Homélie de l’Assomption : du combat au désarmement

Samedi 15 aout 2015 - Assomption de la Vierge Marie

Textes liturgiques :Ap 12,1-10 ; Ps 44 ; 1 Co 15, 20-27 ; Lc 1, 39-56

L’Assomption est une fête glorieuse, l’extraordinaire apothéose de la Vierge Marie. Si nous étions tentés par le triomphalisme, la Parole de Dieu que nous méditons nous rappelle le réalisme d’une dimension essentielle de notre vie quotidienne : le combat, le combat de la vie. Commençons par recueillir l’enseignement de l’apôtre dans la lettre aux Corinthiens : « Le Christ est ressuscité d’entre les morts, lui, premier ressuscité parmi ceux qui se sont endormis ». Premier ressuscité traduit le mot « prémices » qui dans le langage de la Bible évoque les premiers fruits de la terre ou du bétail qu’on offrait à Dieu dans le temple. Ensuite Paul mentionne la figure du premier homme terrestre, Adam, à qui il compare et oppose le Christ : « Tous les hommes meurent en Adam » mais « c’est dans le Christ que tous recevront la vie  ». L’apôtre montre ainsi que le Christ a été ressuscité non pas comme l’unique ressuscité, mais comme le premier d’une série, et surtout comme celui qui fait ressusciter d’autres, comme le principe actif de résurrection. Jésus n’est pas seulement le Ressuscité, il est aussi le Ressuscitant.

La résurrection du Christ n’est pas un fait révolu du passé, elle est une promesse d’avenir, le commencement d’une résurrection plus vaste, incluse en celle de Jésus. On peut dire que la Résurrection du Christ et la Résurrection des morts ne sont pas deux réalités mais une seule et unique réalité, si bien que Jésus peut affirmer dans l’évangile de Jean : « Je suis la Résurrection » (Jn 11, 25). Notre foi proclame aujourd’hui que Marie qui a conçu de l’Esprit Saint et enfanté Jésus est aussi la première qu’il a ressuscitée corps et âme. Déjà nous pouvons chanter avec la communauté primitive l’hymne qui achève l’enseignement de saint Paul aux Corinthiens sur la Résurrection : « La mort a été engloutie dans la victoire. Ô Mort où est ta victoire ? Ô Mort où est ton aiguillon ? » (1 Co 15, 54-55)

La Résurrection revêt cet accent de joie et de libération. Mais ne crie-t-on pas trop facilement victoire et n’oublie-t-on pas le combat ? Une autre affirmation de l’apôtre peut nous surprendre : non seulement, la croix de Jésus a été un combat contre les ténèbres, mais la Résurrection elle-même est un combat que le Christ mène contre « ses ennemis », les ennemis de Dieu, contre « toute Principauté, toute Souveraineté et Puissance  », c’est-à-dire toutes les puissances du mal, et le « dernier ennemi qui sera anéanti, c’est la mort  ». Ce combat est figuré dans les Ecritures, dans le credo puis dans les icônes, par la descente aux enfers.

Le combat, nous le retrouvons dans la première lecture tirée du livre de l’Apocalypse : « Il y eut un combat dans le ciel » (12,7). « Apocalypse » veut dire révélation. Ce qui se passe sur la terre, dans l’histoire, est énigmatique ; c’est comme le négatif d’un film, d’une photographie. Pour voir ce qui est représenté, on le passe par un bain « révélateur ». En ce sens, le langage symbolique de l’Apocalypse se veut le bain révélateur du réel, du sens effectif de l’histoire. Dans sa grande méditation sur l’histoire de l’humanité, intitulée « La Cité de Dieu », saint Augustin dit que l’histoire du monde est une lutte entre deux amours : l’amour de Dieu jusqu’au don de soi et le salut des âmes, et l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu et la haine des autres. Dans l’Apocalypse, ces deux amours apparaissent à travers deux grandes figures : la Femme et le Dragon. Le « grand Dragon, rouge feu » symbolise l’effrayant pouvoir de l’égoïsme absolu, de l’indifférence, de la violence. Au temps de saint Jean, ce Dragon était la représentation du pouvoir des empereurs romains qui persécutaient les chrétiens. Au siècle dernier il a pris les formes monstrueuses des guerres mondiales, de la bombe atomique, des dictatures idéologiques, des camps de concentration et des génocides. De nos jours, ce Dragon se manifeste de façons nouvelles et différentes. Le pape François en dresse un tableau impressionnant qui va de la nouvelle idolâtrie de l’argent et de la culture de l’exclusion et du déchet à toutes les formes de dégradation de la qualité de la vie humaine, sociale et environnementale. Le Dragon représente « tous les vices autodestructifs » (selon l’expression de Laudato si, 59).

