La révolution de l’amour (Homélie 7° dim. TO)

donnée au couvent d’Avon

Avec l’appel à l’amour des ennemis, nous écoutons ce qui constitue probablement le cœur de l’évangile, son sommet ; une hauteur sublime qui nous fascine autant qu’elle nous déroute voire nous agace ou nous décourage. C’est bien ici la révolution opérée par Jésus dans le champ des relations humaines et dans le domaine social. Révolution ô combien exigeante et souvent mal mise en œuvre car mal comprise. Avant de chercher à mieux saisir le sens de la révolution initiée par Jésus, il faut nous défaire de ses contresens qui ont eu et ont encore parfois des conséquences dramatiques.

Pour cela, il y a la célèbre image utilisée par Jésus, celle de la joue à présenter à celui qui frappe. Image qui cristallise bien des mécompréhensions de la part de ceux qui ne partagent pas la foi chrétienne. Être chrétien, ce serait s’écraser, subir, ne rien dire, être passif devant le mal. Certains ont même considéré que c’est donc une religion des faibles, des lâches et de névrosés. Et il faut dire que nous n’aidons pas toujours à dépasser ce préjugé. Combien de chrétiens confondent-ils la gentillesse et la bonté ! Un chrétien devrait toujours être gentil. Mais Jésus a-t-il toujours été gentil ? Il n’y a pas besoin d’aller chercher loin dans notre mémoire pour répondre : dimanche dernier, nous entendions le passage qui précède l’évangile d’aujourd’hui. Jésus interpellait vigoureusement les riches et les jouisseurs. Et si nous regardons un peu avant dans l’évangile de Luc, nous voyons Jésus régler leurs comptes aux pharisiens afin de dénoncer leur hypocrisie. Non Jésus n’est pas gentil avec ses ennemis ; il est bon et il est vrai. De même, comme Jésus, le chrétien n’a pas à être toujours gentil ou cool mais à être bon et juste. La gentillesse peut parfois frôler avec la lâcheté, ce qui n’est pas le cas de la bonté, elle qui ne s’accommode jamais du mensonge. Être bon comme Jésus, devenir miséricordieux comme le Père, pardonner dans l’Esprit Saint, ce n’est certainement pas sourire béatement ou fermer les yeux sur le mal commis. Jésus n’a de cesse de dénoncer le mal tout au long de l’évangile. Il refuse toute complicité avec le péché.

Cette dénonciation du mal est fondamentale pour ne pas défigurer le sens véritable du pardon. Le Christ nous invite en effet à pardonner et à être miséricordieux. Mais le pardon, c’est tout un chemin. Celui qui prétend pardonner facilement doit s’interroger sur la vérité et la profondeur de ce geste. Pardonner à l’autre, ce n’est pas être gentil avec lui en l’excusant : ‘il ne l’a pas fait exprès’. C’est choisir de l’aimer par-delà le mal commis ; ce qui suppose que le mal en question soit nommé. ‘Tu m’as fait du mal. Je te pardonne’. Il n’y a pas de pardon sans justice. Sinon le mal n’est pas dénoncé et peut recommencer. Que fait David dans la 1re lecture ? Nous n’avons malheureusement que des extraits. David est poursuivi par le roi Saül qui est jaloux de lui et veut injustement sa mort. David choisit pourtant de ne pas tuer son ennemi mais de l’épargner. Pour autant il clame son innocence en lui disant : « Qu’ai-je fait ? Quel mal y-a-t-il en moi ?  » (1S 26,18) Et face à cette bonté et à la dénonciation de l’injustice de Saül, celui-ci affirme : « J’ai péché. » (v. 21) Il reconnaît le mal commis.

