Homélie 8° dim. TO : Dieu peut-il oublier l’homme ?

donnée au couvent de Paris

Textes liturgiques (année A) : Is 49, 14-15 ; Ps 61 (62) ; 1 Co 4, 1-5 ; Mt 6, 24-34

Dieu peut-il oublier l’homme ? Il s’agit d’une question fondamentale qui se pose à nous. Le peuple de Dieu en chemin a été lui-même confronté à cette question tout au long de son histoire. Ainsi dans la première lecture, c’est dans son exil que le peuple de Dieu s’interroge sur la présence de Dieu au cœur de cet évènement humiliant qu’il vit. Où donc est le Dieu de nos pères ? Où se trouve le Dieu qui nous a sortis de l’Égypte ? Comment comprendre que l’épreuve que nous vivons actuellement, même si elle n’est pas forcément l’œuvre de Dieu, peut aussi s’inscrire dans son projet providentiel ?

Face à ces différentes questions, la foi du peuple en exil commence à s’étioler. Dieu est absent. Il n’a pas tenu ses promesses. La tentation de la négation de Dieu commence à s’installer, et la tentation à l’idolâtrie comprise comme adoration d’une fausse image de Dieu n’est pas seulement une possibilité, mais devient une évidence. C’est dans cette épreuve d’angoisse et d’incertitude que jaillit la parole du prophète Isaïe : « Une femme peut-elle oublier son nourrisson, ne plus avoir de tendresse pour le fils de ses entrailles ? Même si elle l’oubliait, moi, je ne t’oublierai pas » (Is 49, 15). L’amour d’une mère pour le fils de ses entrailles était dans la tradition biblique l’une des plus hautes expressions de l’amour. La force de cet amour est tel que même étant mort, la mémoire de l’enfant reste à jamais gravé dans le fond le plus intime de la mère.

Selon le propos d’Isaïe, l’amour de Dieu est plus fort que l’expression maternelle, car, s’il peut arriver de manière incompréhensible que l’amour de la mère défaille, celui de Dieu reste égal à lui-même. Dieu est donc présent au cœur de cette épreuve du peuple. Tout le souci du prophète est donc d’affirmer qu’au milieu de cette absence apparente, le peuple est réellement présent dans la mémoire de Dieu. Il est impossible à Dieu de l’oublier, car ce serait se nier lui-même que d’oublier son peuple. L’absence apparente n’est pas le signe d’un oubli. Le silence divin peut apparaître parfois incompréhensible, mais ce silence peut paradoxalement être un signe de sa présence. Dieu agit mais comme le dira le même prophète Isaïe, « mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos voies ne sont pas mes voies, dit l’Éternel » (Is 55, 8).

Mais comment s’ouvrir à ce silence agissant de Dieu qui dans sa miséricorde conduit toute chose selon sa providence ? Répondre à cette question, c’est accueillir la Bonne Nouvelle que nous propose Jésus dans l’évangile de ce jour. Et cette bonne nouvelle peut ainsi se formuler : apprendre en toute confiance à contempler Dieu qui dans sa providence agit silencieusement dans les différents éléments qui tissent l’aujourd’hui de notre vie. « Regardez les oiseaux du ciel, nous dit Jésus, ils ne font ni semailles ni moisson, ils n’amassent pas dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. Observez comment poussent les lis des champs, ils ne travaillent pas, ils ne filent pas. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’était pas habillé comme l’un d’eux  » (Mt 6, 27-29). Accueillir l’action silencieuse de Dieu c’est apprendre à regarder autour de nous. « Observez comment poussent les lis des champs ! » S’il est clair que pour l’époque de Jésus, la croissance des plantes était un phénomène surprenant, force est de reconnaître que leur croissance n’est plus un secret pour la science.

Mais il me semble que ce que veut nous faire comprendre Jésus, c’est que s’il est vrai que le mécanisme d’évolution ou de croissance des choses nous est connu, force est de reconnaître que la présence même de ces choses qui nous entoure constitue pour nous un mystère qui nous émerveille. Quiconque se met à l’école de l’observation et de la contemplation du beau, comprend donc que derrière chaque merveille apparente se trouve une main silencieuse qui travaille sans faire du bruit. Car il est de la nature de Dieu d’agir dans le secret. Il ne s’agit pas pour Jésus de donner une preuve de l’existence de Dieu, puisqu’il n’est pas de la nature de Dieu de prouver de façon narcissique son action. Le propos de Jésus est de nous faire comprendre qu’avec tout et malgré tout, la providence de Dieu est manifeste dans les situations concrètes de la vie. Reconnaître dans les moments de joie et de difficultés cette providence qui ne nous oublie jamais, c’est avant tout chercher le royaume de Dieu, et travailler pour ce royaume : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33).

Être conscient de la présence de Dieu qui n’oublie pas l’humanité et qui travaille en silence au cœur de notre monde, c’est vivre du royaume. Or le royaume de Dieu n’est rien d’autre que l’expression de son amour. Il s’agit donc pour nous d’avoir une option préférentielle pour l’amour de Dieu dans tous les mouvements intérieurs et extérieurs dans lesquels nous organisons notre vie. Dès le moment où l’amour devient le centre de ce qui fait notre bonheur, alors tout le reste est organisé en fonction de l’amour. Tout devient grâce, dans la joie comme dans la crucifixion. C’est peut-être en cela qu’il faut comprendre l’invitation de Jésus à ne pas nous soucier de demain et à laisser demain se soucier de lui-même. Il ne s’agit certes pas de vivre dans la passivité, mais de travailler en demeurant dans la vive conscience que l’action divine précède notre labeur. Ce que nous appelons le fruit de notre travail n’a de sens que parce qu’il est avant tout une bénédiction de Dieu. Qu’avons-nous que nous n’avons pas reçu ! Tout est don ! Accueillir les évènements de notre vie comme don, ce n’est pas les subir, mais c’est surtout reconnaître la main providentielle de Dieu qui agit en nous ; c’est apprendre à lui dire merci en tout ; c’est apprendre à travailler en offrant les résultats de nos efforts à celui de qui tout vient.

Dès lors, le thermomètre de notre vie n’est plus l’échec ou la réussite, car Dieu voit dans la profondeur des choses. Il sait que ce que nous appelons humainement parlant échec ou réussite n’est qu’un point d’appui pour une nouvelle histoire. Le don de Dieu et sa providence ne sont donc pas prisonniers des catégories humaines de réussite ou d’échec. Ils sont liberté, force et amour. Ils nous aident à croire que Dieu est toujours là même quand on ne le voit pas. Il parle même quand tout est silencieux. Il ne nous oublie pas au cœur de nos réalités. Amen.

fr. Elisé Alloko - (Couvent de Paris)
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