Sainte Famille 2010

A peine la famille de Jésus apparaît-elle sur la scène du salut – c’était hier en la fête de Noël – nous la voyons occupée à franchir les frontières. Même si elle se passe des visas dans les ambassades, il lui faut subir les tribulations qui accompagnent chaque émigration forcée. La Sainte Famille est à compter parmi les 200 millions de migrants recensés par l’ONU en 2005. Et durant l’exil en Egypte, on la dénombrerait parmi les quelques 10 millions de réfugiés de par le monde.

La Sainte Famille ne doit pas franchir la frontière pour des raisons de travail mais pour demander l’asile politique. L’ordre transmis par l’ange à Joseph est très clair : « Lève-toi ; prends l’enfant et sa mère, et fuis en Égypte. Reste là-bas jusqu’à ce que je t’avertisse, car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr. » Comment ne pas penser à tant de frères et sœurs chrétiens menacés à cause de leur foi, obligés de fuir l’Irak et tout le Moyen-Orient, et à toutes les communautés chrétiennes qui souffrent la discrimination et la persécution, en Inde, en Chine continentale, en Corée du Nord, au Vietnam, dans le Darfour et tant d’autres régions du monde ?

Marie serre dans ses bras celui dont le pouvoir va « de la mer à la mer et du fleuve jusqu’aux extrémités de la terre ». Mais elle sait bien qu’il est dangereux de présenter cet enfant à la police des frontières en guise de laissez-passer. Il est le frère de tous les réfugiés politiques et laissés pour compte du spectre de la violence et de l’oppression.

Sur le séjour en Egypte, Matthieu n’a pas pris une seule photo à garder dans l’album de notre imagination. Les évangiles apocryphes sont moins sobres. Thérèse s’en inspire pour écrire une récréation théâtrale pour la fête de la prieure, Mère Agnès, le 21 janvier 1896 : « la Fuite en Egypte. » Le choix du sujet est familier à Thérèse mais que peut-il signifier alors pour sa communauté ? En fait, le contexte politique de 1896 risque d’en renouveler l’actualité. Comme la Sainte Famille a fui la colère d’Hérode, les carmélites vont-elles devoir prendre aussi la route de l’exil, après d’autres congrégations déjà touchées par les décrets anticléricaux de la 3e République ? Alors même qu’elle deviendrait réalité, que les carmélites ne s’effraient pas : rien ne pourra les empêcher d’aimer Jésus et de le faire aimer, puisque la force de l’Amour miséricordieux peut changer l’exil en mission, la persécution en rédemption. La Sainte Famille en route vers l’Egypte s’arrête dans une caverne de voleurs. Parmi eux le futur bon larron… Thérèse a fait une large part à la gaieté et à l’humour. Mère Agnès n’apprécia pas la bataille des brigands à coups de bouteilles, leur langage gaillard et leur chanson moderne, et elle fit interrompre la représentation… J’interromps aussi mes explications de la composition thérésienne et vous invite simplement à la lire et à la méditer…

Pour Matthieu ce qui importe c’est de raconter l’enfance de Jésus à la lumière des Ecritures, de lire bibliquement la vie de Jésus pour nous apprendre à lire bibliquement notre vie personnelle et familiale. C’est pourquoi il l’émaille de citations. D’abord celle du prophète Osée qui évoque l’exode : « D’Egypte j’ai appelé mon fils ». Puis pour l’installation à Nazareth, un bourg de la Galilée que ne mentionne pas la bible, Matthieu invente une citation qu’il attribue aux prophètes, à des prophètes au pluriel, sans préciser et pour cause : « Il sera appelé Nazaréen ». C’est ainsi que fait tout bon scribe devenu disciple du Royaume, qui extraie du trésor des Ecritures des choses vieilles et invente des choses neuves. La fuite en Egypte et le retour en terre d’Israël à Nazareth réactualisent et accomplissent les figures de l’exode d’Israël, de l’exil et du retour.

Errance, exil, exode… Toute l’histoire biblique s’intéresse et nous intéresse à cette nécessité de partir, de quitter, de sortir, de se retirer. De la Genèse à l’Apocalypse, de la vocation d’Abraham dans le premier livre : « Va, pars, quitte ton pays et ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai », en passant par les quarante années d’errance du peuple de Moïse dans le désert et les longs siècles d’exil « au bord des fleuves de Babylone nous souvenant de Sion », jusqu’au dernier livre de l’Apocalypse, où l’exilé de Patmos voit la cité sainte descendre du ciel, illuminée du flambeau de l’Agneau. Jésus lui-même se fera errant : « Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel, des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête », et c’est dans ce mouvement qu’il entrainera son disciple : « Il suffit au disciple de devenir comme son maître ». Le magnifique chapitre 11 de la lettre aux Hébreux récapitule toute la perspective : « Abraham répondit à l’appel de partir, et il partit, ne sachant où il allait » ; les fils d’Abraham, nous-mêmes « comme étrangers et voyageurs sur la terre », nous « aspirons à une patrie meilleure, c’est-à-dire céleste ». « C’est pourquoi Dieu a préparé pour nous quelque chose de meilleur ».

