Homélie 11e Dimanche Année C (16 juin 2013)

Il invite et elle s’invite ! L’évangéliste saint Luc a l’art consommé de nous décrire deux portraits contrastés, un diptyque qui est aussi un « di-type » spirituel (comme on dit un distique) : je veux dire deux types de relation à Dieu, la loi et la foi, pour reprendre le vocabulaire de saint Paul, le mérite et la grâce. Une femme et un homme, car saint Luc est soucieux de parité. Notre langue française l’est moins, puisqu’un adjectif peut du féminin au masculin changer de sens : une femme publique et un homme public donc, au sens d’un homme bien vu et bien connu, autrement dit une femme malfamée et un homme de bonne réputation. Un homme qui juge et qui compte : il « se dit en lui-même », c’est-à-dire qu’il juge au sens où l’évangile dit par ailleurs de ne pas juger, puisqu’il identifie et enferme (« il saurait ce que cette femme est : une pécheresse » résume-t-il). « Bien jugé » lui dit ensuite littéralement Jésus (que la traduction liturgique rend par « tu as raison ») : Simon a donc du jugement, il compte bien et réfléchit bien. A l’inverse, notre femme aime, sans retenue ni mesure. Elle extériorise son amour et donne sans compter un « vase précieux plein de parfum ». Simon écoute - ‘Shimon’ c’est son nom - et il observe : l’ouïe et la vue sont les deux sens qui laissent à distance. D’ailleurs, il soupçonne Jésus : « si cet homme était prophète ». La femme, elle, touche et embrasse ; elle répand un parfum : ce sont les trois autres sens qu’elle sollicite. Mais elle est surtout touchée par Jésus en qui elle a reconnu Celui qui peut la sauver. Le tableau est donc bien campé. Derrière ce pittoresque, ce sont bien sûr deux types spirituels, deux types de relation à Dieu qui sont décrites pour nous plonger au cœur de l’évangile. Mais il n’y a pas de plongée sans éclaboussure. Il me semble en effet que personne ne sort indemne de cette lecture d’évangile, à moins d’y rester extérieur : on ne peut facilement s’identifier ni à une prostituée - pourtant c’est bien son attitude spirituelle qui est belle et juste - ni à un pharisien - mais comment ne pas se trouver concerné un tant soit peu par ses manières ? - L’évangile restera toujours scandaleux…

Méditons ce scandale à partir de questions redoutables : qu’attendons-nous de Dieu ? Qu’avons-nous besoin de Dieu ? Entre un Dieu bouche-trou dont on devine que trop la chimère et un Dieu inutile ou indifférent, l’espace est escarpé. Nous pouvons certes avoir une « vie religieuse », au sens de bien vivre sa religion, en faisant comme Simon : inviter Dieu, lui faire de belles choses, bien connaitre les Ecritures, quitte à les singer. « Simon, j’ai quelque chose à te dire » ; « Parle, maître » : on croit réentendre la belle scène du livre de Samuel « Samuel, Samuel » ; « Parle Seigneur, ton serviteur écoute ». Et pourtant Simon entend sans écouter, c’est-à-dire sans accueillir le message de grâce que Jésus lui révèle : tu ne peux rembourser mais ta dette t’est remise ! Où dans notre vie accueillons-nous le salut, le pardon, la miséricorde ? Comme la femme de l’évangile, accueillons et offrons au Seigneur nos failles, nos errances, nos faiblesses qui sont autant de portes d’entrée pour la grâce. Il n’y a sans doute pas parmi nous que des prostituées ni des criminels : là est peut-être le problème  scandale de l’évangile : les publicains et les prostituées nous précèdent sur le chemin de l’évangile. Notre tentation sera toujours de croire pouvoir faire le bien sans lui, tentation de l’orgueil par excellence. Mais prier n’est-ce pas le chemin pour nous accueillir en vérité devant le Seigneur, le laisser briser nos cœurs de pierre et reprendre à notre compte la prière de collecte qui ouvrait notre célébration : « Puisque l’homme est fragile et que sans toi il ne peut rien, donne-nous toujours le secours de ta grâce », c’est-à-dire en premier lieu le désir de la recevoir. L’humilité, comme accueil reconnaissant de la vérité de notre dépendance devant de Dieu, est l’attitude, la seule, pour recevoir sa miséricorde. Elle peut se vivre dans tous les domaines de notre vie : nos relations aux autres et notre prière en sont deux lieux révélateurs incontournables.

« Lequel des deux l’aimera davantage ? » Toute comparaison est odieuse et souvent cause de dissension. La question nous aidera pourtant à plonger au cœur de l’évangile. On sait qu’elle a pu tourmenter Thérèse de Lisieux pour laquelle on a pu parler de rivalité amoureuse avec Marie-Madeleine, cette figure de synthèse que la tradition occidentale a composée à partir de la femme de notre évangile, de Marie de Magdala mentionnée à la fin de notre évangile et Marie la sœur de Marthe et de Lazare. Comment le Seigneur pouvait-il mieux aimer Marie-Madeleine que Thérèse ? Cette dernière a composé pour comprendre une parabole encore plus expressive que celle que Jésus raconte à Simon. Même quelqu’un qui ne devrait rien à Jésus doit à sa miséricorde le fait de ne rien lui devoir. Elle l’exprime avec l’histoire d’un père médecin : si son fils chute et qu’il le soigne, ce dernier pourra lui exprimer sa reconnaissance mais si le père anticipe la chute en enlevant la pierre du chemin qui aurait pu le faire tomber, le fils tout en lui devant davantage ne le saura pas nécessairement. Mais Thérèse se départira de ces questions encore trop comptables pour terminer ainsi, au soir de sa vie, son Manuscrit C : « Oui je le sens, quand même j’aurais sur la conscience tous les péchés qui se peuvent commettre, j’irais, le cœur brisé de repentir, me jeter dans le bras de Jésus, car je sais combien Il chérit l’enfant prodigue qui revient à Lui. Ce n’est pas parce que le bon Dieu, dans sa prévenante miséricorde, a préservé mon âme du péché mortel que je m’élève à Lui par la confiance et l’amour » mais c’est pour lui-même, pour autant qu’il faille compléter Thérèse. Autrement dit, il s’agit d’aimer Dieu pour Dieu, au-delà de ce qu’il me donne. Voilà bien l’expérience suprême de sa miséricorde, expérience de gratuité absolue à laquelle il nous appelle. Là est la joie et le cœur de l’évangile.

Il invite ; elle s’invite : c’est avant tout le Seigneur qui nous invite à ce festin et à cette joie sans mesure. Qu’elle emplisse notre vie ! Amen

Fr. Guillaume, ocd (Avon)

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