L’autre figure de l’Apocalypse est la Femme vêtue de soleil : elle est le signe réconfortant de la victoire de l’amour, de la victoire de Dieu. Qui est-elle cette Femme apparue dans le ciel ? Elle représente l’Église. D’une part elle a « le soleil pour manteau » : l’Église est déjà associée à la gloire du Seigneur, au ciel. D’autre part, elle « crie dans les douleurs et la torture d’un enfantement » : à toutes les générations, l’Église poursuit son pèlerinage par le chemin de l’amour miséricordieux pour à nouveau enfanter le Christ « à travers les persécutions du monde et les consolations de Dieu » (Lumen Gentium 8). En un certain sens, Marie aussi partage cette double condition. C’est pourquoi la Femme qui a le soleil pour manteau et crie dans les douleurs d’un enfantement a aussi été interprétée comme le Vierge Marie, Mère de Dieu et Mère de l’Église. Naturellement, Marie est une fois pour toutes entrée dans la gloire du ciel, mais elle n’est pas séparée de nous. Elle nous accompagne et nous soutient dans le combat contre les forces du mal. Elle nous enseigne la prière d’espérance qu’elle pouvait méditer dans le livre d’Esther : «  Seigneur, Roi souverain de l’univers, tout est soumis à ton pouvoir, personne ne peut s’opposer à toi quand tu veux sauver Israël » (Est 4, 17B grec) car «  tu disperses les orgueilleux par la pensée de leur cœur, tu renverses les puissants de leur trône, tu élèves les humbles  » (Cf. Lc 1, 51-52).

J’ai beaucoup parlé de combat. La Règle du Carmel nous invite à revêtir l’armure de Dieu : « Puisque la vie de l’homme sur la terre est un temps de tentation et que ceux qui veulent vivre avec piété dans le Christ souffrent persécution, comme votre adversaire le diable, tel un lion rugissant, rôde en cherchant qui dévorer, mettez tous vos soins à revêtir l’armure de Dieu. » Quelles sont donc les armes d’une Carmélite, d’un Carme ? Laissons d’abord la réponse à un poète que Marie a sauvé du désespoir, Charles Péguy : « Les armes de Jésus c’est le désarmement ». Qu’est-ce à dire ? Le patriarche Athénagoras de Constantinople nous l’explique dans un beau témoignage : « Je fais la guerre à moi-même pour me désarmer. Pour lutter efficacement contre la guerre, contre le mal, il faut savoir intérioriser la guerre pour vaincre en soi le mal… Il faut arriver à se désarmer. J’ai mené cette guerre. Pendant des années et des années. Elle a été terrible, mais maintenant, je suis désarmé. Je n’ai plus peur de rien, car l’amour chasse la peur. Je suis désarmé de la volonté d’avoir raison, de me justifier en disqualifiant les autres. Je ne suis plus sur mes gardes, jalousement crispé sur mes richesses. J’accueille et je partage. Je ne tiens pas particulièrement à mes idées, à mes projets. Si l’on m’en présente de meilleurs, je les accepte sans regret. Ou plutôt, non pas meilleurs, mais bons. Vous le savez, j’ai renoncé au comparatif. Ce qui est bon, vrai, réel, où que ce soit, est toujours pour moi le meilleur. C’est pourquoi je n’ai plus peur. Quand on n’a plus rien, on n’a plus peur. »

Le Magnificat de Marie est un hymne au désarmement, tissé de tous les fils des Saintes Ecritures méditées jour et nuit. Les Ecritures qui contiennent la Parole de Dieu sont désormais le dépôt d’armes où sans cesse nous puisons la force d’aimer, de croire et d’espérer. C’est ainsi que nous participons à la victoire du Ressuscité sous le manteau radieux de la Vierge Marie.

fr. Philippe Hugelé, ocd (Couvent de Lisieux)
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