Homélie du Vendredi Saint (18 avril 2014)

« C’est là qu’ils déposèrent Jésus. » Tout semble s’achever sans parole. Des rites accomplis en silence. Un corps torturé enseveli dans un excès de myrrhe et d’aloès. Hier, Jésus sortait librement de Jérusalem avec ses disciples pour rejoindre de nuit un jardin. Ce soir, d’autres disciples le déposent au tombeau dans un autre jardin. D’un jardin à l’autre, Jésus a été conduit, interrogé, maltraité, insulté, torturé, condamné, humilié, crucifié. Juifs, disciples, romains, chacun a joué sa partition, inexorablement, méthodiquement, juridiquement. Un homme a été broyé par la justice humaine. Cela était réfléchi, prémédité, manipulé et tout s’est accompli. Rien n’a été laissé au hasard dans cette œuvre de mort. A présent, c’est fini et la vie peut reprendre son cours avec ses sabbats, ses travaux et ses fêtes.

Pourtant, en ce jour, l’histoire a basculé, non pas l’histoire des hommes marquée par le jeu des conflits, des passions et des meurtres, mais l’histoire de l’homme, de chaque homme, de tout homme qui se laisse conduire au pied de cette Croix. Voici plus de deux mille ans qu’elle a été dressée et elle demeure le pivot de toute histoire humaine, de la véritable histoire, celle de la justice et du pardon, celle du salut et de la vie, histoire de Dieu en notre humanité. S’il est un drame en ce monde, ce n’est pas celui de la Croix, puisqu’elle est le salut du monde. S’il est un drame en ce monde, c’est celui de l’ignorance, de l’indifférence, voire du rejet face au drame de la Croix. Notre monde connaît bien des tragédies, mais la plus grande des tragédies, c’est l’oubli de la Croix de Jésus-Christ.

Je ne dis pas cela pour la foule des incroyants, des non-chrétiens, voire des impies. Je dis cela pour nous, qui avons reçu la grâce de la foi. La Croix est l’unique porte du salut, car en elle Dieu agit, aime et libère l’humanité de ses démons. Nul ne peut être témoin de ce salut, sans puiser au pied de la Croix la force de l’amour et l’humilité du pardon. Sur la Croix, un homme a rendu témoignage à la vérité. Frères et Sœurs, par une grâce singulière de foi, une grâce de foi imméritée, un miracle de foi, Dieu nous donne de venir en ce jour vénérer la Croix de Jésus. Grâce à la foi, nous pouvons entendre la Parole de Dieu dans le silence de sa mort. Grâce à la foi, nous pouvons contempler celui qui est descendu dans l’abîme du non-sens, de l’absurde, du péché pour sauver l’homme de la perdition.

Jésus est venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité, un témoignage qui culmine avec sa Passion. Il témoigne de ce qu’un amour infini est offert à quiconque le reçoit dans la foi, la confiance, la gratitude. Pilate nous invite à accueillir ce témoignage par cette affirmation étonnante : « Voici l’homme ! » Dans la Passion de Jésus, Dieu semble se taire. Pourtant, Dieu parle par la bouche d’un Procurateur Romain : « Voici l’homme ! » Cette déclaration de Pilate est parole de Dieu sur l’homme, révélation ultime sur notre condition humaine : « Voici l’homme ! » Dieu parle en l’homme, exclusivement en l’homme, pour l’homme et comme à son insu. Je retiendrai trois dimensions de cette révélation sur l’homme par laquelle Jésus rend témoignage à la vérité.

« Voici l’homme ! » C’est en premier lieu une révélation sur la condition de l’homme sans Dieu, sur l’homme abandonné au péché. Jésus révèle en sa chair livrée au complot et au meurtre, à la trahison et au mensonge, à la violence et à l’envie, à la passion et à la peur, à la dérision et au sadisme, la condition de l’homme. Nous savons bien jusqu’où peut aller l’aveuglement de l’homme qui prétend sauver sa vie par lui-même. La Croix révèle la folie d’une telle prétention. Certes, le mensonge social nous habitue à faire comme si nous étions des personnes accomplies, ayant réussi leur vie. Ce mensonge fait le jeu de la comédie humaine. Il empêche de vivre les uns avec les autres dans l’humble reconnaissance de notre fragilité à tous, de nos peurs et de nos péchés. Jésus rend témoignage à la vérité de notre perdition pour nous arracher à la vanité d’une existence sans Dieu.

« Voici l’homme ! » : Cette parole de Dieu est en deuxième lieu une révélation sur le caractère inviolable de la dignité humaine. Jésus a été soumis à des contraintes inouïes, tant physiques que psychologiques et spirituelles. Cependant, dans tout le récit de la Passion, il est le seul homme véritablement libre. Tous les autres se montrent esclaves de leurs passions, de leurs aveuglements, de leur lâcheté. Lui seul connaît l’amour du Père. La vérité dont il témoigne, c’est cette relation d’amour avec le Dieu unique, origine et fin de toute existence humaine. Jésus rend témoignage à son Père jusqu’à la mort de la Croix parce qu’il est habité par la Parole du Père : « Tu es mon Fils en qui j’ai mis tout mon amour ». Cette parole a guidé sa vie jusqu’à ce qu’il la remette à son Père en inclinant la tête. Voici l’homme qui se reçoit de Dieu. Voici l’homme habité par la Parole de Dieu. Humain jusqu’à la fin, il est l’homme en sa dignité de fils de Dieu, une dignité inviolable qui est notre vocation à tous dans le Fils.

« Voici l’homme ! » Cette parole de Dieu révèle en dernier lieu notre soif de vie divine. L’homme qui crie à Dieu « j’ai soif » avait demandé de l’eau à la Samaritaine sans que celle-ci ne pense à lui en donner. A présent, abandonnant sa soif au Père, une soif que rien en ce monde ne peut désaltérer, Jésus meurt. En expirant, il remet au Père l’Esprit qui était son propre souffle. Et voici que le sang et l’eau jaillissent de son corps. En cet instant commence l’effusion de l’Esprit pour le monde. Désormais, l’Esprit suscite en l’homme le désir de Dieu à travers l’eau et le sang, dans le baptême et dans l’Eucharistie. Il pénètre les blessures les plus profondes, les plus douloureuses, les plus inacceptables pour les ouvrir à Dieu. Il entraîne l’humanité illuminée par la Croix de Jésus sur le chemin du pardon, de l’espérance et de la vie. Au pied de la Croix, l’Esprit nous convertit à la compassion et au pardon pour faire de nous les témoins de l’amour qui nous sauve. Pour répondre à cet appel, il suffit de se tenir à la source, de contempler celui que nous avons transpercé.

Fr. Olivier-Marie, ocd

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