Homélie d’Avon : Toussaint 2006

« Heureux, heureux, heureux, inlassablement heureux, réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse. » Telle est la Parole du Christ que la liturgie nous invite à accueillir en cette fête de tous les Saints. Mais comment l’accueillir en vérité ? Comment croire en cette Parole de Jésus de sorte qu’elle accomplisse en nos vies ce qu’elle proclame ? Elle nous parle du bonheur et donc du but même de toute existence humaine, mais comment expérimenter sa vérité ? Pour répondre à cette question, il nous faut nous situer au cœur de l’événement, sur cette montagne des béatitudes, en ce lieu de leur proclamation. Jésus vient de commencer son ministère public. Il a achevé sa première grande tournée à travers toute la Galilée. Déjà sa réputation dépasse les frontières. Les gens viennent à lui de toutes les régions d’alentour. Il guérit les malades et délivre les possédés. Une foule considérable le suit. Il monte alors sur une hauteur. Il s’assied et il parle : « heureux vous qui êtes-là … » Ce bonheur proclamé, c’est d’abord le bonheur de Jésus, sa joie de voir ce peuple rassemblé, la Parole écoutée, le Règne qui advient. Oui, joie de Jésus devant ces hommes et ces femmes touchés par son message, assoiffés de la promesse de Dieu, ouverts à son amour, rejoints par sa miséricorde. Dans ce même évangile et dans un contexte également missionnaire, Jésus tressaillira de joie en proclamant : « Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. » La joie des béatitudes, c’est la joie de Jésus pour ces femmes et ces hommes que le Père lui confie.

La joie est en effet d’abord une expérience de gratitude pour l’existence de l’autre. Elle est affirmation de sa grandeur, émerveillement. La joie est de pouvoir aider quelqu’un à prendre conscience de sa béatitude : « Oui, en vérité je te le dis : heureux es tu ! » Nous témoignons ainsi de ce regard de bienveillance et d’amour que Dieu lui-même porte sur chacun et chacune. La joie ainsi suscitée est une joie partagée. Elle est réciprocité dans l’émerveillement, la donation et la reconnaissance : heureux es-tu d’être ce que tu es et de la joie que j’en reçois. Cette expérience que nous pouvons vivre au niveau de relations humaines particulièrement profondes, Jésus veut la vivre avec chacun de nous. Sa Parole est capable de découvrir en nous le plus authentique, le plus humain, le plus heureux. En quoi cela consiste-t-il ? Si je voulais dégager un point commun à toutes ces béatitudes, je dirai qu’elles disent notre capacité d’être libres à l’égard de la volonté de puissance dans la simple réciprocité et la fraternité. Telle est notre humanité profonde, celle qui est capable de joie. La compétition, le désir de puissance, la volonté de paraître ne sont pas une fatalité. Jésus nous invite à croire en notre capacité de douceur, de paix, d’humilité, de justice, de courage. Jésus voit en tout cela notre soif de relations vraies, désarmées, libres. Il nous sait capables de consentir au bonheur de l’autre, gratuitement, sans aucune exigence, pour la simple joie de ce qu’il est devant Dieu.

Jésus seul peut nous le faire découvrir en plénitude, car il a parcouru lui-même ce chemin d’humanité jusqu’au don de sa vie. Il est avec nous dans les épreuves et les combats pour une existence désarmée lorsque nous sommes dans le deuil ou confrontés à l’injustice du monde, quand nous percevons nos faiblesses et nos pauvretés, nos impuissances et nos peurs. Jésus peut alors nous faire entendre cette parole impensable : « Heureux es-tu ! » Face à une personne en souffrance, qui oserait dire « Heureux es-tu ! » ? Jésus, crucifié pour nous, peut dire une telle parole avec la délicatesse divine d’un infini respect. Quelle profondeur de communion avec lui et de joie réciproque lorsque notre cœur se laisse toucher jusque-là ! Quelle joie offerte à Jésus que de lui permettre ainsi d’offrir au Père la part de nous-mêmes que nous rejetions. Accueillir aujourd’hui cette proclamation de bonheur, c’est la recevoir de Jésus lui-même et comprendre la béatitude qui nous permet de vivre confiants et désarmés ? C’est aussi découvrir en notre prochain cette béatitude qui est lui est plus personnelle, y être attentifs, nous en émerveiller afin de la lui faire mieux percevoir. Comme pour Dieu, le bonheur humain est joie du bonheur de l’autre, joie qui grandit en se communiquant, joie qui est communion des Saints, joie de Jésus lui-même proclamée de visage en visage jusqu’à ce qu’éclate pour l’éternité la joie de Dieu en notre humanité.

fr. Olivier Rousseau, ocd

Revenir en haut