Le visage de Jésus, la Face de Jésus, personne depuis bientôt deux mille ans n’en a revu les traits, per-sonne n’a pu l’imaginer ni la peindre avec certitude, car cette Face de Jésus, vrai homme et vrai Dieu, ne se dessine qu’en traits de parole.
Or la parole de Dieu ne nous fixe jamais devant une image unique de la Face de Jésus : elle nous offre trois images, qui tantôt se fondent et tantôt se distinguent, trois images qui se renvoient l’une à l’autre, comme pour nous dire : « Il est vivant, celui que tu cherches ; il est mystère, celui que tu aimes, et tu ne le trouveras qu’en cheminant ».
La première image, celle qui a fasciné et qui fascine encore tous les amis du Seigneur, c’est la Face douloureuse de Jésus. Devant cette face de condamné, de crucifié, de mourant, on ne peut s’arrêter que si l’on aime, car la souffrance n’est jamais belle. Jésus mourant n’avait « ni prestance ni éclat, ni apparence qui le fasse apprécier », et Isaïe décrit le Messie souffrant comme un homme de douleur, méprisé, abandonné des hommes, devant qui on détourne le regard, en pensant : « Je ne veux pas voir cela ; je ne veux pas voir un homme souffrir à ce point ».
Dans la Passion de Jésus, seul l’amour est splendide. Tout le reste est violence, haine et trahison. Et si la Face douloureuse de Jésus est finalement si belle, si noble, si attirante, pour nous les croyants, spécialement aux heures de souffrance et d’angoisse, c’est parce qu’elle nous dit, qu’elle nous crie ou nous murmure un amour qui est allé jusqu’à l’extrême, un amour qui a su traverser la mort.
La deuxième image de Jésus, la deuxième sainte Face, c’est celle que Pierre, Jacques et Jean ont aperçue un instant le jour de la Transfiguration. Jésus avait gravi avec eux la montagne pour prier, pour rencontrer intensément le Père dans le silence et dans un dialogue confiant et filial. « Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage changea, et son vêtement devint d’une blancheur éclatante ».
Les disciples ont vu cette Face de Jésus transfigurée dans la prière, transfigurée par la prière. Rien ne les préparait à cette révélation, à ce dévoilement inattendu du mystère de Jésus Fils de Dieu ; ils étaient même « appesantis de sommeil » ; mais « demeurés quand même éveillés, ils virent sa gloire ».
Rien ne nous prédispose, nous non plus, à ces moments de pure grâce où nous devinons la gloire de Dieu affleurant un instant sur le visage de Jésus. Plus encore que Pierre et les autres, nous arrivons sur la montagne appesantis de sommeil. Ce sommeil, nous le connaissons bien, même après dix, vingt ou quarante ans de route évangélique : - sommeil de notre foi, trop habituée aux merveilles de Dieu, - assoupissement de notre espérance, trop vite lassée, trop vite blasée, trop vite résignée, - somnolence de notre amour fraternel, lorsque nous arrêtons à mi-pente d’un véritable dialogue, lorsque nous posons des conditions au don de nous-mêmes, lorsque nous nous redonnons le droit d’avoir des droits.
Le sommeil nous guette : c’est la gloire de Dieu qui nous tient éveillés, « tout éveillés dans notre foi ». Le seul antidote à l’appesantissement de notre amour, c’est de vivre toute notre existence comme un moment de surprise, de nous laisser surprendre à longueur de vie par la gloire de Jésus, et d’entrer humblement, pauvrement, dans sa lumière transfigurante.
Et ceci nous amène à contempler un troisième aspect de la Face très sainte de Jésus : la Face glorieuse du Seigneur ressuscité. Car la Transfiguration sur la montagne n’a été que fugitive. Elle annonçait la gloire définitive du Seigneur, et c’est cette gloire-là, la gloire de l’Alliance nouvelle et éternelle, que nous guettons dès l’aube sur la Face de Jésus : « ressuscités avec le Christ, nous recherchons les choses d’en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu ».
De là où nous sommes, nous regardons Jésus là où il est. Et parce que notre amour le rejoint là où il est, notre vie « demeure cachée en Dieu, avec le Christ ». Notre vie est cachée à nos yeux, et c’est pourquoi la foi nous reste difficile ; mais notre vie est en Dieu avec le Christ ; et là, en Dieu, avec le Christ, devant la Face du Christ, se poursuit en nous l’œuvre du Père, qui est à la fois illumination et métamorphose.
Illumination, car Dieu, qui est lumière en lui-même, se fait lumière pour nous : « Le Dieu qui a dit : ’Que des ténèbres resplendisse la lumière’ est celui qui a resplendi dans nos cœurs »(2 Co 4,6). Et pourquoi cet éclairage de notre cœur ? - « pour y faire briller la connaissance de la gloire de Dieu qui rayonne sur la Face du Christ ». Ainsi c’est la lumière de Dieu lui-même qui pour nous et en nous éclaire la sainte Face de Jésus.
Et en illuminant ainsi de sa propre gloire le Visage du Ressuscité, Dieu le Père nous transfigure, nous qui regardons et chantons dans l’Esprit cette gloire : « Nous tous qui, à visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur (Jésus), nous sommes transformés en cette même image, allant de gloire en gloire » ( 2 Co 3,18).
Visage du Christ « chargé de nos douleurs », visage de l’Élu transfiguré sur la montagne, visage du Seigneur glorifié dans le ciel : trois icônes du Fils unique que le Père a donné au monde, trois moments de la Pâque qui nous a sauvés. Par ce Visage tout est dit, tout l’amour est manifesté. Pour ce Visage nous avons accepté de tout perdre : « C’est ta Face, Seigneur, que je cherche ; ne me cache pas ta Face ! » (Ps 27,8)
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.