Pardonner, ce ne peut pas être fermer les yeux sur le mal. Il faut d’abord le regarder en face, le dire et avec la grâce de Dieu, si c’est possible, marcher sur un chemin de pardon. Nous ne pouvons pas ici ne pas faire le lien avec les abus sexuels dans l’Eglise en ce dernier jour du sommet sur le sujet au Vatican. Cette confusion entre gentillesse et bonté n’a certainement pas aidé à libérer la parole des victimes. Encore plus quand des responsables osent inviter celles-ci au pardon de leur agresseur, avant de classer l’affaire. Dans les petites choses du quotidien, le pardon est un geste très difficile à poser pour qu’il soit vrai. Combien plus dans le cas de crimes immondes. La miséricorde n’opère que dans la vérité et la justice. Et c’est bien de cette miséricorde dont nous parle Jésus. Lui qui dans son procès a démasqué l’injustice de ses juges par ses questions, avant de leur pardonner sur la croix. Jésus est bien l’innocent qui révolutionne notre fonctionnement humain. Et nous voici revenus au point de départ, après ces clarifications : quelle est cette révolution opérée par Jésus ?

On peut dire, en reprenant les mots de saint Paul dans la 2e lecture, que le Christ nous conduit de notre fonctionnement d’être d’argile à celui d’être spirituel, d’une manière naturelle de vivre à une façon nouvelle reçue de Dieu. Notre manière naturelle de vivre les rapports humains, c’est le donnant-donnant : tu me souris, je te souris ; tu me fais la tête, je te fais la tête ; tu m’invite, je t’invite ; tu me doubles, je te double ; etc. Réfléchissons un peu à notre semaine et vérifions que nous sommes bien des êtres humains marqués par le péché, des fils et des filles d’Adam. Or le dernier Adam, le Christ vit autrement : il n’est pas dans le donnant-donnant. Il ne répond pas par la violence à la violence de ses bourreaux ; il ne se laisse pas piéger par les paroles mielleuses des pharisiens. Il ne réagit pas comme nous le faisons trop souvent en renvoyant ce que nous recevons. Jésus est libre. Quelle est la différence entre lui et nous ? C’est qu’il ne puise pas sa vie dans le regard des autres. Il ne cherche pas à prouver quelque chose pour paraître et être reconnu. Jésus trouve sa source en lui-même : c’est l’amour que son Père a pour lui. Il est abreuvé en permanence par cette source intérieure qui l’irrigue et le fortifie. Ne recevant que de l’amour, il ne peut donner que de l’amour. Il n’a pas à quêter de l’amour chez les autres de façon infantile. Il propose une relation d’amitié libre et adulte à ceux qui s’approchent de lui.

Voilà peut-être une clef pour bien comprendre l’évangile. Car on ne comprend l’évangile qu’en regardant la vie de Jésus ; ou alors on en fait un manuel moral mortifère. Jésus nous montre en quoi le véritable amour est révolutionnaire. Mais cet amour ne peut venir que de Dieu. Seul celui qui a accueilli cet amour gratuit en est assez bouleversé pour changer sa manière de vivre. Seul celui qui se sait infiniment aimé de Dieu se sent libre et capable de ne pas répondre à la violence par la violence mais par ce qui la désarme : l’amour vrai. Ce n’est donc pas de la peur ou la lâcheté mais de la bonté, une bonté puissante. Ce n’est pas non plus un exploit moral mais la réponse à un amour trop grand. Plus je découvre que la vie est en Dieu et m’est donnée, plus j’apprendrai à aimer sans attendre toujours que ce soit réciproque. J’expérimenterai que j’ai assez de force en moi pour endurer des grimaces et même une parole déplacée, tout en sachant parler quand il le faut et ne pas taire la perversion du mal.

Cette révolution de l’amour a commencé il y a bien longtemps ; elle attend notre engagement intérieur pour continuer de renouveler la face de la terre. Prions donc les uns pour les autres, afin que nous sachions un peu plus chercher notre source dans l’amour inépuisable du Père. Et que cet amour nous rende forts et courageux pour aimer, peut-être jusqu’à nos ennemis. Amen

Fr. Jean-Alexandre de l’Agneau, ocd - (couvent d’Avon)
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