Thérèse a profondément vécu sa vie comme un exil. « Je sais que la terre est le lieu de notre exil ». « Je sais que le pays où je suis née n’est pas ma patrie, qu’il en est un autre vers lequel je dois toujours aspirer. Ce n’est pas une histoire inventée par un habitant du triste pays où je suis, c’est une réalité certaine car le Roi de la patrie au brillant soleil est venu vivre 33 ans dans le pays des ténèbres. » Thérèse considère que Jésus en s’incarnant a fait le choix de l’exil. Il a quitté « la gloire du Père, ses divines splendeurs pour s’exiler sur la terre et racheter les pauvres pécheurs ». Thérèse reconnait que Jésus lui a donné, à elle aussi, l’attrait d’un exil complet, « l’exil du cœur », qu’elle espère réaliser en partant dans un pays de mission ; seule la maladie et la mort l’en empêcheront.

Frères et sœurs, tout cela vous semblera peut-être bien étrange, ou peut-être aurez-vous rencontré, vous aussi, de quelque manière, la dépossession et l’exil inscrit au cœur de notre condition terrestre. Matthieu achève son évangile de l’enfance de façon très solennelle : « Averti en songe, Joseph se retira dans la région de Galilée et vint habiter dans une ville appelée Nazareth. » Lieu inconnu, insignifiant : « De Nazareth, disait-on, peut-il y a avoir quelque chose de bon ? ». « Ainsi s’accomplit ce que le Seigneur avait dit par les prophètes : Il sera appelé Nazaréen. » Nazaréen ou Nazoréen. Dans le livre des Actes des apôtres, Tertullus, qui dresse le réquisitoire des adversaires juifs contre Paul, le désignera devant le gouverneur romain Félix comme un « chef de file de la secte des Nazoréens ». A partir du nom de Nazareth, Matthieu fait donc résonner le sobriquet antichrétien. Mais c’est pour transfigurer un lieu insignifiant en un diamant où il fait se cristalliser tout ce qu’il sait d’avance sur la vie publique de Jésus et sur le drame de la passion lorsque Pilate fera inscrire au dessus de la croix l’intitulé du condamné : « Jésus le Nazoréen roi des Juifs ».

Tout cela, frères et sœurs, vous paraîtra bien insolite et hors sujet pour fêter la Sainte Famille. Pourtant, s’il le faut, je voudrais vous convaincre du contraire. Pour Thérèse, le contrepoids de l’exil, ce qui rend supportable l’exil d’ici-bas, c’est la vie de famille. Le 16 juillet 1896, en la fête de Notre-Dame du Carmel, dans une lettre à sa tante Guérin, où elle évoque les persécutions du roi Achab contre le prophète Elie et les propos du prédicateur prédisant que « des temps semblables allaient recommencer », Thérèse s’écrie : « Quel bonheur si toute notre famille entrait au Ciel le même jour ! ». Oui, pour Thérèse sa famille, ses bienheureux parents, ses frères et sœurs morts en bas âge, ses sœurs toutes consacrées à Dieu dans la vie religieuse, son oncle, vaillant journaliste pourfendeur des ennemis de l’Eglise, sa tante douce et attentive, et ses cousines, toutes et tous ensemble réunis par la foi forment « une grande et même famille » qui jouira au Ciel d’un bonheur éternel. Les fêtes de famille dans la maison paternelle des Buissonnets, puis les fêtes au carmel dont « l’esprit de famille fait surtout le cachet distinctif », sont les prémices des « joies de la patrie ». Pour Thérèse la famille est avant tout le lieu de la fête, le lieu des « maternelles préférences de la Reine du Ciel », une « terre sainte », une « terre choisie ». « Ce qui est certain c’est que tous ensemble ou bien l’un après l’autre, nous quitterons un jour l’exil pour la Patrie et qu’alors nous nous réjouirons de toutes les choses dont le Ciel sera le prix. » Thérèse élargit le cercle familial à tous ceux qu’elle aime. C’est ainsi qu’elle promet au Père Roulland, quand elle aura quitté l’exil, de prier pour ses parents et de venir les chercher en son nom pour les introduire au Ciel : « Qu’elle sera douce la vie de famille dont nous jouirons pendant toute l’éternité. »

Ainsi la vie de famille c’est le ciel anticipé. Non vraiment, ce n’est pas pour rien que la Galilée, lieu de l’enfance et de la jeunesse cachée de Jésus, deviendra dans la finale de l’évangile de Matthieu le lieu de la solennelle manifestation du Ressuscité. A travers une crise sans précédent, les formes de la vie familiale ont bien changé depuis le temps de Thérèse qui pouvait y trouver la sécurité, la tendresse et une figure de la vie éternelle. En méditant l’évangile de l’enfance, demandons à Dieu pour nos familles la sagesse et l’espérance, qui nous font discerner dans les joies et les peines quotidiennes la voix de celui qui nous dit : « Moi, avec vous je suis chaque jour jusqu’à la fin des temps. »

Fr. Philippe Hugelé, o.c.d.

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