Homélie de Noël (nuit) : faut-il renoncer aux crèches ?

donnée au couvent de Paris

Textes liturgiques : Is 9, 1-6 ; Ps 95 ; Tt 2, 11-14 ; Lc 2, 1-14

« Aujourd’hui, vous est né un Sauveur qui est le Christ, le Seigneur  » : il fallait bien que les anges aillent trouver de pauvres bergers pour annoncer une telle nouvelle. Car eux, les bergers, attendaient un salut face à leur situation de marginalité sociale, eux qui étaient considérés comme impurs dans la société de leur temps. Et ils ont été comblés de joie à la vue du nouveau-né de la crèche né dans une pauvreté comparable à la leur. Ce peuple des bergers « qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière  » : il a dévoilé le lieu du salut à tout Israël.

Et pourtant ce salut n’a pas été accueilli massivement, et avec lui, celui qui l’apportait : Jésus est passé de la crèche à la croix, d’un « non, merci » à un refus ferme « nous n’avons pas besoin de toi ». Là est tout le drame de notre humanité enfermée dans ses impasses et ses aveuglements, refusant la main salutaire qui lui est tendue, la seule qui peut pourtant lui donner le bonheur qu’elle cherche.

Les temps ont-ils changé ? Pas vraiment. L’actualité la plus récente le souligne avec des faits qui, rapprochés, soulignent les incohérences et les détresses humaines. D’un côté, de ‘libres penseurs’ demandent à ce que les crèches soient retirées des mairies au nom de la laïcité (en fait comprise comme du laïcisme obscurantiste). D’un autre, trois drames liés à deux déséquilibrés et un fondamentaliste ensanglantent les fêtes de Noël en France. Avec le retrait des crèches, on évacue un peu plus non pas tant « la religion », que l’humanisme façonné par le christianisme. Il est d’ailleurs étonnant que ceux qui prétendent penser librement ne voient pas que dans des sociétés en mal de lien social, la crèche peut offrir une formidable parabole humaniste : celle de l’hospitalité des migrants, de l’intégration des exclus, de la rencontre possible entre civilisations ; des déplacés juifs de Nazareth, des bergers marginaux et des mages païens sont réunis par un évènement fondateur de toute humanité, une naissance. Parallèlement on s’étonne que nos contemporains soient si souvent désespérés de sens, vides de repères. Et on feint de ne pas comprendre la montée des extrémismes religieux. La nature a horreur du vide : quand on déracine systématiquement les ancrages humanistes de notre société, on laisse la place à l’arbitraire et à la violence. Il ne faut pas alors s’étonner que celui qui crie le plus fort l’emporte !

Pourtant quel contraste entre ce battage médiatique et la crèche de Bethléem ! Jésus naît dans le silence. Il ne nous est rapporté aucune parole de Marie ou de Joseph en cette nuit. Silence où pourtant Dieu se dit et se donne. L’Enfant naît et il ouvre les bras à tous. Car il n’est pas venu que pour certains, les Juifs d’alors ou les chrétiens d’aujourd’hui. « La grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes  » affirme saint Paul. Pour nous faire saisir cela, pour que nous le recevions sans crainte, le Seigneur a pris des moyens clairs et déconcertants. En effet pour manifester sa puissance, Jésus aurait pu naître au palais d’Hérode et rappeler à celui-ci que c’est lui le vrai Roi. Il aurait pu naître à côté du Temple et rappeler aux grands prêtres que c’est lui le Messie de Dieu.

Eh bien, non : Dieu n’interfère pas avec nos problématiques politiques ou même religieuses. Il s’intéresse à notre humanité tout simplement. Il entre dans notre humanité tout bonnement, dans la banalité d’une naissance parmi tant d’autres. Encore qu’aucune naissance ne soit banale. C’est bien toute notre humanité que le Christ vient sauver : toute notre humanité au sens numérique, tous les humains, comme au sens qualitatif, tout ce qui fait notre humanité, nos peines, nos espoirs, notre intelligence, notre affectivité. Tout ce qui est humain intéresse notre Dieu. Aussi pour tout sauver, il fallait qu’il vienne tout visiter, afin de tout assumer de l’intérieur. Mais Dieu le fait dans la discrétion, nous laissant le temps nécessaire pour que nos yeux s’ouvrent, que notre esprit comprenne : c’est la paix qu’il nous apporte. La seule paix qui nous donnera enfin de vivre pleinement ; puisque c’est une paix qui nous sauve de nos violences, une lumière qui éclaire nos aveuglements.

Ce soir, frères et sœurs, nous sommes un peu comme les bergers de la crèche. Nous avons l’immense grâce d’avoir été gratuitement invités à la naissance du Messie. La Bonne nouvelle de la paix et du salut nous a été annoncée ! Pourquoi nous ? Dieu seul le sait. La seule réponse de notre part doit être une immense gratitude pour cette invitation. Dans la nuit de ce monde, nous contemplons la naissance de la Lumière. Certes, nous sommes un petit nombre face à l’immensité de notre humanité. Mais justement, il est d’autant plus vital que nous accueillions la joie de Dieu, le salut du Seigneur dans toute notre vie, dans toutes les fibres de notre être. Nous devons vivre comme des êtres sauvés, des personnes libérées du joug de nos égoïsmes, afin de briller comme des lumières dans la nuit. Certes nos temps sont rudes mais n’en devenons pas des aigris aveuglés : il y a autour de nous beaucoup de pauvres bergers qui s’ignorent ; ils cherchent un signe d’espérance, une naissance dans la nuit annonçant un jour nouveau, un avenir possible.

Derrière les grands discours médiatiques et les paroles apparemment implacables, il y a tant de cœurs blessés qui espèrent quelque chose qui passe infiniment l’homme. Ne nous laissons pas tromper par la façade hostile. Apprenons à écouter, à lire entre les lignes. Alors la lumière de l’enfant de Bethléem se frayera un chemin dans les attentes secrètes de nos contemporains. Isaïe l’a dit : «  le pouvoir s’étendra, et la paix sera sans fin.  » Mais le pouvoir de l’amour ne procède pas par manipulation, il se laisse apprivoiser. Voilà ce que nous avons à faire de mieux ce soir : nous laisser apprivoiser par la tendresse de l’Enfant Dieu, déposer nos violences et nos prétentions pour accueillir pleinement le salut. « Aujourd’hui, vous est né un Sauveur qui est le Christ, le Seigneur. » Commençons à faire pleinement nôtres ces paroles pour que la lumière qui jaillit de la crèche irradie nos cœurs. Alors elle pourra rayonner peu à peu sur les points obscurs de notre monde, et pourquoi pas éclairer finalement les façades de nos mairies…

Car au fond ce que notre monde attend, c’est que les chrétiens deviennent ensemble de véritables crèches vivantes ! Chiche ! Frères et sœurs, en cette nuit, accueillons donc l’Enfant Dieu en notre cœur et vivons !

Fr. Jean-Alexandre de Garidel ocd (Couvent de Paris)
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