ce fut sa règle de vie. Il voulait le mettre en pratique grâce à l’obéissance religieuse, de manière à ne pas accomplir sa volonté propre. J’en ai été le témoin lorsqu’il m’a exprimé la difficulté qu’il pressentait à vivre sur la butte Montmartre lors du déménagement de notre communauté de Paris. Il voulait compenser ce qui lui semblait être une faiblesse en allant dans un couvent où il n’avait jamais vécu, à savoir notre couvent de Lille. Je prévoyais en effet que ce serait plus difficile pour lui, et c’est dans l’obéissance qu’il a accepté d’aller à Lisieux, communauté qu’il avait contribuée à fonder et dont il fut le premier responsable en ce lieu thérésien qui lui était si cher. Thérèse l’y attendait comme en témoigne cette étrange coïncidence : il eut, il y a un an, ces deux premières hémorragies urinaires au jour du Vendredi Saint et du Samedi Saint.

« Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? Seigneur, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime. » (Jn 21,17) Ce dialogue de Jésus avec son disciple Pierre est le cœur, le secret de toute vocation, de toute mission dans l’Eglise. Cette confession d’amour est le fondement de tout service évangélique. Elle est assortie d’une promesse du Maître, promesse paradoxale, celle d’un dépouillement total. L’amour conduit à suivre le Christ jusqu’au bout, jusqu’à ce moment crucial où le contrôle des événements vous échappe.

Cette disposition à l’offrande confiante de sa vie se prépare par une disponibilité fidèlement vécue. Je pense en particulier à cette période où le Père Emmanuel exerça une responsabilité importante au sein de notre Ordre à Rome. Il fut durant douze ans Définiteur Général et durant les six dernières années, il le fut comme Vicaire du Père Général. Le Père Emmanuel était très discret, mais il n’est pas difficile de comprendre combien ce fut une période difficile à assumer. Il dût composer avec la forte personnalité du Père Sainz de Barranda, alors Préposé Général de notre Ordre. Ce fut aussi une période de fortes tensions dans l’Ordre autour des Constitutions de nos sœurs carmélites. Sur un sujet qui lui tenait tant à cœur, il est facile d’imaginer ce qu’a représenté pour lui la responsabilité qu’il exerçait alors au service des Moniales. Un autre aspect douloureux de cette période fut pour lui de se sentir comme étranger à sa propre Province religieuse. Il disposait à l’époque d’une cellule dans le clocher du couvent d’Avon qui lui était réservée et où il venait loger lors de ses séjours en France. Sa vie à l’extérieur de la Province et sa fonction d’autorité créaient une distance qu’il ressentit douloureusement.

Lors de la visite pastorale que j’ai faite à Lisieux en décembre dernier, il a pu me confier combien il était heureux de se sentir désormais pleinement membre de notre Province de Paris. Si cette période de responsabilités à la Maison généralice fut particulièrement exigeante à des titres divers, elle lui valut cependant de pouvoir faire de multiples voyages en Afrique, en Europe et en Orient. Ce fut un aspect profondément heureux de ce service par-delà les risques et les difficultés de telles missions. Mais nous le savons bien, le plus grand des voyages, c’est le dernier, celui du grand passage vers la maison du Père. La lucidité avec laquelle notre frère a vécu sa maladie, la simplicité avec laquelle il parlait de l’évolution de son cancer était proprement impressionnants. Lucidité et courage également dans la manière d’assumer jusqu’au bout sa vie religieuse, se tenant droit jusqu’à l’ultime étape de sa dernière hospitalisation, participant à tous les actes de la vie communautaire, y compris aux repas alors même qu’il ne pouvait pratiquement plus rien manger. Cela lui demanda une réelle énergie et un grand effort de volonté qu’il ne laissait pas paraître. A l’hôpital, il a pu s’abandonner et laisser transparaître cet enfant de Dieu qu’il allait devenir pleinement. Ses forces ont très rapidement décliné de sorte qu’il nous quittait après deux semaines de paisible déclin. Il n’y eut nul combat ici, nulle agonie, sinon l’attente patiente de l’Heure de Dieu.

Quand la tache a été accomplie et que l’on s’est préparé toute sa vie a rencontré celui pour qui on a vécu, la mort n’est qu’un tranquille et paisible départ comme le dit Charles Péguy. C’est l’ultime Eucharistie, celle qui n’est plus offerte avec du pain et du vin, mais, en ce dernier souffle de vie qui remet notre chair entre les mains du Père.

Fr. Olivier-Marie Rousseau, provincial o.c.d.

Revenir en haut