2e Dimanche de Carême, Marc 9,2-10

En Jésus, Dieu notre Père nous révèle son Amour pour nous.

L’obéissance d’Abraham, prêt à sacrifier son fils parce que Dieu le lui demandait, interroge notre conscience moderne. Comment Dieu, que nous confessions comme un Dieu d’amour, peut-il mettre ainsi à l’épreuve ? La vie n’est pas un jeu, et le Seigneur semble jouer avec l’obéissance d’Abraham. Il lui demande tout d’abord d’aller sacrifier son fils, puis il retient la main d’Abraham avant qu’il n’accomplisse le geste fatidique. S’agit-il dans ce récit d’une cruelle épreuve imposée à un père pour voir jusqu’où il irait ? Une telle exigence à un relent de sadisme chez celui qui la formule, même avec l’intention d’intervenir avant que le geste fatal ne soit accompli. D’autre part, s’y soumettre ne laisse pas indemne : comment ne pas avoir de la rancœur à l’égard de celui qui nous a fait aller si loin ? Comment ne pas avoir pour soi-même un certain mépris après avoir accepté une telle demande ?

Mais nous devons relever que le texte que nous avons lu ne fait écho à aucun de nos questionnements. Le récit biblique de cet épisode est d’une remarquable sobriété. Rien n’évoque le drame intérieur de ce père à qui est demandé un tel sacrifice, rien non plus sur l’angoisse du fils, aucun cri. La liturgie de ce jour nous a proposé un résumé de ce récit, la lecture exhaustive nous aurait rapporté l’interrogation d’Isaac : mais où est l’agneau pour l’holocauste ? Et la réponse pleine de confiance d’Abraham : « le Seigneur y pourvoira, mon fils ». Si le texte ne met pas l’accent sur le drame intérieur qui est en train de se vivre, aurait-il alors une autre signification ?

Pour l’Ancien Testament comme pour le Nouveau, Abraham s’est montré en la circonstance le modèle accompli du juste qui, faisant une confiance totale à Dieu, lui obéi quoi qu’il demande. Isaac était le fils unique d’Abraham, celui que le Seigneur avait promis. Maintenant le Seigneur demande de le sacrifier. Mais Abraham ne doute pas un instant de la fidélité de Dieu. Le silence du texte, quant au sentiment d’Abraham, ne fait pas du père un être insensible, mais cache d’un voile pudique le combat intérieur pour mettre en relief la pureté de l’offrande. Le Nouveau Testament, et particulièrement épître aux Hébreux, a retenu la leçon de foi donnée ainsi par Abraham. Et à partir de là, la tradition chrétienne a toujours fait un parallèle entre le sacrifice d’Isaac et la pâque du Christ. Isaac serait la figure prophétique du Christ, sauf que lui, le Christ, est allé jusqu’au bout de ce sacrifice. La première prière eucharistique rapproche le sacrifice d’Abraham de l’offrande de l’Eucharistie, dans cette prière, nous demandons Seigneur d’accueillir notre offrande, qui est son Fils, comme il lui a plu d’accueillir le sacrifice de notre père Abraham.

La lecture de l’épître aux Romains que nous avons entendus après le récit du livre de la genèse nous permet de mieux en comprendre le sens de ce récit. Bien qu’il ne soit pas fait mention d’Abraham et du sacrifice d’Isaac, ce passage de l’épître aux Romains se situe bien dans le prolongement de la première lecture. Dieu, qui n’a pas voulu du sacrifice d’Isaac par son père Abraham, comme il ne veut d’ailleurs la mort d’aucun homme, cependant il n’a pas refusé son propre Fils, il a livré pour nous. Ainsi, Saint-Paul, dans cette épître, nous invite à prolonger la lecture prophétique de ce récit. Si Isaac préfigure le Christ, l’offrande d’Abraham préfigure l’amour du père qui se manifestera dans l’incarnation et la passion de son Fils.

Si nous gardons au cœur une incompréhension face à ce que le Seigneur a pu demander Abraham, nous pouvons entrevoir aussi ce que pût être pour Dieu notre Père la passion de son Fils. Notre sentiment naturel face au scandale que peut constituer le sacrifice d’un fils par son père, ce sentiment nous permet de comprendre que la passion de Jésus n’est pas seulement l’expression de l’amour du Christ pour nous. Dans cette passion, le Père exprime aussi son amour pour nous. Ce qu’il n’a pas voulu accepter d’Abraham, il saura nous le donner en Jésus. « Dieu notre père n’a pas refusé son propre fils, il a livré pour nous ». En demandant à Abraham de sacrifier son fils, le Seigneur ne veut pas jouer avec lui. Il ne veut pas d’abord le mettre à l’épreuve pour le plaisir de tester sa foi. Il y aurait quelque chose de malsain, le Seigneur connaît le fond des cœurs, il n’a pas besoin de mettre à l’épreuve. En demandant à Abraham de sacrifier son fils en sachant qu’il n’ira pas jusqu’au bout, le Seigneur nous fait entrer dans le mystère du sacrifice et de la souffrance qu’Il a lui-même éprouvé en nous donnant son fils. Le sacrifice d’Abraham n’est pas une épreuve sadique, mais un partage prophétique du sacrifice d’amour que Dieu notre Père vivra avec son Fils. Car le Seigneur préfère nous enseigner par des actes, par nos expériences.

Quand nous sommes admiratifs de l’obéissance et de la confiance d’Abraham avec un sentiment de terreur pour ce que le Seigneur peut demander, nous comprendrons peut-être mieux ce que pût être pour le Seigneur l’offrande qu’il nous a faite dans son Fils. C’est pourquoi Paul nous invite avoir une pleine confiance en l’amour de Dieu : si Dieu est ainsi pour nous, lui qui n’a pas refusé son propre Fils, qui alors pourra être contre nous ? Saint-Paul ne se laisse pas aller à des considérations philosophiques ou théologiques fondées sur des abstractions ou des hypothèses. Ils ne se demandent pas si Dieu n’aurait pas pu imaginer d’autres moyens pour nous sauver. Dans la confiance et de la reconnaissance, il reconnaît la sagesse de Dieu dans la passion de Jésus, et il rend grâce pour l’amour qui s’y manifeste.

Notre expérience humaine du déchirement intérieur vécu par un père qui voit son fils mourir nous permet de comprendre l’amour du Père pour chacun de nous exprimer dans la passion de Jésus. La Passion de Jésus dit le prix de l’homme aux yeux de Dieu. Si la mort ne pouvait pas avoir le dernier mot sur le Fils unique, cependant Jésus devait passer par les souffrances et le sentiment d’être abandonné par son Père. Voir son Fils souffrir et l’entendre exprimer son sentiment d’abandon, c’est aussi une passion, une souffrance pour le Père. Jésus est bien le Fils bien aimé en qui le Père a mis tout son amour. L’expérience spirituelle de la transfiguration et la parole de Dieu adressée aux disciples attestent que le père n’est pas éloigné de son Fils. Bien qu’apparemment absent pendant la passion de Jésus, le Seigneur est réellement engagé aux côtés de son Fils. En allant plus loin qu’Abraham, Dieu notre père, dans sa sagesse, a jugé préférable de vivre cette souffrance et de pouvoir nous accueillir dans son amour, plutôt que de vivre dans la béatitude céleste, seul avec son fils, sans nous. AMEN.

Fr. Antoine-Marie Leduc, o.c.d.

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