Homélie de la Toussaint : la sainteté serait-elle sectaire ?

donnée au couvent de Paris

Solennité de Tous les Saints

Textes liturgiques : Ap 7,2-14 ; Ps 23 ; 1Jn 3,1-3 ; Mt 5,1-12

La sainteté chrétienne aurait-elle quelque chose de sectaire ? En effet les textes liturgiques de la Toussaint ont recours principalement au vocabulaire de la pureté pour exprimer le mystère de la sainteté. Or celui-ci peut être assez trompeur. Beaucoup de réformes dans l’histoire de l’Eglise recourant à la logique de la pureté sont devenues progressivement des sectes composées de membres où l’on se considérait comme des purs séparés de l’impureté des masses : que l’on songe au montanisme de Tertullien au III° siècle ou encore aux cathares au XIII°. La recherche de la pureté peut donc avoir quelque chose de très ambigu et de non évangélique. Il faut donc bien comprendre le lien qui existe entre pureté et sainteté pour ne pas tomber dans une conception désincarnée et pharisienne de l’appel universel à la sainteté. Mais où trouver ce lien ? Peut-être dans le regard…

Ce sont les béatitudes qui nous mettent sur la bonne piste. Jésus proclame dans l’évangile le bonheur des cœurs purs : « Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu. » La pureté dont il s’agit est celle du cœur, donc de la personne dans toutes ses dimensions. Cette pureté a des conséquences sur le regard. Celui qui a le cœur pur reçoit la promesse de voir Dieu. Jésus précise plus loin dans le sermon sur la montagne que l’œil est la « lampe du corps » (6,22) qui laisse passer la lumière et rend le corps lumineux. La pureté qui caractérise la sainteté serait donc une qualité d’ouverture du regard qui permet à la lumière de passer et ainsi de voir. « Par ta lumière, nous voyons la lumière » chante le psalmiste (Ps 36,9). Les saints ont un regard droit et ouvert par lequel la lumière de la foi s’engouffre et leur donne de voir un autre niveau de réalité : ils sont capables de contempler l’œuvre de Dieu au long des jours. Alors que nous, souvent, notre regard est étroit, marqué par la suspicion, la méfiance ou le jugement envers les autres ; notre champ de vision est ainsi très limité et nous ne voyons pas la réalité. Seuls ceux qui ont un cœur pur contemplent ce qui est. Voilà pourquoi les saints ont une largeur de vue qui nous étonne parfois. Pour eux, croire, c’est voir. Leur regard est un regard de foi, le regard même de Jésus : par leur foi, leur manière de regarder participe à la façon de voir de Jésus.

Et comment Jésus regarde-t-il ? Il regarde le monde avec amour. Pour Dieu, « regarder, c’est aimer » affirme saint Jean de la Croix. Quand Jésus regarde l’homme riche de l’évangile, il l’aime. Car le Christ sait lui-même qu’il est infiniment regardé et aimé du Père. Le regard de Jésus trahit le regard du Père. Il en est presque de même pour les saints : ceux-ci ne font pas que recevoir la lumière de Dieu. Ils la révèlent dans leur regard. Il suffit d’avoir croisé le regard de frère Roger de Taizé ou de voir une des dernières photos du Bx Charles de Foucauld pour le savoir. Leur regard a quelque chose qui les dépasse : il révèle qu’ils sont habités par plus grand qu’eux-mêmes. C’est particulièrement frappant quand on compare avec les photos de jeunesse de Charles de Foucauld avec son regard plein de lui-même, un regard jouisseur et envieux. L’évolution du regard révèle l’évolution de la pureté du cœur.

Charles a appris à Nazareth à se vider de lui-même pour se laisser emplir par l’Esprit de lumière. Il a laissé la Parole

charlesdefoucauld

de Dieu redresser son cœur tordu et ouvrir son intelligence à la charité. Car ce n’est pas que la foi qui entre dans le regard mais aussi l’amour du Christ : regarder comme Jésus, c’est croire mais aussi aimer, poser un regard qui ne juge pas mais qui accueille. La véritable pureté du cœur est la capacité d’aimer de la charité de Jésus. Bien sûr, c’est tout un chemin de purification pour nous.

Cette transformation du regard nous est décrite dans la 2e lecture : « nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous le savons : quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est. Et quiconque met en lui une telle espérance se rend pur comme lui-même est pur. » Notre regard se purifie dans la mesure où nous laissons l’espérance entrer en nous. C’est assez paradoxal car le propre de l’espérance est de ne pas voir ce que nous espérons. Mais justement, en laissant l’espérance guider notre regard, nous corrigeons ce qu’il y a en lui de trop immédiat ou instantané. L’espérance nous aide à poser un regard qui voit au loin et qui prend le temps en compte dans ses évaluations. Se purifier, c’est choisir d’espérer.

Les saints ont donc cette qualité du regard emplie de foi, d’espérance et de charité. Ils ont un regard théologal sur la réalité. Nous sommes donc bien loin d’un risque sectaire puisque leur regard est large, ouvert et aimant. Cette image du regard nous aide à comprendre que la sainteté n’est pas un état figé mais en quelque sorte un processus de transformation et surtout de participation. Notre regard se transforme à mesure que nous laissons la sainteté de Dieu entrer dans notre vie. « L’homme au cœur pur et aux mains innocentes » du Psaume peut gravir la montagne du Seigneur parce qu’il cherche sans cesse la face de Dieu. Se mettre en route sur le chemin de la sainteté, c’est chercher sans cesse la face de Dieu, ouvrir notre regard plus loin que notre nez ou notre nombril vers un visage qui est encore caché. C’est le seul chemin qui permet au seul Saint qu’est le Christ d’imprimer son regard dans notre regard, ses yeux dans nos yeux. Lui seul nous apprend à croire, à aimer, à espérer. Nous ne pouvons pas être saints sans laisser le Christ régner en nous. De même que la foule des saints a blanchi leurs robes dans le sang de l’Agneau en participant de ses épreuves, nous ne pouvons pas aspirer à la sainteté sans nous laisser purifier et sanctifier par notre vie, tout en nous unissant à la Passion et à la Résurrection de Jésus. Nous serons saints avec et par Jésus ou nous ne le serons pas.

Frères et sœurs, c’est donc le jour où jamais où il faut ouvrir les yeux. Le temps de la Toussaint est un temps de fête et de joie dont il ne faut rien perdre. Les saints sont là qui nous regardent dans l’invisible. Guettons leurs regards lumineux et leurs visages rieurs pour refléter à notre tour la lumière du Christ qui demeure pour toujours. Amen.

fr. Jean-Alexandre de l’Agneau, ocd (Couvent de Paris)
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