Textes liturgiques (année C) : Ac 5, 27b-32.40b-41 ; Ps 29 (30) ; Ap 5, 11-14 ; Jn 21, 1-19
Jésus ressuscité se manifeste pour la troisième fois à ses disciples. Il le fait avec une simplicité si déroutante que ceux-ci ne le reconnaissent pas. Comment Jésus s’y prend-il donc pour rejoindre ses disciples au sein de ce quotidien qu’ils ont retrouvé ? Il demande deux choses insolites à ces pécheurs professionnels : recommencer la pêche alors que le jour est déjà levé et jeter les filets à droite de la barque. C’est contraire aux principes de base d’une pêche qui se fait de nuit pour que les poissons ne voient pas le filet et en jetant à gauche ce filet pour qu’il soit plus facile de le remonter avec la force du bras droit. Ces deux anomalies renvoient l’une à la symbolique du temps à travers la succession du jour et de la nuit, l’autre à la symbolique de l’espace avec l’opposition de la droite et de la gauche. Ce renversement de la manière dont les disciples habitent habituellement leur univers spatio-temporel remet en cause tout leur rapport au réel.
Dans une situation d’échec, après une nuit de pêche infructueuse, Jésus les invite à se situer de manière toute autre face à la réalité. Celle-ci ne change pas : c’est toujours le même lac, la même barque, les mêmes poissons potentiels, les mêmes pécheurs. Pourtant l’obéissance de ces derniers à l’ordre étrange de cet inconnu posté sur le rivage transforme complètement la situation qui, de stérile qu’elle était, devient d’une fécondité surprenante. La foi dans le Ressuscité transfigure le sens de la vie et ouvre des possibilités inespérées. Echec et réussite, vie et mort sont des réalités inextricablement liées, de sorte que la perception, que nous en avons, dépend de la manière dont nous nous situons face à ces réalités ultimes ; c’est finalement une question de point de vue, un point de vue que la foi dans le Christ transforme radicalement.
Il en va de même par exemple pour la santé et la maladie. Que signifie être bien portant ? La réponse semble aller de soi à premier abord, mais elle s’avère très délicate dès que l’on veut lui donner une formulation précise, car la santé n’est jamais exempte de tout désordre physique ou psychique. Elle consiste le plus souvent à pouvoir porter paisiblement blessures et souffrances, séquelles et symptômes, et la mort même toujours présente à l’horizon. Cette santé-là ne s’oppose pas à l’autre, qui veut que tout aille bien, mais elle la dépasse.
Les mêmes réalités sont ainsi bonnes ou mauvaises, selon la façon dont elles sont reprises et assumées. Ce que nous considérons comme des défauts sont le négatif de valeurs positives qu’il nous revient de mettre en œuvre. Ce que nous considérons comme fragilité, faiblesse, travers ou blessure est ce qui comporte la plus grande potentialité d’humanité et de bonté. Ce qui nous semble facteur de mort est ce qui recèle la plus grande puissance de vie. Un caractère obsessionnel par exemple comporte une puissance de précision. Une tendance dépressive est une saine protestation contre une existence dont on refuse l’activisme artificiel en vue d’une vie plus profonde. La violence qui nous habite est porteuse d’une énergie extraordinaire si nous consentons au chemin qui de l’homme sauvage conduit à l’humain. Il peut alors arriver que même ce qui parait le plus désastreux soit comme la matière initiale de l’œuvre la plus féconde. L’enjeu est pour chacun de traverser le négatif de la vie en acceptant l’inconnu du chemin afin que puisse advenir une création nouvelle.
C’est à cette expérience déroutante que nous convoque le Ressuscité : l’échec radical, que constitue la Croix, devient en lui chemin de fécondité pour une vie surabondante. Aussi lorsque Jésus nous appelle à le suivre en portant notre croix, ne nous invite-t-il pas en fait à changer radicalement de regard sur le réel de notre vie ? Ne nous demande-t-il pas d’accueillir avec bienveillance ce que nous rejetons spontanément pour accéder à la vie en plénitude où rien, pas même ce que nous sommes tentés de rejeter ou de refouler, n’est laissé de côté. La foi, c’est ce regard transformé par la confiance que nous portons sur notre vie réelle. La foi, c’est le soin que l’on prend de la part méprisée de notre être parce qu’elle est en fait la plus humaine et la plus capable de Dieu. La foi, c’est encore ce pain que Jésus prend et nous donne à manger pour qu’en toute réalité de notre existence, sans exception aucune, nous reconnaissions le don qu’il nous fait de sa vie.